[Décryptage] Blackout en Espagne : que se serait-il passé avec le nucléaire français ? - Sfen

[Décryptage] Blackout en Espagne : que se serait-il passé avec le nucléaire français ?

Publié le 29 avril 2025

La chute brutale de la production en Espagne le 28 avril a provoqué un blackout massif et une déconnexion de la grille européenne. Les trois réacteurs du pays, alors en fonctionnement, se sont immédiatement arrêtés et ont été mis en sûreté. Un tel événement, s’il s’était produit en France, n’aurait pas eu les mêmes conséquences pour le parc nucléaire : les unités auraient été « îlotées » pour rester en fonctionnement à très bas régime, assurant ainsi une remise en service rapide sur le réseau.

Lundi 28 avril à 12h38, la péninsule ibérique a connu un blackout massif mettant quasiment à l’arrêt l’ensemble de l’Espagne. Si la cause précise n’est pas encore connue, le Réseau de Transport d’Électricité (RTE) précise que « l’Espagne a connu une perte de production de 15 GW en quelques secondes (…). Dans le même temps, la péninsule ibérique s’est déconnectée du réseau européen ». Il a fallu plusieurs heures pour relancer les services du pays, d’abord grâce aux interconnexions avec la France et le Maroc, puis avec la relance des installations thermiques et hydrauliques sur le territoire.

L’Espagne est équipée de sept réacteurs nucléaires, dont trois étaient en fonctionnement au moment de l’incident : Almaraz II, Ascó I et II, Vandellós II. Conformément à leur conception, et en raison de la perte d’alimentation électrique externe, ils se sont arrêtés automatiquement. Les générateurs diesel de sauvegarde ont alors démarré afin d’alimenter les systèmes nécessaires au refroidissement des réacteurs, y compris pour les réacteurs à l’arrêt.

La mise en sûreté des réacteurs nucléaires espagnols a été confirmée par le Directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sur X : « L’AIEA a confirmé avec l’autorité de régulation nucléaire espagnole CSN que la situation est stable et sous contrôle, sans impact sur la sûreté ou la sécurité nucléaires. Certaines centrales nucléaires utilisent une alimentation électrique de secours hors site et rétablissent progressivement l’alimentation externe. » Les réacteurs ont pu récupérer leur alimentation électrique à partir de lundi à 16h30, permettant d’entamer leur redémarrage, une opération qui prendra plusieurs jours.

Îlotage plutôt qu’arrêt automatique

Les installations françaises n’ont pas été touchées par le phénomène en Espagne. Si un tel événement devait toucher la France, la réaction du parc nucléaire français serait sensiblement différente. En cas de déconnexion du réseau électrique, les réacteurs ne se seraient pas arrêtés, mais « îlotés ». En cas d’îlotage, un réacteur se met en situation de repli sans arrêter sa réaction nucléaire.

Dans la Revue Générale Nucléaire (RGN 2023 n°3), Paolo Olita, ingénieur d’étude au CEA Iresne, explique : « Un îlotage consiste en la déconnexion de la tranche du réseau électrique par ouverture du disjoncteur de ligne reliant le groupe turbo-alternateur au réseau. L’alimentation électrique des pompes primaires et des autres auxiliaires est alors assurée directement par l’alternateur de la tranche, et non plus par le réseau. La tranche autoalimentée et séparée du réseau forme ainsi un îlot électrique. »

Un cas concret en 2023 et des tests réguliers

Ce n’est pas un cas théorique. La situation s’est produite en 2023. Lors de la tempête Ciaran en novembre, les infrastructures de transport électrique du département de la Manche ont été endommagées. Cela a conduit à la déconnexion du réseau des deux réacteurs de la centrale de Flamanville. Cédric Lewandowski, directeur du Parc nucléaire et thermique d’EDF, écrivait alors : « Les réacteurs ont diminué leur puissance, se sont îlotés, garantissant ainsi en autonomie l’alimentation électrique de leurs systèmes auxiliaires, et ont donc pu continuer à fonctionner en toute sûreté. »

L’intérêt d’îloter les réacteurs, comme cela se fait en France, plutôt que de les déconnecter totalement du réseau, est double :

  • Éviter le recours aux générateurs diesel de secours,
  • Permettre un retour rapide de la production sur le réseau lorsque les conditions normales d’exploitation sont rétablies.

L’îlotage reste cependant une opération délicate, car la puissance du cœur est rapidement abaissée, de l’ordre de 30 % de sa valeur nominale. Une partie de cette puissance permet d’alimenter la turbine pour une puissance d’environ 40 MWe, le reste de la vapeur contournant la turbine pour être envoyée vers le condenseur. Paolo Olita précise : « Le retour d’expérience accumulé au fil du temps et l’amélioration constante du contrôle-commande des tranches nucléaires du parc ont conduit à l’augmentation du taux de réussite de l’îlotage au cours des années ». Selon les données d’EDF, le taux de réussite atteint 90 % sur ces dix dernières années. Ce qui, au-delà de la réussite technique, est essentiel car RTE requiert un taux de réussite supérieur à 60 % pour pouvoir commencer à reconstruire le réseau après un incident réseau généralisé (IRG).

EDF teste l’îlotage des réacteurs tous les quatre à cinq ans, selon une exigence contractuelle avec RTE. L’entreprise a publié le 28 avril un communiqué relatant deux îlotages programmés réalisés en mars dernier à la centrale de Gravelines. EDF y indique : « Ces essais permettent de tester la capacité de la centrale à renvoyer de la tension vers le réseau ou des installations éloignées en configuration spécifique. En cas de défaillance du réseau (black-out), la centrale peut démontrer sa capacité à réalimenter progressivement le réseau électrique et à mettre en sécurité ses installations. »

Un contexte technologique et énergétique différent en Espagne

En Espagne, les réacteurs sont de technologie Westinghouse, différente de celle utilisée en France. Ils ne peuvent pas descendre en dessous de 40 % de leur puissance nominale, ce qui rend l’îlotage techniquement impossible. Par ailleurs, la part du nucléaire dans le mix électrique espagnol, bien qu’importante, n’est que de 20 %, contre environ 70 % en France. Cela rend le besoin de retour rapide des réacteurs sur le réseau moins vital en Espagne qu’en France.

Même si la centrale de Golfech a été touchée par cette instabilité, les experts de la Sfen soulignent que la vague de variation de fréquence venue d’Espagne est venue s’échouer sur le réseau européen, et d’abord français, où l’inertie des groupes tournants nucléaire a atténué ce phénomène, évitant un effet domino. ■

Par Ludovic Dupin et Valérie Faudon (Sfen)

Image : Black-out en Espagne ©MIGUEL RIOPA/AFP