Investissement public dans la R&D nucléaire : un levier pour l'impact environnemental ? - Sfen

Investissement public dans la R&D nucléaire : un levier pour l’impact environnemental ?

Publié le 12 septembre 2024 - Mis à jour le 17 septembre 2024

Face à la nécessité de décarboner les systèmes énergétiques, l’investissement public dans la recherche et développement (R&D) nucléaire soulève des questions cruciales. Une étude explore l’impact de ces budgets sur la qualité environnementale, révélant des effets variés selon les contextes nationaux. On observe toutefois globalement une réduction de l’empreinte écologique des pays.

Une nouvelle étude [1], publiée dans la prestigieuse revue Energy fin août 2024 par une équipe de chercheurs internationale (Chine, Pakistan, Turquie, Ouzbékistan, Liban), s’attaque à la question des bénéfices des budgets publics alloués aux technologies nucléaires sur la qualité environnementale dans les dix plus grandes économies engagées dans des programmes de R&D nucléaire, à savoir l’Allemagne, la Corée du Sud, le Japon, le Royaume-Uni, la France, la Russie, la Chine, les États-Unis, l’Inde et le Canada. Là où les études précédentes se concentraient sur l’impact global, cette nouvelle enquête explore les effets spécifiques au niveau de chaque pays et dans les différentes configurations qu’il traverse.

Les résultats montrent que les budgets consacrés aux technologies nucléaires ont un impact positif sur la qualité environnementale en réduisant l’empreinte écologique dans la plupart des économies, en particulier à certains points spécifiques de distribution des données. L’étude souligne également que les différences dans cette relation varient d’un pays à l’autre, ce qui rend crucial le développement de politiques nucléaires adaptées aux spécificités nationales en termes environnementales et économiques.

L’État français n’a jamais autant investi dans la R&D

Les investissements publics dans la recherche et développement (R&D) pour l’énergie ont atteint un record historique en France en 2022 avec 2 018 millions d’euros (M€), soit environ 0,08 % du PIB en hause pour la troisième année consécutive, malgré le contexte contraint des finances publics.  La part fléchée vers la R&D sur l’énergie nucléaire, 824 M€ est en baisse sur l’année 2022 de 17 % par rapport à 2021, année « exceptionnelle » du point de vue de l’investissement. Cette évolution s’explique par « la baisse des investissements liés au projet de réacteur de recherche Jules Horowitz … [qui]… a fait l’objet de financement majeurs comptabilisés en 2021 ».


De l’ordre du quart des budgets publics de R&D en énergie des pays du G7 est
affecté à l’atome, avec des situations contrastées entre les pays suivant la direction qu’y prend la politique énergétique. Ainsi là où en Allemagne ou au Japon l’enveloppe s’érode, au Royaume-Uni où le nucléaire connaît un regain fort, elle s’épaissit « nettement ».

 Bénéfice de l’investissement public en R&D

Le retour des États au cœur du jeu économique depuis la pandémie de Covid-19 a été qualifié de diverses manières – « État investisseur », retour à la planification, etc. –, un phénomène qui n’est pas nouveau pour la filière nucléaire : l’engagement durable et quasi-constant, sinon croissant, de l’État français dans la R&D nucléaire témoigne à la fois de l’importance stratégique de cette filière et des avantages économiques, sociaux et environnementaux que lui reconnaissent les décideurs politiques. Cet engagement a même tenu durant les politiques d’austérité budgétaires qui suivirent la crise de l’Euro.

Il faut en outre souligner la constance politique, malgré l’alternance et les revirements budgétaires, en tout cas pour la France, de cette politique d’investissement. Se pose la question du rendement d’une telle politique sous le prisme environnemental : quelles conclusions minimales peut-on tirer sur l’impact du budget de R&D public dans le nucléaire sur les émissions ? Si vis-à-vis de la production électronucléaire, la réponse est maintenant largement renseignée [2], la question que l’on se pose ici est moins investie par la recherche, probablement car moins immédiate et impliquant un ensemble de processus relativement plus complexes qui lient dynamique budgétaire, évolution industrielle, production d’énergie et empreinte environnementale.

La récente étude académique apporte finalement une première réponse fouillée. Il ne s’agit pas de s’en tenir à l’un ou l’autre pôle d’une vision clivée sur la question : soit qu’il s’agirait d’un gâchis d’argent public supposément retirée de la R&D dans les autres énergies, soit que le nucléaire étant bas carbone alors, nécessairement, tout soutien étatique à la R&D manifesterait des influences positives.

Nucléaire et qualité environnementale

Les chercheurs se sont penchés sur la relation (complexe) de dépendance entre les dépenses publiques de R&D nucléaire dans les dix économies avec le budget le plus important (Allemagne, Corée du Sud, Japon, Royaume-Uni, France, Russie, Chine, Etats-Unis, Inde, et Canada) et leur empreinte environnementale [3] (les auteurs regardent la « qualité environnementale »).

Qualitativement, il est très raisonnable de se dire qu’investir très en amont dans le nucléaire entraîne des répercussions sur la structuration de filières technologiques bas carbone, avec une emprise foncière faible, économe en matière de gros œuvre (béton etc.) [4]. Les technologies innovantes comme les réacteurs de quatrième génération offre des perspectives prometteuses pour diversifier l’approvisionnement en matières fissiles et le réemploi de ce qui est jusque lors considéré comme un déchet (plutonium, actinides mineurs). En clair, qu’à termes les répercussions en termes de qualité environnementale soit favorable.

Mais symétriquement, les auteurs soulignent qu’il est très envisageable que cela débouche sur un impact globalement négatif : inégalité entre les filières, approvisionnement minier, risque de prolifération nucléaire par transfert technologiques, etc. Ainsi l’impact de l’investissement public est multifactoriel et implique un examen serré des technologies développées, de leurs applications, de la régulation afférentes, etc. Ce faisant, il n’est pas étonnant, pour les auteurs, que la littérature établisse à la fois des effets favorables, neutres ou négatifs, motivant d’abord le travail de recherche supplémentaire et notamment l’emploi d’une méthode statistique différente (dont on trouvera une brève explication en annexe située en fin d’article). Notons dans un premier temps que la très large majorité des études recensées dans la revue de littérature des auteurs notent un impact positif.

Intérêt environnemental à investir dans le nucléaire

 

À gros trait d’abord, les séries temporelles montrent une corrélation négative (1 euro investi est corrélé à une réduction plus ou moins importante de l’empreinte environnementale) entre empreinte et dépenses publiques de R&D pour l’ensemble des pays, sauf le Canada, ce qui conforte les conclusions établies par la littérature. Examinons maintenant à l’aide des résultats de la méthode quantile-quantile (voir encadré Méthode), la variabilité de ce lien de corrélation (négatif donc, sauf pour le Canada) suivant les variations d’empreintes et de dépenses publics. On retiendra les cas français, allemand, étatsunien et chinois pour les représentations graphiques (le tableau [5] en fin d’article pour les résultats des autres pays).

Les cas français, allemand et étasunien présentent un profil classique pour un pays développé. Aux empreintes environnementales les plus élevés, le lien de corrélation est le plus fort (bleu foncé). Intuitivement, on comprend qu’un support à la filière permet d’améliorer significativement l’empreinte en sortant efficacement (en termes d’impact positive par euro public investi) des filières les plus carbonées, ou pour être plus exact en contribuant à la substitution d’une production carbonée et polluante par une production moins impactante. C’est lorsque l’empreinte est la plus faible que ce lien de corrélation, pointant toutefois toujours en direction d’un bénéfice environnemental à l’investissement public, est le plus faible.

On peut faire l’hypothèse d’une saturation des gisements d’amélioration de la qualité environnementale adressables. À ce stade, on aurait ainsi aimé pouvoir superposer les points des séries temporelles sur les graphiques afin d’articuler la trajectoire historique du couple formé par l’empreinte environnementale et l’investissement public de R&D, avec les différentes configurations idéal-typique dégagé par l’analyse statistique. Une recontextualisation historique est une perspective intéressante, notamment pour confirmer ou non les hypothèses esquissées ci-dessus.

Le cas chinois offre un contraste très intéressant et suggère plus encore de lier l’analyse statistique au contexte économique. En effet, là où pour les trois pays, ce lien statistique est significativement négatif, sauf pour les quantiles de faible empreinte, le cas chinois est inversé puisque pour les quantiles de forte empreinte la corrélation est significativement positive. Ce résultat est à mettre en perspective de la trajectoire énergétique qu’emprunte la Chine, pays qui face à une demande forte pour soutenir sa croissance économique, fait littéralement feu de tout bois : charbon, nucléaire, solaire etc. [6] La thèse de certains historiens des sciences et des techniques d’additionalité des énergies s’illustre parfaitement dans le cas chinois. Or un tel développement tous azimuts conduit nécessairement à un impact environnemental accru, offrant ainsi une piste d’explications au phénomène d’inversion observé dans la corrélation entre budget de R&D et empreinte environnementale.

On peut toutefois émettre une réserve sur une des hypothèses fondamentales de l’article. Cette hypothèse suggère que la dynamique de la corrélation se trouve dans un état stationnaire, indépendante de toutes évolutions ultérieures. Les auteurs ont ainsi une vision statique de la dynamique économique. Tout se passe comme si les séries temporelles renfermaient déjà l’ensemble de l’information, et que l’ensemble des états du monde étaient alors explicités. Par exemple dans le cas chinois, on peut s’attendre à ce qu’à mesure que la dépollution (décarbonation essentiellement) de leur économie se poursuit et s’intensifie, on passe d’une corrélation forte et positive à une corrélation forte et négative [7].

Investir oui mais investir bien

Reste qu’au-delà de ce point, l’étude offre une vue unique et détaillée de l’impact du budget public de R&D dans le nucléaire sur l’empreinte environnemental et mérite à ce titre d’être relayée et appropriée. Pour conclure donc sur les implications en termes de politiques publiques, donnons la voix aux auteurs de l’article : « Afin de faire jouer à plein les effets positifs des investissements publics de R&D dans le nucléaire sur la qualité de l’environnement, observés dans la majorité des pays étudiés [(9 sur 10)], les décideurs politiques devraient se concentrer sur des investissements ciblés et stratégiques [proprement conçus pour répondre aux besoins spécifiques et dynamiques de leur économie]. Pour ce faire, il faut donner la priorité au financement des technologies qui démontrent un potentiel de réduction substantielle de l’empreinte environnementale. Les gouvernements pourraient mettre en place des mesures incitatives telles que des allègements fiscaux ou des subventions pour les projets qui s’alignent sur les objectifs d’amélioration de la qualité de l’environnement, en mettant l’accent sur le soutien aux innovations dans la technologie nucléaire qui sont conçues pour être plus sûres et plus efficaces. » ■

Par Ilyas Hanine (Sfen)

Image : Image générée par l’IA – ©Sfen

Méthodologie

Sans entrer dans les méandres des statistiques, on peut retenir que la méthode « quantile-quantile » permet d’observer la variabilité des relations de dépendances suivant le rang occupé dans la distribution pour l’ensemble des variables considérées dans le modèle (les quantiles sont les valeurs qui partagent une distribution donnée en ensemble de part égale). En clair à travers un exemple simple : la méthode regarde non seulement la dépendance de la distribution de l’empreinte environnement d’un pays aux variables considérées, mais également les liens avec les distributions de ces mêmes variables.  En cela, la méthode permet d’explorer, pour un pays donné, un nombre de configurations beaucoup plus grand qu’une simple vue en moyenne. Son emploi se prête particulièrement bien à la question de recherche puisque chaque pays présente une dynamique spécifique à cause de facteurs économiques, politiques, sociaux etc.

[1] Huang A, Dai L, Ali S, Adebayo TS, From Funds to Footprints: Unravelling

the Asymmetric Association between Nuclear Energy Technology and Environmental Quality, Energy,

https://doi.org/10.1016/j.energy.2024.133006

[2] Que ce soit sur l’existant – fermer une centrale existante, c’est augmenter les émissions (plusieurs études économétriques consultables sur Google Scholar) – ou le ‘new built’ (cf. RTE analyses environnementales, et notamment l’empreinte carbone, matière des différents scénarios étudiés).

[3] Cet indicateur mesure l’influence anthropique sur l’environnement via la quantité de ressources naturelles (terres, matériaux etc.) consommées et la quantité de pollutions générées (CO2 mais pas que : radioactivité, etc.).

[4] Sfen, Combien coûte le nucléaire ? Economie du nucléaire dans le système électrique, novembre 2022, pp. 104-109. https://www.sfen.org/note-technique/contribution-du-nucleaire-a-leconomie-du-systeme-electrique-francais/

[5] Les auteurs ordonnent suivant deux dimensions les configurations caractéristiques du lien entre empreinte environnementale et investissement public. Un premier axe (positif-négatif) permet d’apprécier le signe du lien. Le second axe précise la force de ce lien statistique (faible-fort). Se dégagent ainsi quatre configurations idéal-typiques.

[6] Il ne serait donc pas étonnant de trouver le même effet en substituant la variable nucléaire à éolien ou solaire.

[7] On note des cas similaires pour la Russie, le Canada ou la Corée du Sud.