De la destruction au pacifisme : le nucléaire dans la culture manga

Frappé par deux bombes nucléaires et touché par un accident grave, le Japon est aussi l’un de plus avancés sur la planète en matière de technologie atomique civile. Cette histoire paradoxale et complexe s’exprime à travers un art majeur de l’archipel : le manga.
Comment a-t-il été possible d’obtenir un consensus politique quasi total sur le développement d’un programme nucléaire comprenant 54 réacteurs dans un pays qui a souffert de deux bombardements atomiques en 1945 [1] ? Comment expliquer que les populations locales aient pu accueillir des réacteurs nucléaires dans leur voisinage avec enthousiasme ? Plus généralement, comment s’est opérée la bascule depuis une « allergie au nucléaire » (genpatsu arerugî), héritée des catastrophes atomiques, à une tolérance et, dans certains cas, à un « enthousiasme vigoureux » pour l’atome [2] ?
Bien sûr, d’aucuns mentionneront l’« ingénierie sociale » par laquelle les politiques nucléaires instituées par la loi fondamentale sur l’énergie atomique de 1955, dans le sillage du programme Atoms for Peace, ont été mises en oeuvre concrètement. Toutefois, sans le concours d’un assentiment de la société civile puisant dans un réservoir aussi bien affectif que rationnel, un tel consensus n’aurait sans doute pas pu être atteint.
La culture manga, véritable miroir de la société japonaise, a largement contribué à la diffusion à grande échelle du discours de domestication de l’énergie nucléaire à des fins de développement économique et social [3] ainsi qu’à l’assentiment de la population et l’ancrage positif durable du nucléaire civil dans l’imaginaire japonais.
Aux sources du manga
Le terme de manga a été créé par le peintre et dessinateur Hokusai au XXIe siècle [4], un artiste mondialement connu pour son oeuvre « La grande vague de Kanagawa ». Le manga désigne aujourd’hui un produit culturel proche dans sa forme de la bande dessinée mais doté d’une esthétique et de codes de lecture propres qui l’en distingue ainsi que son système de diffusion auprès des lecteurs.
À partir des années 1960 apparaissent les magazines mensuels puis hebdomadaires. En 1968, l’éditeur Shûeisha lance son fameux Weekly Shônen Jump, toujours en activité, qui totalise aujourd’hui 8 milliards de ventes. On y trouve des séries emblématiques comme Dragon Ball, One Piece ou Naruto. Chaque magazine dédié cible un public particulier suivant un axe d’âge et de genre exprimé par une véritable taxonomie : les shōnen (jeunes garçons), les shōjo (jeunes filles), les seinen (adolescents), etc. Les magazines ont donné naissance à la spécificité des genres et, en conséquence, à la compartimentation du public.
De Godzilla à Astro Boy
À l’image du monstre Godzilla et du personnage Astro Boy, figures emblématiques de la culture populaire japonaise, les mangas témoignent d’un rapport ambivalent au nucléaire. Produit de la radiation des essais nucléaires dans l’océan Pacifique, il représente un danger de destruction pour le Japon. Godzilla, son incarnation fictionnelle, renvoie évidemment au pouvoir destructeur de l’usage militaire du nucléaire. Sa mort, à la fin du film de 1954, agit symboliquement comme une purge des souffrances passées. L’évolution du monstre – de destructeur, il deviendra sauveur – révèle d’ailleurs une accommodation de l’offre à la demande culturelle à mesure que la légitimité du nucléaire gagne du terrain [2]. Plus tard, les gekika (des mangas pour les plus âgés) comme Hadashi no Gen de Nakazawa Keiji [5], ou l’oeuvre emblématique de Ōtomo Katsuhiro, Akira, marqueront l’industrie du manga de l’iconographie de la destruction atomique.
À l’inverse, Astro Boy (ou, dans sa traduction directe « Atome aux bras de fer ») incarne le versant positif du nucléaire pourvoyeur d’une énergie – physique et sociale – nécessaire pour une société japonaise en reconstruction au lendemain de la guerre. Dans un monde où se côtoient monstres, aliens, robots et humains, Astro Boy, créé par le prolifique mangaka Tezuka Osamu en 1952, est un robot conscient fonctionnant à l’énergie nucléaire, ce qui le dote de pouvoirs extraordinaires. Au fil de ses aventures, il lutte pour la justice, la démocratie et l’harmonie entre humains et robots tout en cherchant à comprendre son identité et sa place dans le monde. Tezuka Osamu, le « Dieu du manga », instaure avec son oeuvre une série de codes propres à la culture manga à venir, que le lecteur compétent devra mobiliser [6] : signe de colère, introspection psychologique, caractère mignon kawaii [1], etc.
Doraemon, le robot-chat bleu qui marche au nucléaire
Dans l’univers des mangas, impossible de ne pas mentionner le personnage de Doraemon, le robot-chat bleu venu du futur pour aider Nobita Nobi, un jeune Japonais victime d’intimidation et en difficulté à l’école. Pour fonctionner, Doraemon dispose d’un réacteur nucléaire logé dans sa poitrine. Peut-être plus encore qu’Astro Boy, le personnage créé par le mangaka Fujiko F. Fujio en 1969 est devenu un membre à part entière de la société japonaise contemporaine1.
En 1995, après le tremblement de terre de Kobe, Doraemon fait son apparition dans un dessin animé pour aider les enfants à supporter le traumatisme. Pendant la pandémie de Covid-19, c’est lui qui invite les Japonais à rester chez eux. Dans le manga, Doraemon aide Nobita à surmonter les affres de son quotidien en usant de toutes sortes de gadgets futuristes. Mais, utilisés de manière irresponsable par Nobita, ces gadgets symbolisent les risques liés à un usage irraisonné et inconséquent de la technologie. Ainsi Doraemon est-il devenu une métaphore de l’énergie nucléaire, soit une force potentiellement bénéfique jouant un rôle central dans l’amélioration des conditions de la vie humaine, mais nécessitant une gestion prudente et éthique. Cette ambivalence, qui témoigne d’un déplacement tardif par rapport à la dualité initiale civil/militaire, reflète les préoccupations contemporaines autour de l’énergie nucléaire au Japon. Au lendemain du triple accident de Fukushima, en apprenant que les éditeurs voulaient faire disparaître la source d’énergie d’origine nucléaire du chat-robot Doraemon, les fans réagissent : « cette suppression n’est pas nécessaire2 ». Ainsi, dans un sens comme dans l’autre, il n’est pas si facile de dénouer l’ambivalence et de sortir de la zone grise.
La fusion nucléaire dans One Piece
Pour évoquer la place du nucléaire dans les mangas, il faut faire une place spéciale au best seller international One Piece. Oeuvre littéraire la plus vendue à travers le monde (500 millions d’exemplaires à ce jour) après la Bible, le Coran et le livre rouge de Mao, ce récit riche de 1 000 chapitres pour plus de 25 ans d’existence, One Piece présente un univers d’une cohérence vertigineuse, dont la profondeur narrative est peut-être sans commune mesure dans l’histoire du genre. Son auteur, le très discret Oda Eiichirō, parvient à aborder de nombreux thèmes, depuis le racisme d’État jusqu’au zèle révolutionnaire en passant par le pouvoir économique, le sens de la famille, la justice, la liberté ou la technologie. Quant aux personnages, chacun fait l’objet d’un développement psychologique singulier. Introduit en 2022 dans l’oeuvre, le Dr. Vegapunk joue le rôle de la figure scientifique géniale. Véritable Einstein du monde de One Piece, cet homme nous est présenté comme « le plus grand scientifique du monde ». Sa science et sa technologie ont 500 ans d’avance sur celles du reste de l’humanité.
Financé par le gouvernement mondial (une élite aristocratique héritière des familles fondatrices d’une coalition politique), le scientifique serait arrivé à exploiter une énergie « infinie », celle du soleil, la fusion nucléaire. Oda rejoue alors les codes esthétiques du rapport ambivalent au nucléaire hérité de ses aînés dont il a évidemment lu les oeuvres. D’un côté, le réacteur de fusion nucléaire, sûr et compact, permet à une île futuriste d’être autonome en énergie et autorise son concepteur à projeter avec enthousiasme un avenir meilleur pour une humanité délestée des contraintes énergétiques et de ses conséquences (One Piece situe son action dans un cadre médiéval mécanique, ni électrifié3, ni motorisé, avec un niveau de pauvreté relativement élevé) ; de l’autre le gouvernement mondial, dont on réalise peu à peu la nature despotique et qui entend accaparer cette énergie à des fins militaires pour s’assurer un contrôle sur les populations par la peur.
Contraint par son donneur d’ordre, le Dr. Vegapunk développe une arme capable de pulvériser un pays entier sans laisser la moindre trace de ce dernier sinon une montée du niveau des océans équivalente au volume d’eau déplacé par le trou béant plongeant littéralement jusqu’au noyau de la Terre. Vegapunk, à l’image d’Einstein et des scientifiques impliqués dans le projet Manhattan, exprimera des regrets éternels pour son invention. Faut-il y lire, de la part d’un mangaka très au fait des enjeux climatiques, un message subliminal sur les conséquences issues d’un arrêt de l’usage de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques motivé par son mésusage à d’autres fins ?
Les acteurs du nucléaire investissent également la culture manga
Tous ces mangakas ont créé des figures culturelles à succès qui ont donné indirectement un sens nouveau au nucléaire. Ils ont contribué à réactualiser ceux promus antérieurement par les discours officiels, mais sans y avoir été explicitement incités et sans abandonner une ambivalence d’approche dans ce rapport à l’atome4. Ce succès culturel conduit même certains acteurs institutionnels à investir le champ du manga en passant cette fois des commandes explicites à certains créateurs. De nombreux produits éditoriaux ouvertement pronucléaires ont ainsi été diligentés par le gouvernement et l’industrie pour lutter contre la montée des sentiments antinucléaires auprès de mangakas consacrés comme Toriyama Akira, l’auteur de Dragon Ball. Le fruit de ces commandes a été publié dans des journaux à grande diffusion comme l’Asahi Shimbun [7]. L’Agence pour l’énergie atomique japonaise dispose également de ses kyara, de simples mascottes, contrairement aux kyarakutâ qui désignent les personnages complexes comme Astro Boy [8] : Plutokun (le garçon Plutonium), Uran-boya (le petit Uranium), Natrium-chan (la fille Natrium)… L’utilisation de figures familières, kawaii, contribue à l’efficacité de la communication.
Mais même chez les acteurs institutionnels, l’ambivalence vis-à-vis du nucléaire peut persister [9]. Ainsi dans la commande passée par l’énergéticien Tepco (en charge de la centrale de Fukushima) auprès du mangaka Hirokane Kenshi. Ce dernier a mis en scène, dans une série manga audiovisuelle, un scientifique pronucléaire inspiré de son personnage à succès Kōsaku Shima, un salarié cadre de l’industrie typiquement japonais.
La série, démarrée en 2007, s’est brutalement arrêtée en 2011, peu de temps après l’accident de Fukushima. Dans les derniers épisodes peu après l’accident nucléaire, le poids de la réalité produit ses effets sur la trame narrative puisque le personnage finit par se détourner de son engagement en faveur de l’énergie nucléaire.
La culture manga, forte de sa richesse narrative et visuelle, s’est imposée comme un vecteur essentiel de l’imaginaire japonais à propos du nucléaire. Elle reflète les craintes et les aspirations d’une nation. Si des oeuvres pronucléaires ou antinucléaires jalonnent l’histoire du manga des titres mondialement connus témoignent au contraire d’un rapport contrasté au nucléaire dans le prolongement de la dichotomie usage civil/usage militaire ou, plus récemment, en promouvant l’importance de la sûreté pour bénéficier d’une énergie propre et disponible. Croiser la trajectoire du personnage d’Hirokane Kenshi (commandé par Tepco) avec la réaction des fans de Doreamon à la censure de son approvisionnement nucléaire atteste de la complexité et des contradictions des mécanismes culturels en jeu.
1. x.com/manyapan/status/1372554411613028352
2. www.japantimes.co.jp/culture/2012/11/11/general/fans-irked-by-a-nuclear-free-doraemon/
3. À l’exception près d’Ener qui par ses pouvoirs particuliers – la maîtrise de la foudre – fait fonctionner une machine volante, le Fairy Vearth.
4. Notons qu’il existe des mangakas plus explicitement anti-nucléaires civils comme Katsumata Susumu qui en est une figure internationalement reconnue ; comme des mangas explicitement pronucléaires (voir la suite de l’article).
Références
[1] Miyake, Toshio (2014). « Popularising the nuclear Mangaesque convergence in post-war Japan ». [2] Pelletier, Philippe (2012). « La guerre de Fukushima » in Hérodote, vol. 146-147, no 3-4, p. 277-307. [3] Utsumi, Hirofumi (2012). « Nuclear power plants in “the only A-bombed country” : Images of nuclear power and nation’s changing self-portrait in post-war Japan » in : Van Lente, Dick (ed.), The nuclear age in popular media : A transnational history. Basingstoke : Palgrave MacMillan, p. 175-202. [4] Koyama-Richard, Brigitte (2007). Mille ans de Manga. Paris : Flammarion. [5] Bouvard, Julien (2006). « Le manga des années soixante : à la croisée des histoires culturelle, sociale et politique » in Yamanashi Daigaku Kyôiku Ningen Kagakubu Kiyô, no 8, Yamanashi. [6] Berndt, Jaqueline (2020). « Mangaesque » in Japanese Media and Popular Culture. University of Tokyo. [7] Holmberg, Ryan (2016). « Pro-Nuclear Manga : The Seventies and Eighties », in The Comics Journal. [8] Itō Gō and Miri Nakamura (2011). « Tezuka Is Dead : Manga in Transformation and Its Dysfunctional Discourse », Mechademia, vol. 6, p. 69-82. [9] Berndt, Jaqueline (2014). « The Intercultural Challenge of the “Mangaesque” : Reorienting Manga Studies after 3/11 ».