« Et si la seule question qui vaille était : pourquoi ? » - Sfen

« Et si la seule question qui vaille était : pourquoi ? »

Publié le 31 décembre 2015 - Mis à jour le 28 septembre 2021
jacquesarnoud

Auteur de Dieu versus Darwin et plus récemment de Sous le voile du Cosmos (Albin Michel), Jacques Arnould, historien des sciences et théologien, s’est intéressé de près au monde fascinant des grands chercheurs de notre temps qui ont osé parler de Dieu. Chargé de mission pour les questions éthiques au CNES (Centre national d’études spatiales), Jacques Arnould aide également la communauté spatiale à intégrer d’autres dimensions que la seule réflexion technique.

Pour ce biologiste de formation, avant de démarrer un projet, il est essentiel de s’interroger sur la finalité. Dans le nucléaire comme dans l’aérospatial, la question du « pourquoi » devrait être posée avant celle du « comment ». La pensée devrait toujours accompagner l’action.

Pour adopter cette posture intellectuelle, les scientifiques peuvent s’inspirer de « l’expérience en humanité » qu’ont acquise les religions au fil des siècles. Jacques Arnould en est convaincu : « la théologie peut contribuer à rendre plus lucide la démarche scientifique contemporaine ».

Pourquoi aller sur la Lune ?

L’éthique est une « interrogation » qui permet de prendre de la hauteur. Pour Jacques Arnould, « dans le nucléaire comme dans d’autres domaines scientifiques, il faut d’abord se demander “pourquoi” mener telle ou telle action avant de parler des moyens ». Le conseil de cet expert de l’éthique : ne pas confondre la « destination » et le « but ». « C’est comme dans le spatial, explique-t-il. Aller sur la lune, c’est une destination. Pour y faire quoi ? C’est poser la question du but. Si on ne sait pas pourquoi on y va, il ne faut pas y aller. » Idem pour l’atome : « la question du risque nucléaire doit être mise en perspective par rapport à un but que l’on se fixe, comme donner accès à l’énergie au plus grand nombre. »

« Le questionnement éthique conduit aussi à s’interroger sur le futur que nous imaginons pour l’humanité dans un projet », rappelle Jacques Arnould. « Plus que toute autre technologie, le nucléaire a posé la question du long terme. Notre responsabilité à l’égard des générations futures, et ce au-delà des deux ou trois générations qui nous succéderont. Il s’agit là d’une véritable question philosophique. »

« Pourtant, nos sociétés ont du mal à poser ces questions » regrette M. Arnould qui en a fait l’amère expérience à l’occasion du débat sur les nanotechnologies en 2009. À l’époque, l’opposition virulente de certaines associations, le manque d’engagement des industriels, le tout conjugué à une défiance à l’égard des experts a cristallisé le débat sur la seule dimension technique. « La question fondamentale du pourquoi n’a jamais pu être traitée. Résultat : nous sommes revenus au point de départ. C’est le citoyen qui a été le grand perdant. »

Science et spiritualité

Pour appréhender la difficulté de l’interrogation éthique, les systèmes idéologiques – religions et philosophies – peuvent jouer un rôle. « Face à la crise dans laquelle notre humanité est plongée, » Jacques Arnould est persuadé que « s’il y a une issue, celle-ci passera par la voie spirituelle ».

Il soutient donc la proposition de Jacques Blamont, l’un des bâtisseurs du programme spatial en France [1], de « Concile 2.0 ». Cet astrophysicien de renom est un des promoteurs d’« une grande initiative claironnante » [2] qui mobiliserait les réseaux sociaux et les penseurs – scientifiques, religieux, citoyens – du monde entier pour « faire surgir des idées nouvelles ». Pour ce scientifique et M. Arnould, le terme « Concile » doit être compris comme dénué d’idéologie religieuse. La proposition est de s’appuyer sur « l’expérience en humanité » des religions pour trouver des réponses au questionnement éthique. « Depuis des millénaires, les religions ont été confrontées à de multiples crises, elles ont dû se remettre en question [3], elles ont acquis un savoir-faire, fait de processus et de rites, dont il ne faudrait surtout pas se débarrasser trop vite, dans le nucléaire comme dans d’autres sciences. » conseille Jacques Arnould.

« Les religions ne donnent pas la solution. Elles nous invitent à adopter le point de vue de Sirius, c’est-à-dire à prendre de la hauteur, confie l’historien. Elles nous disent : regardons la situation avec un autre regard. Ne jurons pas que par la technique. » Poussée à son paroxysme, la technophilie « conduit certains à dire que la technique va trouver les solutions aux problèmes qu’elle a elle-même générés. » Indépendamment de toute philosophie religieuse, cette analyse ressemble à « une fuite en avant », comme une réaction en chaîne qui ne serait pas maîtrisée ou le syndrome de Kessler pour les débris dans l’espace [4].

Comme Pierre Teilhard de Chardin, prêtre jésuite paléontologue et géologue, Jacques Arnould est convaincu que « c’est par le progrès technologique que l’humain se développe. Mais tout ne repose pas uniquement sur le progrès technologique. Il faut que le progrès technologique soit accompagné d’une croissance spirituelle pour être ainsi mis au service de l’humanité. »

Une conception de l’humanité

En filigrane, le lecteur aura compris que la faiblesse de certains projets scientifiques réside dans l’absence de questionnement éthique. Le plus souvent, ces projets négligent l’Homme et ne lui dessinent aucun avenir.

De l’autre côté de l’Atlantique, certains font le pari inverse et pensent que ce questionnement éthique sera payant. Plusieurs jeunes milliardaires ayant fait fortune dans la Sillicon Valley mettent en œuvre des programmes jusqu’ici réservés à une poignée d’industriels. C’est le cas d’Elon Musk, fondateur du site de commerce en ligne Amazon, qui s’est lancé avec succès dans l’énergie (Tesla et ses batteries) et dans l’aéronautique (SpaceX). Le même Musk a fondé OpenAI, une association qui travaille sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme [5]. L’entrepreneur a mis sur pied une véritable pensée qui structure ces trois projets.

« Les GAFAM ont une véritable vision de l’humanité, indique Jacques Arnould. Que l’on soit ou non d’accord avec eux, c’est leur démarche qui est intéressante. Ils prennent le temps de se dire : “OK, nous avons une technologie, mais à quelle fin devons-nous l’utiliser ?” C’est comme cela qu’ils sont en train de bâtir une véritable pensée philosophique. »

Pourquoi ? Quel est le but du projet ? Quelle est la place de l’homme ? Quelle humanité souhaitons-nous avoir ? Quel rôle le nucléaire doit-il jouer ?… Pour désarçonner les polémiques, le nucléaire doit répondre à ces questions. Et pourquoi pas, en regardant du côté des systèmes religieux et philosophiques ?


[1] Jacques Blamont a été le premier directeur scientifique et technique du CNES, en 1962. On lui doit les premiers satellites français, l’installation de la base de Kourou en Guyane et quelques-uns des petits robots de l’exploration interplanétaire. Avec Jacques Arnould, ils ont publié en 2009 un ouvrage intitulé Lève-toi et marche (Odile Jacob).

[2] Interview de Jacques Blamont, Ouvertures.net, 30  septembre 2015.

[3] Le Concile Vatican II a marqué l’entrée de l’Église catholique dans le monde moderne fait de progrès technologiques, d’émancipation des peuples et de sécularisation croissante.

[4] Un débris crée plusieurs débris qui eux-mêmes créent plein d’autres débris entraînant donc une augmentation des débris en permanente croissance, devenant impossible à maîtriser. 

[5] Le transhumanisme est un courant porté notamment par les « géants du net », les GAFAM, (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), visant à augmenter les capacités physiques et mentales des êtres humains. Cet objectif rappelle le l’eugénisme de la fin du XIXe siècle qui avait l’ambition d’une race humaine supérieure. En octobre 2015, le mouvement transhumaniste a mis un premier pied en France. Son « Université de la Singularité» a passé un  partenariat avec Télécom Paris Tech et le Crédit Agricole.

Par Boris Le Ngoc