X (ex-Twitter) un espace d’analyse de l’évolution de l’opinion publique sur le nucléaire - Sfen

X (ex-Twitter) un espace d’analyse de l’évolution de l’opinion publique sur le nucléaire

Publié le 22 avril 2024
  • Nucléaire et société
  • Opinion publique
  • Réseaux sociaux

Membre d’une équipe EDF, les politistes Mathieu Brugidou et Jérémy Bouillet1, en s’appuyant beaucoup sur l’outil informatique2, étudient les controverses énergétiques où se structurent des opinions plus ou moins stabilisées dans le temps. Twitter, renommé X en 2023, est pour eux une mine d’informations3.

La question de l’opinion publique a très tôt intéressé EDF pour  accompagner notamment le développement du programme électronucléaire. Le Groupe de recherche énergie, technologie et société (GRETS) voit ainsi le jour dans les années 1980, au sein de la  direction des études et recherches d’EDF GDF, au moment de l’accélération du programme français4. Très logiquement, les questions de recherches qui y sont d’abord formulées sont liées à l’acceptabilité sociale du nucléaire. Aujourd’hui intégré à la direction R&D d’EDF, le GRETS a assez largement étendu le périmètre de ses recherches et dénombre une vingtaine de personnes parmi lesquelles on compte entres autres des anthropologues, des politologues et des sociologues. C’est un lieu central de la recherche en Sciences humaines et sociales sur l’énergie.

L’état de l’opinion sur le nucléaire en 2020 et 2021

Même si les Français se sont faits à l’idée que l’avenir sera électrique, la place du nucléaire n’est ni évidente, ni écrite, soit parce qu’il existe des alternatives crédibles, soit parce qu’il est connoté négativement. Le rapport entre nucléaire et environnement est ambigu dans l’opinion générale car il existe un effet de halo5 autour des déchets et de la dangerosité de l’atome qui minore certains de ses atouts. En outre, il n’y a pas, dans l’opinion publique, association conceptuelle claire entre les deux expressions « ne pas produire de CO2 » et « ne pas participer au changement climatique ». Cela peut mener à des associations d’opinions, très marquées du côté des militants, qui tiennent le nucléaire pour une technologie bas carbone tout en considérant qu’il ne peut pas être un outil compatible avec une société soucieuse des écosystèmes6.

Les résultats de l’enquête de Mathieu Brugidou et Jérémy Bouillet font apparaître deux pôles dont on ne peut que constater la force des variables sociologiques : les hommes, se situant à droite de l’échiquier politique, âgés, propriétaires, sont en moyenne davantage pronucléaires que le reste de la population. On retrouve aussi dans ces positions pronucléaires des individus peu sensibles aux questions environnementales, voire climatosceptiques. Pour les personnes n’ayant pas d’opinion tranchée sur la question nucléaire ou qui ne savent pas se positionner sur les arguments déployés dans le dispositif d’enquête, l’espace d’évolution des opinions reste plutôt faible.

2022 : une bascule dans l’opinion publique

Les bases de soutien au nucléaire ne sont plus les mêmes qu’avant la période 2022-2023.  Le soutien passe de 38 % à 58 % sur la période plus récente, ce qui correspond à des niveaux inédits depuis 1980. Jérémy Bouillet parle ici d’un « effet d’agenda » ou de contexte qui agglomère un ensemble de causes variées mais convergentes en ceci qu’elles offrent un appui cognitif à un soutien « spontané » au nucléaire. Les élections régionales teintées par l’opposition au développement des éoliennes d’abord, les présidentielles et les  législatives marquées par la guerre en Ukraine ensuite ont participé à la publicisation des enjeux de souveraineté énergétique auquel l’imaginaire nucléaire renvoie7 et ont remis en valeur les avantages « prix » du nucléaire dans un contexte inflationniste dégradant le pouvoir d’achat.

En 2020 on l’a dit, argumenter autour du nucléaire ne fait que varier les positions à la marge. En 2023, user des mêmes arguments fonctionne bien mieux. Ces effets s’observent aussi sur des questions plus engageantes encore que le simple soutien au nucléaire,  comme celle de la construction de nouveaux réacteurs. Ce faisant, beaucoup d’indécis ou de relativement défavorables adhèrent au scénario d’un mix équilibré entre nucléaire et renouvelables. En fait, les résultats visant à produire une photographie de l’opinion sur la trajectoire nucléaire à engager montrent un changement dans la structure même de l’opinion. De 2020 à 2022, les opinions intermédiaires migrent progressivement vers la valeur modale du sondage la plus en faveur du nucléaire : « On commence tout de suite à remplacer les centrales nucléaires ». De ce travail sur la période 2020-2023 on peut conclure que la structure de l’opinion publique évolue vers une position moyenne plus en faveur du nucléaire, avec une variance plus forte (moins d’indécis), et que la structuration de l’opinion est beaucoup plus perméable à l’argumentation.

Morphologie des communautés du nucléaire sur X (ex-Twitter)

Avec X, l’espace public a certes été horizontalisé, mais l’existence de lois de puissance8 entre ce qu’on appellera « l’influence » du leader d’opinion et la diffusion d’un message (repost, etc.) persiste. La communauté nucléaire est d’abord une communauté d’attention structurée autour de quelques figures fortes – des leaders d’opinion – qui sont des acteurs sectoriels. Souvent scientifiques, ils mettent en avant leurs compétences techniques et ont des positions communes à savoir une défense du nucléaire et un fort scepticisme à l’endroit du scénario 100 % renouvelables. C’est pourtant à ce niveau – la part entre nucléaire et EnR – que la variation des positions au sein de la communauté est la plus forte. Cette communauté ne capte pas uniquement l’attention d’un public général puisque beaucoup de journalistes et de médias présents sur les réseaux suivent de près l’activité de ces leaders d’opinion notamment dans leur interaction avec d’autres communautés – militantes par exemple. Mathieu Brugidou parle à ce titre de « communautés de discussion ».

Une grande partie des 4,2 millions de posts recueillis sont en effet des commentaires faisant intervenir d’autres communautés que la seule communauté nucléaire. À rebours d’une critique souvent adressée aux réseaux sociaux – celle d’être des chambres d’échos confortant les utilisateurs dans des opinions identiques –, on observe des interactions fortes avec la communauté Greenpeace par exemple. Encore faudra-t-il caractériser les modalités précises de ces interactions par une analyse qualitative qui évaluerait la qualité de ce dialogue réel entre communautés, une fois « nettoyé » des invectives, anathèmes ou « trolls ».

Enfin, la « communauté mobilisée » (saisie sous forme de lien de reposts) constitue une autre manière de représenter les communautés débattant du mix électrique. On peut ainsi faire apparaître des dynamiques de politisation. Il s’agit parfois moins de débattre ou d’avancer des arguments que de se mobiliser.

L’enjeu nucléaire, comme celui des énergies renouvelables, sort de ses frontières. Il devient le problème de tous, notamment lors des dernières campagnes électorales. Les communautés font alors apparaître les propriétés caractéristiques du partage droite-gauche.

Des communautés qui se structurent sur le temps long

Mathieu Brugidou identifie trois séquences sur la période 2021-2023.
1. Une première correspond à la campagne des régionales, marquées, s’agissant de la thématique énergétique, par un nombre de tweets important consacré aux énergies renouvelables, bien supérieur au nombre de tweets consacrés au nucléaire. On parle beaucoup d’éolien et plutôt en mal.
2. Une deuxième séquence correspond à la campagne présidentielle avec un cadrage et un recentrage sur la question nucléaire qui connaît de forts pics médiatiques.
3. La troisième marque l’invasion russe et le début de la guerre en Ukraine. De ces trois séquences, Mathieu Brugidou conclut à un élargissement de la sphère d’attention de la communauté nucléaire à des acteurs politisés à droite par la publicisation d’une opinion anti-renouvelable forte sur cette période. Elle aura également été marquée par la publication d’exercices prospectifs (RTE, Ademe, AIE, etc.) : les arguments déployés par les partisans du nucléaire sortent de ces épreuves épistémiques renforcés d’une légitimité et d’une portée plus importantes9. X n’est donc pas une scène de viralité pure aux temporalités très courtes comme il lui est souvent reproché. Des stratégies d’influences aux effets longs s’y observent. Ces stratégies d’influence oscillent entre :
des moments d’argumentation pointue, appuyée sur des éléments technicoéconomiques – ce qui correspondrait à l’aspect sectoriel de X : espaces de discussion ouverts par des experts suite aux difficultés du chantier de l’EPR à Flamanville en France ou celui d’Olkiluoto en Finlande ;
des moments de mobilisation forte qui s’appuient beaucoup plus explicitement sur un système de valeurs – ce qui correspond à la dimension « forum public » de X, avec notamment, pour faire face à la crise du gaz venu de Russie, le redémarrage des centrales à charbon en Allemagne.

Des effets de cadrage aux dimensions de l’Europe

Au niveau européen, un changement contextuel profond s’est opéré entre 2020-2021 et 2022-2023 : à la crise pandémique dans laquelle les enjeux de danger et de risques de santé publique pouvaient jouer dans les énoncés d’opinion sur le nucléaire, se sont substitués des enjeux de souveraineté énergétique. L’effet focalisant de la guerre en Ukraine et de ses conséquences politico-médiatiques a été massif et relativement uniforme en Europe.

Les chercheurs proposent alors de superposer ce macro-cadrage aux évolutions constatées dans les sondages dans les manières de parler du nucléaire. Si le répertoire est inchangé, la focale se déplace et ce, corrélativement aux évolutions du macro-cadrage. Une analyse lexicographique servira à tester cette hypothèse. Les résultats sont nets. En 2020-2021, le nucléaire est évoqué en termes de danger ou de risque. En 2022, on lui attache les notions de rentabilité, de cherté et d’indépendance. En 2023, les notions de besoins et de ressources lui sont associées.

Vers une dépolitisation du nucléaire et une politisation des renouvelables ?

Mathieu Brugidou fait remarquer qu’avant 2012, le relatif consensus des partis de gouvernements de droite ou de gauche sur le nucléaire en fait un objet plutôt dépolitisé. L’alliance des Socialistes avec les Verts hostiles au nucléaire lors de la campagne de François Hollande et la critique de cette alliance par Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle10 de 2011-2012 contribuent à politiser le nucléaire. Les taux de soutien  coïncident alors strictement avec l’appartenance politique. Or, la période toute récente montre une montée des taux de soutien quelle que soit la proximité partisane (de LFI au RN). Dans le même temps, les énergies renouvelables connaissent une évolution inverse,  les enjeux liés à leur déploiement se voyant fortement politisés, l’extrême droite et une partie de la droite s’y opposant fortement lors de la campagne pour les élections régionales11. À l’occasion du séminaire organisé à la Sfen, Mathieu Brugidou a conclu que l’opinion favorable au nucléaire devenait peu à peu, en ce début des années 2020, « l’opinion du sens commun ». Restera à apprécier si ce déplacement des clivages sur le mix électrique sera… durable.


1. Tous deux sont chercheurs au Groupe de recherche énergie, technologie et société (GRETS) de la Direction de la recherche et du développement d’EDF.
2. Voir par exemple Mathieu Brugidou, « Les discours de la revendication et de l’action dans les éditoriaux de la presse syndicale (1996-1998) », Revue française de science politique, 50e année, no 6, 2000 et Jérémy Bouillet, « La question énergétique : entre pratiques sociales et problème public. Un exemple en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) », Pratiques sociales et usages de l’énergie, Lavoisier, 2016.
3. La communication donnée par les deux chercheurs à la Sfen, dans le cadre du 3e séminaire consacré aux Sciences humaines et sociales, a porté justement sur la structure de l’opinion publique sur le nucléaire en France à partir de « Focus groups » et d’une investigation de plusieurs millions de messages sur X entre 2021 et 2023.
4. Hélène-Yvonne Meynaud, « Sciences sociales et entreprises : liaisons dangereuses ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, #10 | 2010.
5. « L’objet technique laisse rayonner autour de lui une lumière qui dépasse sa réalité propre et se répand sur l’entourage » écrit Gilbert Simondon. Voir « L’effet de halo en matière technique : vers une stratégie de la publicité », Sur la technique, Presses
universitaires de France, 2014.
6. Le climat et la protection sont en effet des enjeux différents. Par exemple, le photovoltaïque est très peu émetteur de CO2 mais a un impact écologique important (ndlr).
7. Gabrielle Hecht, The radiance of France : nuclear power and national identity after World War II, The MIT Press, 2009.
8. Rémy Cazabet, Nargis Pervin, Fujio Toriumi et Hideaki Takeda, “Information Diffusion on Twitter : Everyone Has Its Chance, But All Chances Are Not Equal", International  conference on Signal-Image Technology & Internet-Based Systems, 2013.
9. Mathieu Brugidou, « Grand angle. Questions pour une sociologie pragmatique des controverses », Gouvernement et action publique, numéro 4, 2018.
10. Sylvain Brouard, Florent Gougou, Isabelle Guinaudeau, Simon Persico, « Un effet de campagne : le déclin de l’opposition des Français au nucléaire en 2011-2012 », Revue française de science politique, vol. 63, 2013.
11. Stéphanie Dechézelles, Bataille rangée sur le front de l’éolien. Sociologie des contre-mobilisations énergétiques, Septentrion, 2023.

Par Ilyas Hanine, Sfen

Photo : X (ex-twitter) est un fort lieu de débat sur l’énergie nucléaire, présentant des groupes d’opinion très marquée.

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