Grand carénage : la Cour des comptes s’interroge - Sfen

Grand carénage : la Cour des comptes s’interroge

Publié le 22 février 2016 - Mis à jour le 28 septembre 2021

Dans son rapport public annuel, la Cour des comptes se penche sur la situation et les défis de la maintenance nucléaire. Pour les experts de la rue Cambon, l’objectif de 50 % de production d’électricité nucléaire en 2025, fixé par la Loi Transition énergétique, impliquerait la fermeture d’un tiers du parc en exploitation, l’équivalent de 17 à 20 réacteurs. Si la Cour recommande au gouvernement d’identifier les conséquences industrielles et financières de l’application de la loi sur le programme de maintenance « Grand carénage », elle suggère qu’en l’état, ce programme soit « intégralement révisé » pour éviter les « dépenses inutiles ». Décryptage avec Didier Migaud, premier Président de la Cour des comptes.

 

RGN – Quelles sont les priorités en matière de maintenance nucléaire ?

Didier Migaud – Entre 2003 et 2007, les investissements de maintenance de centrales nucléaires étaient inférieurs à 1 Md€ par an, la priorité étant donnée aux investissements internationaux. Du fait de ce faible niveau de dépenses, le parc des réacteurs nucléaires français a affiché de mauvaises performances et sa disponibilité s’en est trouvée affectée, ainsi que le résultat de l’entreprise EDF. En 2013, la perte de production due à la prolongation des arrêts de tranches a ainsi pu être estimée à près de 800 M€. La priorité est donc de rétablir les indicateurs de performance des réacteurs sur le plan de la disponibilité.

La Cour identifie trois axes prioritaires et formule des recommandations en ce sens. Tout d’abord, il est essentiel d’analyser l’impact de la loi sur la transition énergétique sur le parc de réacteurs, et donc sur le programme de maintenance. Ensuite, dans la perspective de l’élaboration du plan stratégique d’EDF, arrêté dans le cadre de la PPE[1], il convient de mettre à jour les évaluations des opérations de maintenance, en tenant compte des incertitudes et aléas qui leurs sont associés. Enfin, en raison des difficultés attendues en matière de recrutement et de formation, la Cour recommande d’intensifier la mobilisation des acteurs de la filière, publics et privés, visant à combler les pénuries de compétences identifiées dans la perspective du « Grand Carénage ».

 

Les dépenses de maintenance ont augmenté ces dernières années, les résultats sont-ils au rendez-vous ?

DM – Les investissements de maintenance dépassent aujourd’hui les 4 Mds par an. On constate que les indicateurs de performance se redressent, même si le coefficient de disponibilité reste inférieur à ce qu’il était dans la première moitié des années 2000.

 

Le programme « Grand Carénage » est-il nécessaire ? Qu’elles en sont les composantes et les logiques propres ?

DM – Outre le redressement des performances, la logique économique du programme est cohérente : prolonger la durée d’exploitation d’un investissement rentable et largement amorti.

Afin de limiter la durée des arrêts et donc de la production électrique, tout en améliorant la qualité des interventions, EDF a d’abord cherché à optimiser l’organisation des travaux de maintenance. Le programme « Grand Carénage », qui doit s’exécuter entre 2014 et 2025, couvre l’ensemble des investissements de maintenance des centrales nucléaires et est considéré par EDF comme un projet industriel unique, depuis les études d’ingénierie jusqu’à la mise en œuvre concrète sur les sites. Sur le plan organisationnel, le « Grand Carénage » s’est traduit par la mise en place, au niveau national, d’une instance spécifique qui doit coordonner et arbitrer en permanence les projets selon les ressources humaines et financières disponibles. Ce schéma a été reproduit au niveau local, pour chaque centrale nucléaire. En outre, les équipes chargées de la maintenance ont été renforcées soit par des créations de postes, soit par la mise en place de services d’appui mutualisés.

EDF a également renouvelé la gestion de ses pièces de rechange. Avant 2010, chaque site gérait un stock local, mais, selon EDF, la disparité des nomenclatures rendait difficile la vision globale et la gestion des urgences. À partir de cette date, la gestion des pièces de rechange a commencé à être intégrée dans sa politique de maintenance, avec la volonté d’homogénéiser les pratiques et de regrouper les commandes aux fournisseurs. L’entreprise a donc désigné un de ses services centraux, responsable de l’approvisionnement de toutes les pièces de rechange.

Les investissements sont liés, pour moitié environ, à la sûreté des réacteurs. Dans cette catégorie, le principal poste de dépenses concerne les contrôles réglementaires et les épreuves des appareils à pression ainsi que le déploiement des nouveaux référentiels de sûreté. L’autre poste significatif regroupe les modifications à apporter aux installations nucléaires consécutivement à l’accident de Fukushima. Elles concernent essentiellement la mise en place d’une Force d’action rapide nucléaire (FARN) et la réalisation du « noyau dur » prescrit par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

L’autre moitié du montant des investissements est nécessaire pour permettre le maintien de la production d’électricité. Ils concernent essentiellement des opérations de remplacement ou de rénovation de composants lourds, ou encore des opérations de maintenance lourde sur certains composants. Elle exclut la cuve et l’enceinte de confinement des réacteurs, qui sont les seuls composants non remplaçables d’une centrale nucléaire.

 

La Cour parle d’une enveloppe de 100 Mds€. De son côté, l’exploitant communique sur 55 Mds€. Quelles différences ces chiffres recouvrent-ils ?

DM – EDF a regroupé l’ensemble des investissements de maintenance prévus sur la période 2014 à 2025 sous la terminologie de « Grand Carénage ». Estimé à 55 Md€ en valeur 2011, soit 56,4 Md€ en valeur 2013, ce programme correspond au seul montant des investissements prévus sur cette période de 11 ans. Le périmètre et la période retenue par la Cour, pour l’évaluation des dépenses de maintenance, sont différents. Elle prend pour référence une période plus longue, 16 ans, de 2014 à 2030, et ajoute les dépenses d’exploitation à celles d’investissement. Les deux évaluations sont cohérentes. Les dépenses d’investissement sont estimées à 74,73 Md€ (en valeur 2013) entre 2014 et 2030 et celles d’exploitation à 25,16 Md€ (en valeur 2013) pendant la même période.

 

Emplois, retombées économiques pour la filière, etc. vous conseillez à EDF de « réviser » son programme, le « Grand carénage » est-il trop ambitieux ?

DM – La Cour se préoccupe surtout de la cohérence de ce programme, défini par l’entreprise publique, avec les orientations de politiques énergétiques votées par le Parlement.

Le plan de maintenance du parc des réacteurs nucléaires a été conçu par EDF de façon globale, afin d’optimiser ses opérations et ses dépenses afférentes. Il repose sur l’hypothèse du prolongement de la durée d’exploitation des centrales au-delà de quarante ans et du maintien du parc dans son périmètre actuel. Je tiens à souligner que la réglementation française n’impose aucune limite à la durée d’exploitation des réacteurs nucléaires, mais la conditionne au respect des normes de sûreté imposées par les prescriptions de l’ASN. À cet égard, les exigences en matière de sureté se sont accrues, notamment après Fukushima et évolueront sans doute encore à l’avenir, ce qui est un facteur d’incertitude.

Le projet de maintenance d’EDF a pour objectif de permettre au parc actuel d’être exploité avec le meilleur rendement, si possible au-delà de 40 ans, durée pour laquelle les réacteurs d’EDF ont été conçus dès l’origine. Afin d’y parvenir et d’optimiser l’organisation des opérations de maintenance, leurs coûts et leurs effets sur la capacité de production d’électricité, EDF a donc élaboré son projet sur le long terme et à l’échelle des besoins pour l’ensemble du parc existant de 58 réacteurs.

Mais la loi sur la transition énergétique entraîne la perspective d’une fermeture de plusieurs réacteurs, ce qui implique la nécessité pour l’entreprise d’élaborer un nouveau programme de maintenance, afin d’assurer que les réacteurs encore en service produisent de l’électricité dans des conditions de sûreté et avec une rentabilité suffisantes, tout en l’adaptant aux réacteurs dont la fermeture est programmée.

 

Vous parlez d’ « incertitudes », à quoi sont-elles liées ?

DM – Outre celles sur l’avenir des réacteurs eux-mêmes, les incertitudes concernent essentiellement l’impact de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, l’évolution du référentiel de sûreté, comme je l’ai indiqué précédemment, ainsi que la stratégie industrielle du groupe EDF.

Sur ce plan industriel, elles tiennent au fait que la plupart des opérations d’investissements de maintenance seront réalisées par des prestataires extérieurs, car elles font appel à des compétences rares dans des métiers tels que la chaudronnerie, la robinetterie, la réparation et l’expertise. EDF fait appel à des entreprises spécialisées, qui interviennent aussi pour d’autres secteurs industriels. Toutefois, EDF doit s’assurer de conserver des compétences lui permettant d’exercer sa responsabilité de maître d’ouvrage. Par ailleurs, les arrêts de réacteur pour raison de maintenance, sont, pour la plupart, réalisés entre mars et octobre, période pendant laquelle la demande en électricité est la moins forte. Cette saisonnalité nécessite, dans des délais courts, un apport très important de main d’œuvre qualifiée. L’ensemble des projets industriels d’EDF et leurs répercussions sur la filière nucléaire devraient nécessiter 110 000 recrutements d’ici 2020 dans les emplois directs et indirects, dont environ 70 000 recrutements allant du niveau Bac professionnel au niveau Bac + 3, dans un contexte de forte tension pour les recrutements de profils techniques. Près des deux tiers des entreprises de la filière connaissent, en effet, des difficultés de recrutement en personnel qualifié dans plusieurs segments industriels mais aussi dans les bureaux d’étude. EDF a également identifié une faiblesse de la ressource d’encadrement, générale à tous les segments, alors même que les délais de formation sont longs. Plus généralement, l’entreprise considère que les capacités des dispositifs de formation sont sous-dimensionnées. La filière nucléaire est donc confrontée à un défi, puisque les capacités des entreprises, déjà en deçà des besoins actuels d’EDF, sont appelées à augmenter considérablement avec le programme « Grand Carénage ».

 

Les risques d’incohérence entre une loi très volontariste et les contraintes techniques, économiques, de sûreté… ont-ils été suffisamment anticipés ?

DM – La mise en œuvre de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte est susceptible de remettre en cause les investissements envisagés et d’obliger l’entreprise à fermer jusqu’à un tiers de ses réacteurs, avec des conséquences importantes en termes d’emplois, sans écarter l’éventualité d’une indemnisation prise en charge par l’État.

Pour autant, et malgré ces enjeux majeurs pour l’entreprise et l’État, aucune évaluation économique de ces conséquences potentielles n’a été réalisée avant la publication de la loi. Cette évaluation doit être réalisée à l’occasion de l’élaboration de la PPE et traduite dans le plan stratégique de l’entreprise.

 

Comment avez-vous calculé la fermeture d’un tiers des réacteurs ?

DM – C’est la conséquence mécanique de l’objectif fixé par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité de 77 % en 2014 à 50 % à l’horizon 2025. À hypothèses constantes de consommation et d’exportation d’électricité à cet horizon, cet objectif aurait donc pour conséquence de réduire d’environ un tiers la production nucléaire, soit l’équivalent de la production de 17 à 20 réacteurs. Seule une augmentation très significative de la consommation électrique ou des exportations serait de nature à limiter le nombre des fermetures. Or, à l’horizon 2030, l’hypothèse d’une telle augmentation n’est pas retenue par les experts.

Bien entendu, ceci suppose que la montée en puissance des énergies renouvelables se déroule elle-même selon les objectifs prévus, et qu’elle puisse être financée.

 

Quand faudrait-il avoir les évaluations des conséquences économiques pour inclure des directives dans la PPE (sachant que les investissements du Grand Carénage doivent être planifiés et engagés) ?

DM – La loi a prévu que l’adoption de la PPE, dont l’échéance est prévue pour avril ou mai 2016, soit assortie d’une étude sur l’impact économique, social et environnemental de la programmation et sur la soutenabilité pour les finances publiques.

Les conséquences potentielles sur l’entreprise EDF, qui a besoin de visibilité à long terme pour programmer ses investissements, sont telles que des décisions nous semblent devoir être arrêtées dans les meilleurs délais.

 

[1] La PPE va permettre de décliner de façon opérationnelle les orientations de la politique énergétique fixées par la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte.

Crédit photo : ELombard / Cour des comptes

Publié par Boris Le Ngoc (SFEN)