Ce que le nucléaire fait à l’espace territorial - Sfen

Ce que le nucléaire fait à l’espace territorial

Publié le 31 octobre 2023

Au menu du premier séminaire de sciences humaines et sociales de la Sfen, l’impact des installations nucléaires sur le territoire et la définition de ce que signifie un territoire « nucléarisé ».

Teva Meyer est diplômé en géopolitique de l’Institut français de géopolitique de Paris 8. Il y effectue sa thèse de doctorat, soutenue en 2017, consacrée à «  l’analyse comparative des géopolitiques du nucléaire civil en Allemagne, en  France et en Suède ». En 2019, il obtient un poste de maître de conférences en géopolitique et géographie à l’université de Haute-Alsace, au département  Histoire & Patrimoine.

Deux programmes de recherche appliquée jalonnent le contact qu’entretient le chercheur avec le nucléaire. D’abord « NuclearScale » (2020-2022), au cours  duquel Teva Meyer travaille à caractériser les échelles territoriales pertinentes  destinées à recevoir le soutien de l’État pour faire face à la fermeture de  Fessenheim. Pour répondre au souci d’efficacité des politiques publiques, ce  programme vise à caractériser les différentes sphères géographiques et administratives d’influence d’une centrale nucléaire, et cela en croisant les disciplines : droit, géographie, histoire, sociologie et économie. Par ailleurs,  depuis 2021, Teva Meyer continue de travailler sur l’ancrage spatial du nucléaire  et l’objectivation des « territorialités nucléaires1 » dans le cadre du programme «  NucTerritory ». La publication récente intitulée « Les effets ambivalents des héritages dans la reconversion des anciens territoires nucléaires2 », donne à voir les résultats auxquels ces recherches peuvent aboutir.

Début 2023, Teva Meyer a publié son premier livre intitulé Géopolitique du nucléaire aux éditions Le Cavalier Bleu. Accessible à un large public, cet ouvrage brosse un panorama géopolitique, non pas tant du nucléaire que des objets qui aujourd’hui se rangent sous le concept de « nucléarité », notion centrale pour les scientifiques du domaine. Teva Meyer y plaide pour un réancrage spatial des technologies du nucléaire dans une géographie où les flux entrecroisés de matières, de techniques, de connaissances, de normes juridiques, de normes de gouvernance, rendent caduque la notion même d’indépendance énergétique – notion par ailleurs désavouée par la très grande majorité des scientifiques de ce champ.

Interroger le rapport entre le nucléaire et l’espace

Teva Meyer a livré à la Sfen un aperçu de l’état de l’art des méthodes, des  recherches et des résultats qui occupent les scientifiques des départements de  Sciences humaines et sociales (SHS) lorsqu’ils étudient le nucléaire. Il a  également rappelé comment ces chercheurs structurent dans un espace partagé les différentes disciplines (droit, sociologie, philosophie, etc.) autour des questions de recherche sur le nucléaire. Ainsi : « Pourquoi les géographes s’intéressent-ils au nucléaire et comment traitent-ils cet objet, avec quelles  méthodes, avec quels objectifs et outils scientifiques et sur quels terrains ? ». Les recherches de Teva Meyer se situent à la frontière entre géographie politique et géopolitique critique. En géographie politique, on cherche à comprendre comment l’espace influence les processus politiques et, de façon duale, à expliquer l’hétérogénéité spatiale des processus politiques.

Appliqué au nucléaire, cela revient à se poser trois questions fondamentales :
↦ pourquoi les politiques nucléaires changent-elles d’un territoire à l’autre ?
↦ comment le nucléaire transforme-t-il les dynamiques politiques de l’espace ?
↦ comment l’espace change-t-il en retour l’industrie nucléaire ?

En géopolitique critique, est opéré un pas de recul par rapport à la géographie  politique afin de s’interroger sur la mobilisation de la représentation spatiale dans les processus politiques. Là encore, appliquées au nucléaire, trois questions  fondamentales en découlent :

↦ quels leviers de contrôle géographique sur certains territoires offre le nucléaire civil à certains acteurs ?
↦ pourquoi l’énergie nucléaire soulève-telle des enjeux de sécurité différents ?
↦ comment ces enjeux de sécurité exceptionnels et construits socialement3 sont-ils traités par le politique ?

Le concept de nucléarité

Au fondement de ces questions de géographie politique et de géopolitique critique, il y a la singularité du nucléaire. En effet, les outils d’investigation  scientifique d’une installation industrielle ordinaire ne permettent pas de caractériser une installation nucléaire. Cette dernière présente, selon ses analystes, un « exceptionnalisme ».

Cet exceptionnalisme a conduit Gabrielle Hecht, chercheuse au Massachusetts Institute of Technology, à forger le concept de « nucléarité ». En géographie, cela revient à se demander quels sont les espaces géographiques socialement perçus comme nucléaires, comment ils le deviennent et sous quelle(s) détermination(s). Un exemple concret : alors que de la matière radioactive  transite dans des hôpitaux (environ 35 % de l’exposition des Français aux rayonnements ionisants proviennent d’une source médicale4), ces derniers n’obéissent pas aux règles, normes et concepts « nucléaires » qui s’appliquent  par exemple à la salle des commandes d’une centrale.

Les enjeux liés à cette question sont d’actualité. Dans le cas des Small Modular Reactors (SMR), on peut ainsi se demander comment l’implantation de ces «  générateurs d’électricité » dans de nouveaux territoires (villes) ou incorporés au sein d’une infrastructure industrielle plus large (avec des besoins en chaleur et  en électricité) façonnera le rapport à la nucléarité de cet espace. Gabrielle Hecht ne fournit néanmoins pas les outils pour mesurer opérationnellement la nucléarité. C’est donc une question de recherche ouverte. En outre, Teva Meyer insiste sur la nécessité, au moins dans un premier temps, de saisir le nucléaire par des outils éprouvés en SHS sur d’autres objets moins « exceptionnels », ceci afin de ne pas passer à côté de questionnements essentiels.

Une recherche en construction, concentrée spatialement et thématiquement

Les résultats de ces recherches sont difficilement généralisables aujourd’hui car les installations, les acteurs, la réglementation diffèrent fortement d’une étude à  une autre. Le champ de recherche est jeune et en construction. Il reste  aujourd’hui très concentré spatialement (les terrains, nombreux, sont concentrés géographiquement) et thématiquement. Par exemple, la littérature sur la géographie de la médecine nucléaire est inexistante.

Le rôle du nucléaire en matière de structuration de l’espace

Les activités actuelles des géographes du nucléaire couvrent un spectre large de terrains et d’activités relatifs à l’énergie nucléaire. Les géographes Audrey  Sérandour, Teva Meyer et Brice Martin, ont cherché par exemple à caractériser  les processus par lesquels est tracé le contour de la zone de gestion des risques autour du site nucléaire de Heysham au Royaume-Uni. La territorialisation du  risque nucléaire ou, autrement dit, la division de l’espace entre la zone «  nucléaire » et la zone « conventionnelle », n’est pas uniquement fondée sur l’étude d’un scénario d’accident (extrême dans le cas d’une approche  déterministe, moyen dans le cas d’une approche probabiliste comme c’est le cas au Royaume-Uni). Le tracé réel n’est pas un cercle centré sur la centrale : il est plutôt fait de protubérances, de bosses, de creux. Les entretiens qu’ont mené les auteurs mettent en effet en évidence l’importance des éléments paysagers dans la modulation du tracé initial. Il faut que les communautés locales et les  services d’urgence puissent facilement délimiter visuellement la zone. Ainsi, « la  nucléarité spatiale se construit aussi en dehors des situations accidentelles ou  conflictuelles ».

Les échelles territoriales sont modifiées par la nucléarisation de l’espace

Teva Meyer reprend l’expression du philosophe Michel Serres pour caractériser  le nucléaire comme « objet monde ». La densité de puissance dont se dote un  territoire suite à l’implantation d’une centrale et, corrélativement, la concentration  des enjeux (de sécurité, d’approvisionnement, économiques, industriels) qui s’y  opère, brouillent la définition et la hiérarchisation d’échelles spatiales pertinentes  vis-à-vis de ces enjeux. C’est précisément dans cette perspective de recherche que se situe le programme « NucTerritory ». De sorte que la concentration des   enjeux confère un statut notoirement « stratégique » aux espaces nucléarisés.  La « nucléarisation » d’un espace, souvent politiquement discutée à grands traits entre les parties prenantes (prenons l’exemple du projet de site d’enfouissement des déchets Cigéo), offre à l’État un pouvoir sur cet espace. Source de pouvoir, l’espace nucléaire est également source de responsabilité. Dans le cas  ’accident ou de retombées négatives liées à l’installation (par exemple sa fermeture), c’est directement l’État qui est mis en cause.

La dimension culturelle et symbolique des espaces nucléaires

Enfin, les géographes ont pu montrer comment le nucléaire se fait le relais d’une  attache passionnelle « triste » ou « joyeuse » à un espace. Les espaces  nucléaires seraient des « géo symboles » pour les communautés locales. C’est  typiquement le cas de La Hague avec des formes urbaines spécifiques liées à la zone d’exclusion. Il peut s’agir aussi de phénomènes culturels comme pour le tourisme sur la zone de Tchernobyl, ou des stigmatisations de l’extérieur pour les déplacés de Fukushima. En revanche, la réciproque n’est pas vraie. Il existe au  moins un cas en France de territoire pour lequel le nucléaire revêt une dimension symbolique forte, le bassin de Chalon, et qui ne désigne pourtant pas un espace  nucléarisé. En effet, dans ce bassin, on construit des pièces de réacteurs, mais  on ne manipule pas de matières radioactives, c’est pourquoi administrativement ce territoire n’est pas considéré comme « nucléaire ».

Teva Meyer, et à sa suite les autres membres du séminaire, insistent au final sur la ligne de crête ténue sur laquelle se situe le chercheur en SHS lorsqu’il  appréhende l’objet nucléaire. D’un côté, ils connaissent le risque de prendre le  nucléaire pour un objet sociotechnique comme un autre, banal, tandis qu’au  contraire, par exemple, l’action du nucléaire sur l’espace géographique est inédite au sein des technologies de production d’électricité. De l’autre côté, les chercheurs doivent se garder du risque aux conséquences non moins  importantes qui consisterait à asseoir scientifiquement la légitimité de formes de  pouvoir s’instituant dans le sillage du nucléaire.


1. Autrement dit, comment les interactions entre l’espace et les centrales nucléaires créent des territoires aux caractéristiques bien particulières.
2. Belinda Ravaz, Teva Meyer, Pierre-Henri Bombenger, Brice Martin et  Massimiliano Capezzali, « Les effets ambivalents des héritages dans la reconversion des anciens territoires nucléaires », VertigO – La revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série 35 | octobre 2021.
3. Le concept qui définit le processus par lequel un objet devient un enjeu de sûreté exigeant la mise en oeuvre de moyens communicationnels, juridiques, techniques etc., « exceptionnels » est celui de « sécuritisation ». Il concerne le nucléaire mais pas uniquement.
4. IRSN – L’exposition aux rayonnements ionisants
5. Audrey Sérandour, Teva Meyer et Brice Martin, « Territorialiser la gestion du risque nucléaire au Royaume-Uni : une approche politique et géo-légale de la nucléarité de l’espace », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Espace, Société, Territoire, document 1040.

Par Ilyas Hanine, Sfen

Photo I Centre de stockage de déchets de la Manche de l’Andra en cours de fermeture.

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