Pour une analyse socio-historique du régime de régulation de la sûreté nucléaire en France - Sfen

Pour une analyse socio-historique du régime de régulation de la sûreté nucléaire en France

Séminaire de sciences humaines et sociales (SHS) de la Sfen, acte 2.

Michaël Mangeon, chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS), est revenu sur la construction, au fil du temps et grâce à l’apport des SHS, du système de contrôle et d’expertise en sûreté nucléaire et des règles de sûreté.

Soutenue en 2018, la thèse de Michaël Mangeon1 consacrée à la régulation de la sûreté nucléaire en France faisait partie d’un programme de recherche ANR Agoras (Amélioration de la gouvernance des organisations et des réseaux d’acteurs pour la sûreté nucléaire). À la suite de l’accident nucléaire majeur de Fukushima en 2011, il est apparu important de construire des connaissances scientifiques solides en SHS sur le lien unissant les organisations transversales et la sûreté nucléaire.

Fukushima interrogeait en effet la façon dont étaient « définis, évalués et pris en compte les risques nucléaires2 ». Pour les membres du projet Agoras, « Fukushima a agi comme un révélateur des modalités de gouvernance des risques associées au nucléaire civil. L’accident a d’abord été appréhendé comme un événement exceptionnel, qu’il convenait de resituer, comprendre et analyser comme tel. Toutefois, ce caractère d’exception ne prend son sens que par rapport à la “normalité” des processus censés garantir la sûreté nucléaire et soutenir la fiabilité de cette industrie3 ». Une « normalité » incarnée dans un « système organisationnel et réglementaire » dont Michaël Mangeon s’est proposé de retracer l’histoire dans son travail de thèse.

Une démarche socio-historique et empirique

Dans le monde des SHS, les sciences de gestion se distinguent par leur caractère opérationnel : in fine, il s’agit d’améliorer le système de contrôle et d’expertise du nucléaire. En outre, la discipline mobilise autant la science politique que la sociologie ou les sciences de l’ingénieur. Dans son travail, Michaël Mangeon met également un point d’honneur à rapprocher les SHS des sciences physiques ou formelles, ce qui se retrouve dans le manuscrit de doctorat avec la recension d’archives techniques. Le matériel empirique mobilisé compte un millier de documents d’archives (comptes rendus de réunions, rapports, etc.), 42 entretiens réalisés auprès de décideurs, d’experts, et d’exploitants d’hier et d’aujourd’hui, des investigations sur les sites du Blayais et du Tricastin, une semaine de formation à Fessenheim et la participation à des inspections de l’ASN sur le risque inondation.

Le concept de « régime de régulation »

La régulation des risques est « l’ensemble des institutions, des règles et des normes qui contribuent à l’encadrement d’activités présentant un danger potentiel ou avéré pour la santé et le bien-être des populations4 ». Dans un premier temps, Michaël Mangeon a éclairé les transformations de cet ensemble au cours du temps, ce qu’il nomme « régime de régulation des risques ». Ainsi son objet de recherche se veut plus large que celui qui s’attacherait seulement à une « technologie politique5 » fondée sur l’expertise et le contrôle. Le chercheur veut décrire la conception et l’évolution du régime de régulation dans le cas du nucléaire français : quels sont ses différentes phases et comment les caractériser ?
Cinq dimensions sont mobilisées dans cette perspective.
1. L’architecture organisationnelle : définition des organisations concernées (exploitant, autorité de sûreté, institut d’expertise, etc.), définition de leur rôle formel, nature de leurs relations, etc.
2. Le système d’acteurs : composition du groupe d’acteurs qui traitent de la question de sûreté nucléaire, décliné au niveau organisationnel voire individuel ; savoirs mobilisés, logique d’action.
3. Les pratiques de régulation : comment une inspection se décide-t-elle, selon quelles modalités. Les pratiques, précise Michaël, « ne se résument pas à ce cadrage institutionnel » et peuvent relever de savoirs pas ou peu formalisés.
4. Les instruments de la régulation : règles et guides au statut varié (coercitif, réglementaire, incitatif, etc.), leur point commun étant d’incorporer tous des savoirs techniques et scientifiques
5. La philosophie de la régulation : convention et valeurs qui président aux pratiques de régulation et aux logiques d’action des acteurs. Parmi les valeurs critiquement débattues : la place de la science et/ou des experts dans le régime de régulation.

Trois périodes, trois philosophies de la régulation

Période « d’expérimentation et d’autocontrôle (1945-1969) ».

Dans cet intervalle de temps, on observe la formation d’un régime de régulation au sein du CEA qui est alors tout à la fois concepteur, exploitant, expert et décideur public sur certaines décisions de sûreté nucléaire. S’ouvrant à la date de création du CEA et s’achevant avec le passage de relais du rôle de l’exploitant du CEA vers EDF, la période correspond également au passage d’une technologie Uranium naturel graphite gaz (UNGG) aux Réacteurs à eau pressurisée (REP). L’absence d’expérience antérieure détermine une approche « essaierreur » « au cas par cas » des experts du CEA, que Michaël Mangeon qualifie « d’empirisme ». La question de la sûreté nucléaire reste ainsi captive du collectif restreint d’acteurs constitués au sein du CEA pour des raisons d’appropriation des sujets rendue difficile par leur technicité (à cause du choix initial de la filière UNGG), mais également pour des raisons de souveraineté industrielle. Face au risque « d’américanisation » du nucléaire civil6, « le CEA considérait comme essentiel que la France garde l’entière responsabilité de la sûreté de l’installation7 ».

La période « de raisonnable souplesse » (1969-1986).

Marquée par la création au sein du CEA d’un expert public, l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), et d’un service en charge du contrôle rattaché au ministère de l’Industrie, ces années sont caractérisées par un développement intensif du nucléaire civil en France (plan Messmer). Elles offrent une grande manoeuvrabilité aux experts et aux exploitants. On citera à titre d’exemple significatif la réaction de certains membres du groupe d’experts en charge des réacteurs (le Groupe permanent) à un projet arrêté en 1973 : « L’expérience acquise est encore insuffisante pour publier un texte contraignant, et il serait bon de voir si l’on ne peut pas établir un système plus souple que la cascade “lois, décrets, arrêtés, circulaires” ». Michaël Mangeon clôt cette période à l’aube de l’accident de Tchernobyl, qui marque un vrai changement.

La période « de recherche d’auditabilité » (1986-2017).

Cette période se caractérise par un rôle renforcé de l’expert et du  contrôleur dans un contexte sociétal marqué par l’accident de Tchernobyl. La révision de l’architecture organisationnelle qui en découle consacre « la séparation définitive de l’expert et du CEA, avec la création de l’IRSN » et conduit également ces organisations à rendre des comptes sur leurs activités : ainsi « l’ensemble des décisions de l’ASN et des instruments sont aujourd’hui publicisés et font parfois l’objet de consultation publique ».

Hybridation du régime de régulation actuel

Cette troisième période opère une hybridation entre la raisonnable souplesse, la standardisation (transparence, indépendance et scientificité de l’expertise) et la procéduralisation (comme la séparation institutionnelle entre les acteurs). La philosophie de cet idéal-type standardisé est appelée « auditabilité ». Toute périodisation est en partie conventionnelle, en particulier dans le cas du nucléaire qui s’étale sur un temps très long. La lecture périodisée proposée n’est donc pas figée. On notera des dynamiques relativement pérennes dans le temps et plus ou moins accélérées au gré des événements qui jalonnent l’histoire du nucléaire civil. Parmi ces dynamiques, l’éloignement progressif des acteurs8 qui relèvent de la sûreté, du contrôle ou de l’exploitation. Toutefois, à la veille du lancement d’un nouveau programme nucléaire, on observe qu’une défense de la philosophie de régulation « de relative souplesse » (ré)émerge cette fois à la faveur des enjeux industriels du moment. Cela se traduit entre autres par le projet de loi de rapprochement entre l’ASN et l’IRSN.

Le risque d’inondation : un cas concret…

Le concept de « régime de régulation » opère à un niveau macrosocial et systémique. Michaël Mangeon, soucieux de ne jamais délaisser un regard « à hauteur d’homme » travaille un autre concept, le « travail de la régulation ». Il s’agit de « l’action collective [au quotidien] orientée vers la conception, la transformation, l’implémentation des instruments de régulation ». À cette fin, le chercheur a regardé de près la façon dont exploitants, contrôleurs et experts ont travaillé concrètement à l’élaboration et à l’implémentation des règles en matière de sûreté du risque inondation ces soixante-dix dernières années : une façon pour lui de défétichiser le fonctionnement d’un régime de régulation qui de loin peut sembler opaque et imposé « d’en haut ».

À la création d’EDF en 1946, un vaste plan de constructions de barrages hydroélectriques est mis en oeuvre. Deux questions se posent alors : la localisation de ces ouvrages, et leur taille. Dès les années 1950, un vaste travail autour des méthodes statistiques pour l’évaluation des crues (fréquence, amplitude) s’amorcent au sein des équipes d’EDF – avec des moyens beaucoup moins puissants qu’aujourd’hui : « la moindre corrélation prenait des heures, voire des jours […] » à identifier9. Les approches « empiriques » dominaient alors jusqu’aux années 1960, lorsque les méthodes statistiques prennent définitivement l’avantage. Le dimensionnement du barrage de Serre-Ponçon constitue le cadre de référence des arbitrages d’investissement d’EDF. La recherche de solution optimale concilie alors enjeux de sûreté – les probabilités de crues, les formes qu’elles prennent et les dégâts potentiels d’une rupture de barrage –, et les enjeux économiques car l’investissement dans les équipements de sûreté présente un coût. L’ouvrage sera protégé contre une crue millennale, soit une crue ayant une probabilité d’occurrence de 1/1000 sur un an.

Mis en oeuvre sur le parc nucléaire

Au lancement du programme nucléaire, l’expertise acquise sur les calculs par les ingénieurs du Laboratoire national d’hydraulique d’EDF est mobilisée pour les calculs de sûreté des centrales situées autour des grands fleuves face au risque d’inondation. Jacques Bernier, hydrologue et statisticien à EDF, importe dans les années 1960 une méthode statistique employée dans l’industrie pour la maintenance des équipements, « la théorie du renouvellement », et l’adapte au calcul du risque inondation. L’idée est de dénombrer les occurrences en probabilité d’un phénomène donné, ici défini par un seuil de hauteur d’eau correspondant à un risque millennal voire décamillennal aujourd’hui (1/10 000 par an).

Michaël Mangeon développe également le cas du Blayais. Dans l’enquête publique qui a précédé le chantier de la centrale, la question des rejets (thermiques, chimiques, radiologiques) de la centrale fut un sujet récurrent. Curieusement, le risque inondation n’est relevé nulle part par les populations locales. Pourtant, il s’agit d’un enjeu crucial avant le début des travaux car sa prise en compte permet de définir la cote de la plateforme pour les centrales. Des révisions successives de ces calculs statistiques sont réalisées, une réévaluation des risques dont les critères portent autant sur la méthode (à seuil ou non) que sur la profondeur historique des données. À chaque décision, les points de vue industriels, de sûreté, et scientifiques rentrent en dialogue. À la suite de l’inondation de la centrale nucléaire du Blayais en 1999, la prise en compte du risque inondation est intégralement réévaluée sur l’ensemble du parc nucléaire. La continuité de ce travail de régulation sur le temps long explique comment cohabitent  aujourd’hui la souplesse et l’auditabilité.


1. « Conception et évolution du régime français de régulation de la sûreté nucléaire (1945-2017) à la lumière de ses instruments : une approche par le travail de régulation ».
2. Sauf mention contraire, les citations de cet article sont issues du manuscrit de thèse de Michaël Mangeon ou de son intervention pour la Sfen.
3. www.irsn.fr/recherche/projet-agoras
4. Borraz, O. (2015). Dictionnaire critique de l’expertise. « Régulation ».
5. Ibid., Doubia, S. et Demortain, D. (2015). « L’évaluation des risques ».
6. Jasanoff, S., Kim, S.H. (2009). “Containing the Atom : Sociotechnical Imaginaries and Nuclear Power in the United States and South Korea”. Minerva 47, p. 119–146. doi.org/10.1007/s11024-009-9124-4
7. CEA/CSIA (1961). « Compte rendu de la quatrième réunion de la CSIA, 15 mars 1961 ». Référence mobilisée dans la thèse de Michaël Mangeon.
8. Walzer, M. (1984). “Liberalism and the Art of Separation”. Political Theory, vol. 12, no 3, p. 315–30. JSTOR, www.jstor.org/stable/191512. Accessed 27 nov. 2023.
9. Obled, C. (2014). « Daniel Duband : cinquante ans de contributions scientifiques à l’hydrologie (1962-2011) ». La houille blanche, no 2, p. 55–58.

 

 

Biographie 

Michaël Mangeon a suivi une formation en géographie à l’université de Lyon. En 2012, il fonde avec des camarades de promotion une agence de communication dédiée à la médiation (scientifique) territoriale. En 2014, Michaël obtient un contrat de thèse avec l’IRSN et est rattaché au Centre de gestion scientifique (CGS) du laboratoire des Mines Paris. Il soutient sa thèse en 2018. En parallèle d’une activité de consultant, Michaël Mangeon est chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS). Ses travaux, qu’il conduit avec l’IRSN et le CEA, portent sur l’élaboration de la réglementation de sûreté vis-à-vis des agressions naturelles, prolongeant par là son travail de doctorat, mais également sur l’histoire de l’analyse des risques nucléaires et des incidents et accidents.

Par Ilyas Hanine, Sfen

Photo I Centrale nucléaire du Blayais en Gironde

© CDidierMarc/EDF