X (ex-Twitter) un espace d’analyse de l’évolution de l’opinion publique sur le nucléaire
La question de l’opinion publique a très tôt intéressé EDF pour une raison assez simple, à savoir le développement du programme électronucléaire. Le GRETS voit ainsi le jour dans les années 80 au sein de la direction des études et recherches d’EDF-GDF au moment de l’accélération du programme[1]. Très logiquement au début les questions de recherches qui y étaient formulées sont liées à l’acceptabilité sociale et à l’anthropologie – les symboles véhiculés par l’énergie nucléaire, ses représentations, etc. Aujourd’hui le GRETS est intégré à la direction R&D d’EDF. Il a assez largement étendu le périmètre de ces recherches et compte une vingtaine de personnes : anthropologues, politologues, sociologues, etc. C’est aujourd’hui un lieu central de la recherche en SHS sur l’énergie.
Mathieu Brugidou et Jérémy Bouillet sont tous deux politistes, chercheurs au GRETS. Leurs travaux, qui s’appuient beaucoup sur l’outil informatique[2], portent sur l’analyse des controverses énergétiques où se croisent, se confrontent, se structurent des opinions plus ou moins stabilisées dans le temps. La communication donnée à la Sfen portait justement sur la structure de l’opinion publique sur le nucléaire en France.
Théorie de l’opinion public
Certains courants théoriques de l’opinion publique s’attachent aux dispositions des acteurs. Ces dispositions renvoient à un système de valeurs, de références pour agir ou penser, formant un ensemble cohérent et incorporé par les socialisations successives dans les diverses instances que rencontrent les acteurs : la famille, l’école, les études, le travail, etc. ; mais aussi à la place qu’occupent ces acteurs dans l’échelle socioéconomique. Dans cette perspective théorique, les individus, pris dans des systèmes de valeurs et d’attitudes structurés et sociologiquement marqués, déploient quasi-mécaniquement (en tout cas du point de vue analytique) leurs opinions. C’était notamment le parti pris par les concepteurs des enquêtes Agoramétrie[3] quand, dans les années 80, EDF et le CEA décident de comprendre la contestation antinucléaire comme un objet des sciences sociales. L’objet d’étude privilégié est alors la structure des opinions discutées dans les grandes controverses. L’hypothèse implicite est celle d’une relative stabilité de l’opinion publique. Ce faisant, la tâche de l’analyste était d’expliciter les différentes positions existantes et la sociologie afférente.
Ces théories ont été reformulées, en autres, par Philip Converse qui constate au contraire l’incapacité structurelle des acteurs à déployer des opinions systématiques et ordonnées sur des sujets qui sont finalement éloignés des acteurs. En situation réelle on aurait à faire à des formes de bricolage, à la base de ce rapport profane au politique. Les citoyens ordinaires mobiliseraient un ensemble de matériaux hétérogènes et de repères pratiques issus de la culture de tous les jours afin « d’appréhender, organiser et donner du sens au monde politique à partir d’une échelle de pertinence [individuelle] »[4].
La posture de recherche (entre autres) qu’appelle ce constat est celle de l’attention au contexte : c’est dans le cours de l’action que les acteurs produisent la factualité du passé[5]. Les chercheurs rendent ainsi aux acteurs une forme de compétence (politique), « un équipement mental dont disposent les acteurs pour exercer leur jugement »[6]. L’ambition est de redonner une labilité d’action aux individus qui ne se trouvent plus déterminés à agir selon des schèmes d’actions subsumés par un certain habitus qu’il revient au chercheur de mettre à jour. Au contraire, l’approche se veut plus charitable dans la « liberté d’action » conférée aux acteurs. Cette posture qu’on appelle pragmatiste n’est pas uniquement un développement théorique, elle détermine la façon dont sont construits les dispositifs d’enquête comme nous le verrons plus loin.
Dans ce sillage, J. Bouillet et M. Brugidou se sont intéressés aux travaux du politiste John Zaller. Ce dernier considère que si une petite partie du public a des opinions assises sur des systèmes de valeurs ou d’attitudes stables, pour la très large majorité, l’expression d’opinions, possiblement contradictoires, est le produit d’arbitrages locaux voire peut être carrément artéfactuelle, c’est-à-dire comme produite « à la volée » : on parle d’énoncés d’opinion. On conçoit alors l’importance de la conception des dispositifs qui servent (c’est selon) de matériau ou d’outil à la construction des opinions : ainsi du contenu et de la forme de l’information présentée dans des arènes comme les débats CNDP ou, dans le cas des sondages, du cadrage contextuel des questions.
Insister sur les dispositifs et plus généralement le contexte des énoncés d’opinion revient en creux à dire que sans publicisation ou scène, pas d’expression publique. Cela conduit également à s’interroger sur les conditions de coordination de l’action. Le concept de grammaire, définie comme un ensemble de règles à suivre pour agir d’une façon suffisamment correcte vis-à-vis des partenaires de l’action (dans un débat, sur les réseaux sociaux etc.), est central. Contrairement au sens commun, rejoint dans sa conclusion par la philosophie analytique qui fait de l’opinion une expression subjective sans « contrainte d’ajustement »[7], l’opinion serait bien plutôt « un acte de langage intersubjectif, et donc conditionnel […] orienté normativement par des prétentions à un commun accord […] et apte à être « publicisée »[8]. En clair, exprimer un énoncé d’opinion c’est exprimer un énoncé vraisemblable pour la communauté politique à laquelle on appartient ; il doit à la fois être endossé à la première personne et se fonder sur un sens moral partagé, un bien commun[9]. Dans leur travail, J. Bouillet et M. Brugidou s’attachent en partie à modéliser cette grammaire de l’accord sur le nucléaire (qu’on soit pour ou contre).
Les énoncés d’opinion restent aussi le produit de cadrage macro
Il ne s’agit pas non plus de passer d’un structuralisme dur à un pur chaos des énoncés d’opinion dont on ne pourrait rien dire scientifiquement sinon qu’ils sont une production langagière in situ. Ces énoncés restent structurés et ordonnancés. Ce que la veine pragmatique qui innerve certains travaux des chercheurs propose est une conception alternative de l’articulation du situationnel (l’instituant) et du structural[10] (l’institué) ou plutôt de l’interaction entre ce qui relève de la structure et ce qui relève d’un contexte.
Par exemple, la recherche en sociologie contemporaine est consensuelle sur le rôle de filtre pour les opinions de l’offre partisane et médiatique. Toutefois, les médias, par le contenu qu’ils proposent, la mise sur agenda de certains sujets, leur fonction de hiérarchisation et de cadrage des enjeux disent moins ce qu’il faut penser (ce qui correspondrait à un modèle de la seringue hypodermique : ils disent donc je pense) que ce à quoi il faut penser en ce moment. Autrement dit, la perception des problèmes est bien lié à l’état de l’espace public à un moment et de la manière dont les citoyens interagissent avec lui. L’autre exemple d’ordonnancement des énoncés d’opinions est celui des événements dits focalisant. Ces derniers produisent un alignement de l’attention des acteurs sectoriels et du public général sur un même problème : le problème de quelques-uns devient le problème de tous. La recherche de solutions pour résoudre le problème s’inscrit alors à l’agenda de tous les acteurs.
Cette modélisation des phénomènes structurels ou « macros » est particulièrement pertinente dans le cas du nucléaire : les énoncés d’opinions font largement fond sur les évènements focalisant bien sûr – Tchernobyl, Fukushima, la Guerre en Ukraine. Quant au rôle des médias, inspirés de la proposition théorique de « spirale du silence » d’Elisabeth Noelle-Neumann qui analyse le flétrissement de l’expression des opinions de droite dans les médias allemand des années 60-70, les chercheurs voient dans le « retour en grâce du nucléaire » le mouvement inverse : une expression partisane plus bruyante, (auto)perçue comme plus légitime, et dont le rôle pour la structuration de l’opinion publique va croissant. Pour paraphraser M. Brugidou, en matière d’opinion sur le nucléaire, on serait face à un phénomène de « conjoncture fluide ».
Les méthodes d’enquête
En sciences sociales, les méthodes d’investigation sont contraintes par un arbitrage entre une représentativité statistique des enquêtés et la richesse empirique du matériau d’enquête. Les formes paradigmatiques de l’un et l’autre de ces pôles sont les sondages d’une part, et les entretiens et le travail ethnographique d’autre part.
Twitter, cet espace à l’interface d’arènes sectorielles – le milieu de l’énergie – et de publics plus larges – que ce soient les médias, le public général, des collaborateurs parlementaires, etc. – devenu scène d’expression publique incontournable pour de nombreux acteurs, offre un matériau précieux pour saisir les processus de structuration de l’opinion publique. Que l’on pense à l’espace de commentaires sous certains posts Twitter : pêle-mêle s’y côtoient l’expression contradictoire d’experts et/ou d’entrepreneurs de cause, et celles en général moins publicisées par les dispositifs algorithmiques de profanes cherchant à clarifier, approuver, critiquer, voire rejeter ou compléter tels ou tels points. Les trois chercheurs, avec Philippe Suignard chercheur à la R&D d’EDF comme troisième homme, ont investigué via des outils informatiques[11] cette scène particulière pour la période 2021-2023. Un total de plus de 4,2 millions de messages partagés entre plus de 600 000 comptes a été analysé.
Si la quantité de données disponibles sur les réseaux sociaux et la possibilité d’automatiser rapidement le traitement de celles-ci en fait un terrain d’investigation intéressant pour le politiste, on sait aussi que les utilisateurs de Twitter ne sont pas représentatifs du public général, avec un biais fort pour les personnes bien pourvues en capitaux culturels et/ou économiques, dans des positions professionnelles souvent liées aux média, aux relations publiques, au politique, etc. L’investigation sur les données massives de Twitter se situe donc assez mal sur le spectre des méthodes en SHS mais reste un outil de choix pour aiguiller l’intuition en vue d’une enquête plus classique ou corroborer des résultats obtenus par ailleurs.
En plus du travail sur les données Twitter, les chercheurs utilisent des focus groupe et des sondages argumentatifs, dont la dimension interactive entre sondés et sondeurs est très pertinente au regard des hypothèses proposées sur la dynamique des énoncés d’opinions en matières nucléaires. L’adhésion idéologique à certains groupes ou le contexte global (crise Covid, énergétique, etc.) sont également des facteurs d’influence. L’impératif est alors de tirer les déterminants de l’énoncé d’opinions par une mise en scène ad hoc, en tenant compte de ces divers facteurs.
Ce que nous disent les enquêtes de l’opinion sur le nucléaire en 2020 et 2021
Même dans un avenir au sujet duquel l’opinion générale s’est faite à l’idée qu’il sera électrique, la place du nucléaire n’est ni évidente, ni écrite, soit parce qu’il existe des alternatives préférables ou plus crédibles, soit parce qu’il est connoté négativement. Le rapport entre nucléaire et environnement est ambigu dans l’opinion générale. Il existe un effet de halo[12] autour des déchets et de la dangerosité du nucléaire qui euphémise certains de ses atouts et qui tend à écraser le reste des considérations liées au nucléaire. En outre, il n’y a pas dans l’opinion publique d’équivalent entre ‘ne pas produire de CO2’ et ‘ne pas participer au changement climatique’, ce qui peut mener à des associations d’opinions, très marquées du côté des militants, qui tiennent le nucléaire pour une technologie bas-carbone mais considèrent qu’il ne peut pas être un outil viable et compatible avec une société soucieuse des écosystèmes.
Les résultats de l’enquête font apparaître deux pôles dont on ne peut que constater la force des variables sociologiques classiques qui les caractérisent : les hommes, de droite, âgés, propriétaires sont en moyenne davantage pronucléaires. On retrouve aussi dans ces positions pronucléaires des individus peu sensibles aux questions de risque et environnementales, voire climatosceptiques. J. Bouillet émet l’hypothèse d’une défiance pronucléaire face à l’argumentation environnementale compte tenu de ce marquage sociologique. Pour les personnes indécises, qui ne savent pas se positionner sur les arguments déployés dans le dispositif d’enquête, on a un espace d’évolution des opinions plutôt faible. La capacité de convaincre n’existe pas encore.
2022 marque une bascule dans l’opinion publique
Les bases de soutien au nucléaire ne sont plus les mêmes en 2020-21 par rapport à 22-23 : avant effet argumentatif, ce soutien passe de 38 % à 58 % sur la période plus récente, ce qui correspond à des niveaux inédits depuis 1980. J. Bouillet parle ici d’un effet d’agenda ou de contexte qui concatène un ensemble de causes variées mais convergentes en ceci qu’elles offrent un appui cognitif à un soutien « spontanée » du nucléaire : les élections, d’abord régionales et le mouvement anti-éolien qui les a accompagnées, puis les présidentielles et législatives marquées par la guerre en Ukraine ont participé à la publicisation des enjeux de souveraineté auquel l’imaginaire nucléaire renvoie[13] et rééquilibré le point des avantages du nucléaire autour de la question du pouvoir d’achat par exemple.
Le chercheur note également un effet d’argumentation. En 2020, argumenter autour du nucléaire ne fait que peut varier les positions ; en 2023, argumenter, avec pourtant les même arguments, fonctionne. On observe donc un effet d’argumentation dans un contexte nouveau, plus favorable au nucléaire. Ces effets s’observent aussi sur des questions pourtant plus engageantes comme celle de la construction de nouveaux réacteurs. Ce faisant, beaucoup d’indécis ou de relativement défavorables adhèrent au récit d’un mix équilibré entre nucléaire et renouvelables.
Les résultats de la « question finale » du sondage visant à produire une photographie de l’opinion sur la trajectoire nucléaire à engager montrent un changement dans la structure de l’opinion. Avant et après 2022, les opinions intermédiaires migrent progressivement vers la valeur modale du sondage la plus en faveur du nucléaire, à savoir « on commence tout de suite à remplacer les centrales nucléaires » (sans pour autant pouvoir tracer les transferts précis des modalités de réponses entre les deux périodes).
De ce travail sur la période 2020-2023, on peut conclure que la structure de l’opinion publique évolue vers une position moyenne plus en faveur du nucléaire, avec une variance plus forte (moins d’indécis), et que la structuration de l’opinion est beaucoup plus perméable à l’argumentation.
Morphologie des communautés du nucléaire sur Twitter
Comment attraper des communautés sur Twitter ? Que font ces gens sur Twitter et qui sont-ils ? L’espace public a certes été horizontalisé mais l’existence de lois de puissance[14] entre ce qu’on appellera « l’influence » du leader d’opinion et la diffusion d’un message (retweet, etc.) persiste. La communauté nucléaire est d’abord une communauté d’attention structurée autour de quelques figures fortes (les leaders d’opinion) qui sont des acteurs sectoriels. Souvent scientifiques, ils et elles mettent en avant leurs compétences techniques et ont des positions communes à savoir une défense du nucléaire et une défiance envers le 100 % renouvelables. C’est d’ailleurs à ce niveau – la part entre nucléaire et EnR – que la variation des positions au sein de la communauté est la plus forte. Cette communauté ne capte pas uniquement l’attention d’un public général puisque beaucoup de journalistes et de médias présents sur les réseaux suivent de près l’activité de ces leaders d’opinion notamment dans leur interaction avec d’autres communautés, militantes par exemple. M. Brugidou parle à ce titre de communautés de discussion.
Une grande partie des 4,2 millions de tweets recueillis sont des commentaires faisant intervenir d’autres communautés. A rebours d’une critique souvent adressée aux réseaux sociaux – celle d’être des chambres d’écho -, on observe des interactions fortes avec la communauté Greenpeace par exemple. Encore faudra-t-il caractériser les modalités précises de ces interactions par une analyse plus qualitative qui trancherait sur l’existence d’un dialogue réel entre communautés au-delà des invectives, anathèmes ou trolls.
Enfin, la communauté mobilisée (saisie sous forme de lien de retweet) constitue une autre manière de représenter les communautés débattant du mix électrique. On peut ainsi faire apparaître des dynamiques de politisation : il s’agit, à certaines périodes, moins de débattre ou d’avancer des arguments que de se mobiliser. L’enjeu nucléaire, comme les énergies renouvelables, sont en quelque sorte dé-sectorialiser et deviennent le problème de tous, notamment lors des dernières campagnes électorales. Les communautés font apparaître les propriétés notoires du partage droite-gauche que J. Bouillet relevait pour la première période d’enquête sondage.
Des communautés qui se structurent sur le temps long
- Brugidou identifie 3 séquences sur la période 2021-23 couverte :
- Une première séquence correspond aux campagnes régionales marquées pour le secteur de l’énergie par un nombre de tweets sur les énergies renouvelables qui dépassent assez largement ceux sur le nucléaire. En clair, on parle beaucoup d’éolien et plutôt en mal.
- Une deuxième séquence correspond à la campagne présidentielle avec un cadrage et un recentrage sur la question nucléaire qui connaît des pics médiatiques essentiellement liés aux prises de parole des candidats.
- Enfin la troisième séquence marque l’invasion russe et le début de la guerre en Ukraine.
De ces trois séquences, M. Brugidou conclut à un élargissement de la sphère d’attention de la communauté nucléaire à des acteurs politisés à droite par la publicisation d’une opinion anti-renouvelable forte sur cette période. Cette période aura également été marquée par la publicisation d’exercices prospectifs (RTE, ADEME, AIE etc.). Les arguments déployés par les partisans sortent de ces épreuves épistémiques lestés d’une légitimité et d’une portée plus importantes[15]. Twitter n’est donc pas une scène de viralité pure aux temporalités très courtes comme il a pu lui être reprochée. Des stratégies d’influences aux effets sur le long terme s’y observent. Ces stratégies d’influence oscillent entre :
- Des moments d’argumentation pointue, appuyée sur des éléments technico-économiques – ce qui correspondrait au côté sectoriel de Twitter : les nombreux espaces de discussion ouverts par des experts suite aux difficultés à Flamanville ou en Finlande en sont un exemple ;
- Des moments de mobilisation forte qui s’appuient beaucoup plus explicitement sur un système de valeurs – ce qui correspond à un versant de Twitter comme forum public. Le redémarrage de centrales au charbon en Allemagne par exemple.
Des effets de cadrage aux dimensions de l’Europe
Au niveau européen, on relève un changement de cadrage macro : d’une crise pandémique où les enjeux de danger et de risque pouvaient jouer dans les énoncés d’opinion sur le nucléaire, on a aujourd’hui basculé dans un cadrage défini pour l’essentiel par les enjeux de souveraineté énergétique. L’effet focalisant de la guerre en Ukraine et de ses conséquences politico-médiatiques a été massif et relativement uniforme en Europe.
Les chercheurs proposent alors de superposer ce macro-cadrage aux évolutions dans les manières de parler du nucléaire relevées dans les sondages. Si le répertoire est inchangé, la focale se déplace et ce, corrélativement à aux évolutions du macro-cadrage. Une analyse lexicographique servira à tester cette hypothèse. Les résultats sont nets : en 2020-21 on parle du nucléaire en termes de danger ou de risque ; en 2022, on évoque plus souvent la rentabilité, la cherté, l’indépendance – premier glissement ; et en 2023, ce sont les besoins, les ressources.
Vers une dépolitisation du nucléaire et une politisation des renouvelables ?
En prenant une définition relativement simple de la politique comme espace des choses qui tombent sous un désaccord corrélé à l’offre politique, M. Brugidou fait remarquer qu’avant 2012, le relatif consensus des partis de gouvernements de droite ou de gauche sur le nucléaire en fait un objet plutôt dépolitisé. L’alliance des socialistes avec les Verts inaugurant le quinquennat Hollande et la critique de cette alliance et de ses conséquences, notamment en termes économiques, pour le nucléaire par N. Sarkozy lors de la campagne présidentielle[16] de 2011-2012 contribuent à politiser le nucléaire : les taux de soutien coïncident avec l’appartenance politique. Or ce qu’on observe dans la période toute récente, c’est une montée des taux de soutien quelque soit la proximité partisane (de LFI au RN). Dans le même temps, l’inverse se produit pour les énergies renouvelables dont les enjeux de déploiement contribuent à leur politisation, l’extrême droite et une partie de la droite s’opposant fortement au déploiement des EnR lors de la campagne pour les élections régionales[17]. M. Brugidou conclut que l’opinion favorable au nucléaire devient peu à peu en ce début des années 2020 « l’opinion du sens commun » au sens d’une opinion perçue comme commune, sans pour autant être totalement dépolitisée. Il reste à apprécier si ce déplacement des clivages sur le mix électrique (une polarisation plus faible sur le nucléaire et plus forte sur les renouvelables) est pérenne.
[1] Hélène-Yvonne Meynaud, « Sciences sociales et entreprises : liaisons dangereuses ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, #10 | 2010, 31-44.
[2] Voir par exemple : Brugidou Mathieu. Les discours de la revendication et de l’action dans les éditoriaux de la presse syndicale (1996-1998). In: Revue française de science politique, 50ᵉ année, n°6, 2000. pp. 967-992. Bouillet, Jérémy. « Chapitre 13. La question énergétique : entre pratiques sociales et problème public. Un exemple en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) », Isabelle Garabuau-Moussaoui éd., Pratiques sociales et usages de l’énergie. Lavoisier, 2016, pp. 171-186.
[3] AGORAMETRIE : 28 ans de données de structures de l’opinion disponibles, Sciences Po, Centre de données socio-politiques.
[4] Joignant, Alfredo. « Compétence politique et bricolage. Les formes profanes du rapport au politique », Revue française de science politique, vol. 57, no. 6, 2007, pp. 799-817.
[5] Barthe, Yannick, et al. « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, vol. 103, no. 3, 2013, pp. 175-204.
[6] Introduction à la sociologie pragmatique. Vers un nouveau style sociologique ? Mohamed Nachi, Armand Colin, 2006, 224 p. (p. 43).
[7] Kaufmann, Laurence. « L’opinion publique : oxymoron ou pléonasme ? », Réseaux, vol. no 117, no. 1, 2003, pp. 257-288
[8] Ibid.
[9] Brugidou, Mathieu, L’opinion et ses publics, une approche pragmatiste, Presses de Sciences Po, 2008.
[10] Barthe, Yannick, et al. « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, vol. 103, no. 3, 2013, pp. 175-204.
[11] De nombreuses bibliothèques (en langage R ou Python par exemple) offrent des outils d’analyses textuels et quantitatifs du contenu Twitter via une API.
[12] « L’objet technique laisse rayonner autour de lui une lumière qui dépasse sa réalité propre et se répand sur l’entourage » ; Simondon, Gilbert. « L’effet de halo en matière technique : vers une stratégie de la publicité (1960) », Sur la technique. (1953-1983), sous la direction de Simondon Gilbert. Presses Universitaires de France, 2014, pp. 279-293.
[13] The radiance of France: nuclear power and national identity after World War II. Gabrielle Hecht, The MIT Press, 2009 (pp. 330-334).
[14] C. Remy, N. Pervin, F. Toriumi and H. Takeda, « Information Diffusion on Twitter: Everyone Has Its Chance, But All Chances Are Not Equal, » 2013 International Conference on Signal-Image Technology & Internet-Based Systems, Kyoto, Japan, 2013, pp. 483-490, doi: 10.1109/SITIS.2013.84.
[15] Brugidou, Mathieu. « Grand angle. Questions pour une sociologie pragmatique des controverses », Gouvernement et action publique, vol. ol7, no. 4, 2018, pp. 127-140.
[16] Brouard S., Gougou F., Guinaudeau I., Persico S., 2013, « Un effet de campagne : le déclin de l’opposition des Français au nucléaire en 2011-2012 », Revue française de science politique, 63, 6, p. 1051-1079.
[17] Dechézelles S., Bataille rangée sur le front de l’éolien. Sociologie des contre-mobilisations énergétiques. Septentrion. 2023.