« Le génie civil nucléaire, un métier stratégique pour des ouvrages hors normes »
Véritable école d’excellence, le génie civil nucléaire français repose sur une solide expérience dans la construction et l’exploitation. Un savoir-faire et une expertise uniques engagés sur la route de l’innovation pour relever les grands défis d’aujourd’hui et assurer l’avenir de la filière! Exemple sur le chantier EPR de Flamanville.
Dans le ciel de Flamanville, « Big Benny », l’une des plus grosses grues du monde, avec ses 158 mètres de longueur de flèche et ses 3 200 tonnes de capacité de levage, est à l’image du gigantisme que revêt la construction d’une centrale nucléaire. Si elle requiert finalement peu de techniques véritablement spécifiques (les différents réacteurs du parc français sont globalement tous réalisés sur le même principe de « poupées russes » – plusieurs enveloppes étanches entourant le cœur de la centrale) –, les exigences de sûreté et les objectifs qualitatifs en font malgré tout un chantier hors normes. Des exigences et des objectifs que le génie civil nucléaire intègre dès la conception des bâtiments, en vue de satisfaire aux situations normales d’exploitation tout comme aux situations exceptionnelles et accidentelles. Et si beaucoup considèrent que ce métier se cantonne à réaliser « la boîte » qui héberge les organes nobles de puissance, c’est se tromper tant il est central et stratégique.
De l’avant-projet aux études de réalisation
« Avant de construire, il faut concevoir » explique Guillaume Hervé, expert en génie civil pour la R&D d’EDF et responsable de la chaire génie civil de l’École spéciale des travaux publics (ESTP). « Différentes approches existent. Les Américains ou les Japonais ont un “design” très figé au moment où ils démarrent la construction. Pour les Français, les états, bien que consolidés, peuvent évoluer. L’avant-projet sommaire s’appuie sur le conceptual design du type de réacteur. Dans l’avant-projet détaillé, nous préparons la construction de l’ouvrage au travers d’une conception générique pour qu’il puisse être implanté sur un grand nombre de sites. Nous lançons en parallèle la phase de travaux préparatoires. »
Le champ d’action du génie civil nucléaire ne se limite pas à la conception des bâtiments qui hébergent le réacteur, c’est aussi réfléchir, avant la construction, à l’implantation des parkings, des hangars temporaires, aux réseaux de transports et aux dispositifs de protection du chantier. « Certains organes, essentiels et sensibles, fabriqués hors de nos frontières, sont hors gabarit routier. Si les infrastructures pour les acheminer ne sont pas dimensionnées à ces équipements XXL, le chantier peut vite se trouver à l’arrêt. Le transport est donc pensé en fonction de l’environnement du site. Pour la tranche 3 de Flamanville, le port de Diélette a été spécialement réaménagé pour réceptionner la cuve de plusieurs centaines de tonnes, ensuite affrétée par la route par des convois spéciaux de type porte-chars. Big Benny, la plus grande grue du monde qui a posé le dôme de l’EPR, est arrivée à Cherbourg de Belgique par bateau. Il a fallu 250 rotations de camions pour vider le bâteau de ses 4 000 tonnes de matériels ! »
La recherche du site d’implantation, une opération complexe
La recherche du site d’implantation dépend de multiples critères et doit respecter des règles strictes de sécurité. Proximité de la mer ou d’un cours d’eau pour refroidir les installations, à l’écart de réserves naturelles ou de paysages protégés, sur un sol suffisamment dur pour supporter le poids des installations, loin d’industries à risques, sur une zone à sismicité bien évaluée… autant de paramètres fondamentaux (non exhaustifs) pour garantir de construire et exploiter un réacteur en toute sécurité, de prévenir les accidents et d’en limiter l’impact.
« Nos installations sont faites pour durer dans le temps, le sol ne doit pas se soulever ou se tasser sous la masse énorme de ces structures », poursuit Guillaume Hervé. « Si au bout de quelques années, vous avez des tassements différentiels importants entre deux bâtiments, cela peut générer des complexités coûteuses pour la tuyauterie. De bonnes conditions géotechniques locales sont nécessaires. Un substrat meuble va de plus amplifier les secousses, entraînant des déplacements de grande amplitude dans les structures. Pour une assise plus rigide, nous privilégions des sols durs. Mais cette caractéristique géologique peut entraîner des contraintes de construction. Ainsi, à Flamanville 3, pour creuser le tunnel de rejet du circuit de refroidissement dans le granit, nous avons dû nous adapter en utilisant un tunnelier. Dans des sols mous, pour consolider le terrain, nous injectons parfois un coulis de ciment-bentonite (une variété particulière d’argile) dans des colonnes forées, un procédé d’inclusion rigide très efficace qui a été mis en œuvre pour le site de l’ICEDA au Bugey. »
La surface du site est un critère lui aussi décisif : l’emprise au sol doit pouvoir accueillir à la fois les bâtiments de la future centrale mais aussi les installations temporaires du chantier, les différents accès et les raccordements aux réseaux extérieurs pour acheminer matériaux et équipements. L’accessibilité prime tout autant pour faciliter une évacuation ou une intervention en cas d’incident.
Une construction exigeante soumise à de fortes contraintes
La complexité des problématiques du génie civil nucléaire est intimement liée aux exigences de sûreté spécifiques aux ouvrages nucléaires : durabilité dans le temps, stabilité, confinement, maîtrise de la fissuration… Pour isoler le process nucléaire et confiner la radioactivité, les installations doivent être conçues de manière à former une barrière de protection infaillible. Du terrassement à l’étanchéité du bâtiment réacteur, l’ingénieur chercheur évoque certaines contraintes de construction : « Le terrassement est réalisé très profondément, jusqu’à 9 ou 10 mètres. Il est parfois nécessaire de dérocter (briser les gros blocs de pierre), à l’aide d’explosifs ou de brise-roches. Cette technique demande une vigilance accrue pour ne pas générer des vibrations susceptibles de mettre en arrêt la tranche voisine en activant certains systèmes de sûreté. Le coulage des radiers, du fait de leur épaisseur importante (4 à 5 m), nécessite, quant à lui, un contrôle rigoureux de la température du béton pour éviter l’apparition de certaines pathologies différées gonflantes qui s’activent lorsque la température de prise du béton dépasse 65 °C (appelées formations d’ettringite différée). Parmi tous les ouvrages, les centrales sont aussi ceux qui ont le taux de ferraillage le plus important, de l’ordre de 350 kg/m3. » Les nombreuses platines nécessaires à l’ancrage des équipements donnent également du fil à retordre aux ingénieurs : « Peut-être près de 10 000 par EPR ! Il faut les positionner en évitant les barres de ferraillage en place, un puzzle très compliqué ! Nous essayons d’y réfléchir en amont pour ne pas induire de clash. Pour le projet Hinkley Point au Royaume-Uni, nous réalisons des maquettes numériques 3D du ferraillage avec implantation des platines, une première ! »
Autre point fondamental : la qualité du béton utilisé pour l’enceinte de confinement de l’EPR n’est pas celle des ouvrages classiques, sa formulation particulière lui confère une haute performance. « Cette formulation a été découverte dans les années 1980, à la suite de recherches visant à améliorer les propriétés en comblant les vides du matériau par ajout de fines, des produits tels que des fumées de silice, des cendres volantes, des laitiers de hauts fourneaux. On a en plus tiré parti de réactions dites pouzzolaniques – pour le cas des fumées de silice – qui se formaient, doublant ainsi la résistance mécanique du béton. » L’enceinte de confinement doit par ailleurs pouvoir jouer un rôle de réservoir d’expansion pour résorber et contenir une éventuelle fuite dans le circuit de refroidissement, d’où d’importantes exigences d’étanchéité : « Autour de la cuve et des structures internes du bâtiment réacteur, nous réalisons une enceinte en béton précontraint complétée par un liner métallique. Nous devons maîtriser la fissuration liée au retrait du matériau ou aux changements de températures. Le béton résiste mal en traction, nous le maintenons donc toujours en compression. En cas d’incident, si la pression augmente, comme la structure est précontrainte, nous maîtrisons sa fissuration. Nous réalisons en plus des reprises de bétonnage spécifiques entre chaque levée, pour compliquer un trajet possible de fissures. La fabrication du liner exige une très grande précision pour que le couvercle s’adapte parfaitement au bocal, quand on vient coiffer le bâtiment avec le dôme. »
Anticiper les risques pour mieux prévenir
La sûreté des centrales nucléaires doit être garantie en toutes circonstances, face aux phénomènes naturels (une problématique de plus en plus prégnante en raison du réchauffement climatique) ou en cas de défaillances matérielles et humaines : inondation, séisme, incendie, chute d’avion…
Imaginer des scénarios catastrophes et prendre en compte des températures extrêmes, dès la conception des bâtiments, permet de prévoir des dispositifs et des équipements aptes à assurer les fonctions vitales d’une installation en difficulté – confinement, refroidissement et évacuation de la puissance résiduelle et maîtrise de la réactivité.
« Le niveau d’exigence en matière de risques sismiques ou d’inondations est régulièrement réévalué et renforcé notamment après les réexamens périodiques de sûreté. Nous tirons aussi les leçons des catastrophes naturelles et des accidents. Le retour d’expériences et le partage de connaissances entre les différents acteurs du nucléaire sont essentiels pour mettre en place en amont de la construction les moyens de protection nécessaires contre ces aléas. Contre les tremblements de terre, nous adaptons au nucléaire des technologies conventionnelles comme celles utilisées pour les ponts autoroutiers conçus pour encaisser un freinage brutal. Cette adaptation aux exigences de la filière demande de la part de nos partenaires des efforts considérables. Le CEA possède la plus grande table vibrante européenne. Mais pour pousser les équipements dans leurs retranchements, il est nécessaire de faire aussi des essais à l’étranger. Les intervenants doivent justifier leur fiabilité via des dossiers de qualification, un sésame indispensable pour travailler à nos côtés. En matière de génie parasismique, la France est véritablement à la pointe. Exemple de notre savoir-faire en matière d’isolation sismique, la centrale de Cruas dispose ainsi de 3 600 appuis parasismiques en élastomère fretté. Une technique parfaitement maîtrisée ! »
Des contrôles exigeants
Une vigilance très forte est exercée par l’architecte ensemblier qu’est l’exploitant, ses partenaires et -l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). « Toute modification ou adaptation significative des installations est déclarée à l’ASN. Si une non-conformité est détectée, elle est identifiée, tracée et instruite. Elle induit aussi des échanges avec l’ASN. Le niveau d’information et de dialogue est convenu selon des procédures partagées. EDF n’est jamais conciliant avec les constructeurs. Nous ne transigeons pas avec la sécurité. Si la non-conformité n’est pas acceptable, nous reprenons tout. Sur Flamanville, nous avons repéré des défauts de soudures sur les consoles du pont polaire. Les armatures étaient prêtes, le béton devait être coulé. La décision a été prise par EDF de démonter l’intégralité du dispositif et de les remplacer. Un an a été nécessaire pour re–concevoir et re–construire. Pour tenir les délais, nous avons réorganisé le chantier et continué la construction des bâtiments autour du réacteur. »
Sur les chantiers, la sécurité des personnels est la priorité n° 1
La construction d’un ouvrage XXL exige de mettre en place des règles de sécurité particulièrement rigoureuses. Avec plus de 3 000 ouvriers qui s’activent sur un même site, préserver la santé des salariés d’EDF, de ses prestataires ou sous-traitants, contrôler leurs conditions de travail et la qualité des emplois sont autant d’enjeux majeurs. Tout comme dans les centrales, des contrôles coordonnés sont exercés par l’ASN en charge de l’inspection du travail. « Sur Flamanville, la sécurité est la priorité n° 1 d’EDF. Nous avons mis en place des dispositifs particuliers, tous les intervenants sont impliqués : nous organisons des temps quotidiens dédiés à la sensibilisation, une charte d’engagement de bonnes conduites a été signée par chaque intervenant. Quand nous organisons des tirs radiologiques pour contrôler les soudures par exemple, nous limitons les accès aux zones concernées et privilégions les phases nocturnes pour limiter la coactivité et les risques pour le personnel. Nous avons instauré également un dispositif d’annonces par haut-parleur avant chaque tir. Sécurité renforcée pour le personnel mais aussi pour les installations en exploitation à proximité : nous avons emprisonné la base des grues qui manipulent les coffrages et les ferraillages dans du béton armé jusqu’à 20 mètres du sol, pour éviter tout risque de basculement. »
120 000 tonnes de ferraillage, soit 10 fois le poids de la Tour Eiffel
400 000 m3 de béton
400 km de tuyauteries
1 600 km de câbles
Une grue de 200 m de hauteur, soit 2 fois la statue de la Liberté
Innover pour améliorer la sûreté
Si les techniques de construction restent fondamentalement les mêmes, les exigences, elles, continuent de progresser. La demande actuelle est principalement axée sur la modélisation du comportement des ouvrages en béton armé soumis au vieillissement et aux agressions naturelles et accidentelles. La modélisation numérique permet aussi de visualiser la disposition d’un ferraillage pour détecter une éventuelle congestion dans l’armature et l’anticiper. « Plus le génie civil sera performant, plus on optimisera la conception et la construction et plus on améliorera la sûreté des installations », conclut Guillaume Hervé. « Ce secteur industriel est néanmoins très contraint en matière d’avancées. Pour utiliser une technologie dans le nucléaire, elle doit avoir fait ses preuves. Si nous voulons que la filière progresse, il est impératif de poursuivre les efforts de recherche. À titre d’exemple, EDF a construit sur son site de recherche des Renardières une maquette à l’échelle 1/3 d’un bâtiment réacteur avec pour finalité d’étudier :
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le comportement au jeune âge,
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l’évolution de l’étanchéité des enceintes sous l’effet du vieillissement (les effets du séchage sont environ 9 fois plus rapides sur la maquette par effet d’échelle),
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le comportement dans des conditions d’accident grave, pour lesquelles le chargement thermo-mécanique est maintenu pendant plusieurs jours,
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les résultats expérimentaux obtenus sur la maquette sont comparés aux résultats des modèles numériques afin de les valider.
De nombreux acteurs mondiaux de la recherche et de l’industrie travaillent aujourd’hui sur cet immense éprouvette pour faire progresser nos connaissances et la prédiction de ces phénomènes. »
Des formations d’excellence pour répondre aux défis énergétiques et accompagner l’avenir de la filière nucléaire
Pour répondre aux exigences très spécifiques du nucléaire et accompagner l’évolution et le développement de la filière, former des ingénieurs et
des chercheurs spécialisés – dotés de solides connaissances, rapidement opérationnels et moteurs des progrès – est un enjeu majeur. Le premier programme spécialisé dans le génie civil nucléaire a vu le jour à l’École spéciale des travaux publics (ESTP) en 2009 : il s’agissait alors d’une option de 250 heures proposée aux élèves ingénieurs de troisième année.
La chaire Génie civil nucléaire (GCN) de l’école a ouvert un master international en octobre 2015. Le cursus ouvre à un doctorat. L’École des ponts ParisTech et CentraleSupélec proposent également une formation spécialisée – le mastère GCGOE (Génie civile des grands ouvrages pour l’énergie). Un précieux passeport pour exercer des fonctions de chef de projet sur de grands équipements de production et de stockage d’énergie.