Les questions que pose le nucléaire aux sciences humaines et sociales

Le nucléaire est un objet socio-technique ; la mise en oeuvre d’un programme nucléaire n’est pas seulement un enjeu technologique, mais aussi un enjeu politique, sociétal, géopolitique, géographique, juridique, anthropologique, éthique, non réductible à une approche techno-scientifique. Cela justifie pleinement un dialogue entre les sciences dures et les sciences humaines et sociales.
Dans le domaine de l’énergie, des alliances permettent ce dialogue entre disciplines scientifiques. C’est le cas de l’ANCRE [1] sur les aspects techniques et économiques, avec des groupes programmatiques par source d’énergie, le nucléaire étant traité dans le groupe programmatique 3 ; ou de l’ATHENA [2] pour les SHS (sciences humaines et sociales).
En quoi les SHS peuvent-elles éclairer les controverses sur le nucléaire ?
La faisabilité socio-technique d’un programme industriel tel que la construction et l’exploitation d’un parc nucléaire est souvent pensée ou présentée en termes d’acceptabilité. Un tel paradigme présuppose généralement une vision politique et technologique qui aurait décidé du bien-fondé de la mise en oeuvre d’une technologie, alors que la population, notamment locale, pourrait y être opposée. Cette attitude repose souvent sur un schéma dans lequel des sachants et experts détiendraient les clés des choix publics.
Sommes-nous sortis d’une telle conception, selon les groupes qui se positionnent en référence (chercheurs, écologistes, industriels, politiques) ? Il est indéniable que le recours à l’énergie nucléaire est un objet de controverse, notamment à l’échelle européenne et française. Comment les SHS peuvent-elles éclairer ces controverses ? Quelles disciplines peuvent être sollicitées pour expliquer la perception du nucléaire par différents publics ?
Est-il possible et justifié de constituer une communauté de chercheurs en SHS autour du nucléaire et de « s’élever au-dessus des controverses » pour construire et partager une compréhension « sachante » entre chercheurs des sciences dures et chercheurs en sciences sociales ? Dans quel cadre ? Quels sont les blocages qui obéreraient cette possibilité ? Peut-on délibérer sur un « intérêt général » en matière de mix énergétique ?
La question du mix énergétique est régulièrement posée et se pose encore aujourd’hui avec la transition énergétique en débat au niveau mondial. S’il n’y a pas de consensus sur un mix optimal, comment cette question du mix énergétique peut-elle être mise en débat avec profit entre les différentes parties prenantes ? Est-il possible de co-construire un mix énergétique qui soit un « bien commun » avec ces dernières ? En France, on constate que depuis les années 2000 de nombreux débats se sont tenus sur les énergies et sur le nucléaire [3].
Il ressort fondamentalement que le nucléaire est porteur d’un imaginaire ambivalent : la bombe versus l’électricité, les rayons qui soignent versus les rayons qui tuent, les déchets radioactifs qui durent versus le nucléaire comme outil indispensable d’un futur bas carbone, le fleuron scientifique et industriel versus la démesure technologique, etc. Ce que les SHS pourraient apporter au nucléaire est l’analyse des différents niveaux de questionnement qu’il suscite.
On pourrait partir du fait qu’il n’y a pas un mais des nucléaires, avec des niveaux de représentation différents : la réalité de l’industrie et de la recherche, la connaissance scientifique, l’imaginaire avec les nombreux récits et comics sur le nucléaire, les enjeux éthiques comme la responsabilité vis-à-vis des générations futures. Ces différents niveaux coexistent dans les représentations sociales ; les SHS pourraient analyser cette sémiologie et mettre en perspective ces différentes « expériences » du nucléaire. Il serait aussi intéressant d’avoir le regard de la psychologie sociale sur ce qui rend une technologie désirable ou non, au-delà de ses caractéristiques techniques.
Quelles évolutions pour la gouvernance du nucléaire dans les territoires ?
Le programme nucléaire lancé dans les années 1970 depuis le plan Messmer jusqu’à la fin des années 1990 a été l’expression d’une gouvernance centralisée. Cela s’est traduit par un parc standardisé [4] avec des REP de 900, 1350 et 1400 MW, qui a permis des apprentissages industriels et des retours d’expérience en matière de sûreté.
Aujourd’hui, en France, les territoires ont un poids accru dans la décision d’investissement nucléaire : les départements ou régions peuvent candidater pour héberger des réacteurs, sans pour autant intervenir dans le choix des réacteurs. Il existe des commissions locales d’information (CLI) habilitées à intervenir dans le contrôle des activités de l’exploitant. On voit émerger une volonté des acteurs locaux de peser sur la politique énergétique à un niveau régional, y compris sur le nucléaire, de la même manière que pour les énergies renouvelables. Comment cela se traduira-t-il dans le futur ? C’est un sujet pour les politologues, pour les sociologues, pour les géographes et les économistes.
Quel modèle économique et quelles échelles pour le nucléaire de demain ?
Le modèle économique du nucléaire repose depuis ses débuts sur des investissements dans un temps long, avec des durées de vie de 40 ans au moins. Et des durées plus longues sont aujourd’hui discutées : 60 ans pour amortir un réacteur, et certains aux États-Unis parlent déjà de 80 ans. Ce temps long s’intégrait bien dans une approche macro-économique dans laquelle l’État était le garant des investissements.
Aujourd’hui, au moins dans les pays occidentaux et les régimes libéraux, la question du modèle économique du nucléaire se pose. Comment le nucléaire peut-il s’inscrire dans le temps plus court de l’économie de marché, permettant à des acteurs privés d’avoir un retour sur investissement plus rapide et compatible avec les mécanismes de financement usuels ? À ce jour, le seul exemple d’une régulation du marché dans un régime libéral est le dispositif du « Contract for Difference » proposé en Angleterre pour Hinkley Point.
Comment rémunérer également le nucléaire pour les services rendus au réseau, au-delà de la seule production d’électricité, à savoir sa disponibilité et son caractère répartissable, pour les besoins de régulation ? De ce besoin d’un nucléaire plus flexible permettant d’accommoder la production intermittente renouvelable témoigne par exemple l’intérêt pour les petits réacteurs modulaires (SMR), même si celui-ci traduit aussi une volonté technique et géopolitique d’aller vers des marchés et territoires non accessibles au nucléaire de forte puissance. Comment ces différentes échelles peuvent-elles s’articuler ? Là encore, l’économiste, le juriste ou le géographe peuvent contribuer à imaginer le nucléaire de demain.
Écosystème de l’innovation
La R&D et l’innovation dans le nucléaire comme dans d’autres secteurs doivent articuler une logique d’offre avec une bonne compréhension de la demande sociale : elle doit représenter un progrès technologique perceptible et compréhensible pour les citoyens dans leur ensemble et non seulement pour un cercle d’experts. Là encore, il devrait s’agir d’une co-construction associant les scientifiques, les industriels, les politiques et les différentes parties prenantes, collectivités locales, associations, citoyens, etc.
Quel peut être le rôle de l’État et celui des acteurs privés pour favoriser l’innovation ? Comment ce management de l’innovation peut-il prospérer ? Une approche sociologique ou une perspective comparative avec d’autres pays pourrait être éclairante à cet égard. En France l’investissement dans l’innovation du secteur nucléaire relève essentiellement de l’État (CEA) alors qu’aux États-Unis les acteurs privés jouent un rôle important dans l’investissement pour l’innovation, comme en témoigne le projet de SMR NuScale, même si le Département de l’énergie américain (DOE) impulse fortement les orientations de la R&D.
Il faut aussi constater que les temps considérés par les acteurs de l’innovation sont différents. Aux États-Unis, un horizon à 10 ans est déjà considéré comme un long terme. L’écosystème de l’innovation est essentiellement focalisé sur des perspectives industrielles de court-moyen terme et l’objectif de raccourcir le « time to market » est au centre des préoccupations. En France, l’horizon de l’innovation nucléaire couvrait principalement les temps longs, avec les réacteurs de 4e génération et la fermeture du cycle du combustible, avec plusieurs décennies jusqu’au schéma industriel. Le CEA fait aujourd’hui évoluer sa programmation pour favoriser l’innovation sur des horizons plus courts au bénéfice de ses partenaires industriels.
Qu’en est-il de l’écosystème de l’innovation en Chine, en Russie, au Japon, dans les nouveaux pays accédant au nucléaire ?
Quel « knowledge management » ?
À l’écosystème de l’innovation participe aussi le maintien des compétences et des savoir-faire, c’est-à-dire le « knowledge management ». Comment garantir les compétences et s’assurer qu’elles restent au meilleur niveau ? Quel rôle peuvent jouer les coopérations internationales dans ce but ? Comment la mémoire d’une filière comme le nucléaire se transmet-elle ? L’histoire et la géographie peuvent-elles nous enseigner la préservation de la mémoire scientifique ? L’observation des autres industries à fort contenu scientifique et technologique (aéronautique, spatial) peut contribuer à un éclairage dans ce domaine.
Ces questions sur le nucléaire interrogent aussi les autres sources d’énergie. Comment le dialogue avec les chercheurs des SHS peut-il contribuer à la réflexion sur un système intégré de l’énergie ? Comment peut-il éclairer les arbitrages qui se feront dans l’évolution vers un mix énergétique bas carbone ? Le dialogue semble être établi aujourd’hui. Espérons et faisons-en sorte qu’il élargisse le champ des possibles pour le système énergétique, dans un contexte d’urgence climatique et de croissance des besoins énergétiques au niveau mondial.
© Lauriane Becet – Fresque street art réalisée par Argadol au Centre de stockage de l’Aube
Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie.
En 2015, l’alliance ATHENA a produit un ouvrage intitulé L’énergie des sciences sociales, qui proposait une approche systémique et interdisciplinaire des politiques énergétiques vues par les SHS, et se présentait comme un « exercice de diplomatie ». Comment cette diplomatie peut-elle prospérer ? Comment réussir la co-construction dans l’analyse, dans les projets ? Le nucléaire est-il un objet socio-technique qui mérite des approches particulières ? Quelques questions relatives au nucléaire sont ainsi posées aux SHS.
En 2003 se tenait le débat national sur les énergies, en 2005-2006 le débat national sur la gestion des matières et déchets radioactifs et le débat national sur l’EPR, en 2007 le Grenelle environnement (qui excluait le nucléaire), en 2015 le débat national sur la loi pour la transition énergétique pour une croissance verte, et en 2019 le débat national sur le PNMGDR.
De nombreux pays ont fait un choix différent conduisant à des parcs moins standardisés (Japon, Royaume Uni, USA).