Décryptage : quelle est la valeur économique du parc nucléaire ?

Alors qu’EDF a présenté des résultats semestriels en perte et que l’État engage la reprise intégrale du capital de l’entreprise, d’aucuns dénoncent le poids économique du nucléaire. En réalité, l’atome est le socle de stabilité qui permet à la France de bénéficier d’électricité bon marché, de financer le bouclier tarifaire ou encore de limiter les coûts énergétiques du pays lié à la crise des prix du gaz.
EDF a annoncé le jeudi 28 juillet ses résultats du second semestre avoir subi une perte historique de 5,3 milliards d’euros au premier semestre 2022, en raison de la baisse de production d’électricité nucléaire, et de sa mise à contribution par l’État pour contenir la facture des Français. Cette publication intervient alors que l’État présentait le 19 juillet une offre publique d’achat sur les titres de capital d’EDF détenus par des tiers à l’État, soit 15,9 % du capital pour un montant de 9,7 milliards d’euros. Selon la Tribune, cette nationalisation était attendue par l’électricien. Il craignait une nouvelle dégradation de sa note par les agences de notation et l’impact sur le financement de sa dette. L’État allemand annonçait dans la foulée la prise de 30 % du capital, pour 15 milliards d’euros, de l’énergéticien Uniper, étranglé par la hausse des prix du gaz.
On pouvait lire en France, dans un journal satirique[1], à la suite de l’annonce du gouvernement : « EDF : le gouffre nucléaire creuse la dette ». Une affirmation fausse, car le parc nucléaire est une source importante de revenus pour l’électricien et les caisses de l’État, tout en étant bénéfique à la compétitivité des entreprises et au pouvoir d’achat des ménages.
Le nucléaire, contributeur majeur aux résultats financiers d’EDF
L’analyse des comptes publics d’EDF sur ces dernières années (années normales hors Covid et crise énergétique) montre que l’énergie nucléaire avait représenté en 2019, avec 379,5 TWh, 86 % de la production nette du groupe en France. Sur ces mêmes années, les « activités de commercialisation et de production » françaises ont présenté un Ebitda supérieur à 7 milliards d’euros (bénéfices avant impôts).
Longtemps, la part d’Ebitda générée par la production nucléaire a permis le versement à la collectivité, via l’Agence des Participations de l’État (APE), de dividendes importants. Ainsi, le ministre de l’Économie Emmanuel Macron avait déclaré en 2016 que l’État avait reçu « trop » de dividendes de la part d’EDF les dix années précédentes, avec 20 milliards d’euros. Depuis, le gouvernement a fait évoluer sa politique et a favorisé l’option d’être payé sous forme d’actions.
Les revenus d’EDF limités par l’Arenh
Depuis 2012, le mécanisme de l’Arenh (accès régulé à l’électricité nucléaire historique) donne aux fournisseurs d’électricité concurrents d’EDF accès à la production du parc à un prix réglementé. Cet accès est fixé à 100 TWh par an pour les demandes d’Arenh pour l’approvisionnement de clientèle finale. Il génère depuis plusieurs années des débats sur la répartition entre EDF, ses concurrents et les consommateurs de la valeur économique du parc nucléaire. Ceci d’autant plus que la loi prévoyait la mise en place par décret avant 2013 d’une formule d’évolution des prix en rapport avec celle des coûts économiques de production ; mais il n’a jamais été publié. Les discussions se sont, selon la Cour des comptes, « méthodologiquement enlisées ». L’Arenh est resté depuis 2012 au prix inchangé de 42€/MWh, sans même que l’inflation soit prise en compte (plus de 10 %[2] entre 2012 et 2021).).
La Cour des comptes dans un rapport récent[3] a confirmé que l’Arenh a limité les revenus du producteur EDF, sur la période 2011-2021, pour le bénéfice des consommateurs. Dans un scénario contrefactuel où toutes les ventes des volumes Arenh auraient été réalisées à prix de marché, elle estime que les revenus de l’exploitant auraient probablement excédé sur la période 2011-2021 les coûts comptables d’environ 7 milliards d’euros sur la période. Cette limitation des revenus pour EDF a, selon la Cour des comptes, « amoindri la possibilité pour l’entreprise de dégager une capacité d’investissement ». Toutefois, elle ajoute que la fixation du prix de l’Arenh ne visait pas à « financer le renouvellement du parc de production », mais à garantir « une situation financière saine au moment d’aborder un tel renouvellement ».
Le nucléaire, pièce majeure du bouclier tarifaire
Dès l’automne 2021, le gouvernement a annoncé sa volonté de limiter la hausse des prix de l’énergie pour protéger les consommateurs, particuliers et industriels et a prévu en loi de finances pour 2022 la possibilité d’instaurer un bouclier tarifaire qui a été mis en œuvre le 1er février.
Il a mis EDF à contribution pour mettre en place cette protection en décidant le 13 janvier 2022 d’augmenter les volumes d’électricité qu’EDF cède à ses concurrents dans le cadre de l’Arenh. Concrètement, dans son décret du 11 mars 2022, il a demandé à EDF de mettre à disposition des fournisseurs déjà bénéficiaires d’Arenh qui le demanderaient un volume additionnel au prix de 46,2 €/MWh. Compte tenu de sa position sur les marchés de l’énergie, EDF devait en parallèle acheter à ces mêmes fournisseurs un volume équivalent d’énergie au prix de 257€/MWh[4]. Dans son communiqué de presse du 14 mars 2022, le Groupe EDF a évalué l’impact négatif de cette décision sur son EBITDA pour 2022 à 10,2 milliards d’euros.
Les producteurs d’énergies éolienne et solaire, qui ont continué à vendre leur production sur des marchés de gros en forte hausse, ont dû reverser à l’État les gains réalisés. Selon le mécanisme de complément de rémunération, introduit par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015, si les prix des marchés sont bas, une prime est versée à ces producteurs pour compenser l’écart entre les revenus tirés de la vente et un niveau de rémunération de référence[5]. Quand les prix du marché sont supérieurs au prix de référence, ces mêmes producteurs sont tenus de reverser à l’État la différence. Ainsi leur revenu est stable et sécurisé et correspond au prix de référence fixé à l’issue des appels d’offres. Selon la CRE, les charges prévisionnelles au titre de 2022 seront négatives, et représenteront une recette de 4,3Md€ pour le budget de l’État. La CRE rappelle que ce montant doit être mis en regard du montant total du soutien apporté aux énergies renouvelables depuis 2003, évalué à 43 milliards d’euros.
On doit noter que ce versement de 4,3Md€ n’impacte pas les comptes prévisionnels des producteurs d’électricité renouvelable. En revanche, la contribution demandée au nucléaire historique au bénéfice des consommateurs impacte lourdement les comptes d’EDF.
Le nucléaire permet à la France, depuis de nombreuses années, d’avoir les prix de l’électricité le plus bas Europe de l’Ouest
Les coûts de production du parc nucléaire sont stables et prédictibles, car ils sont peu sensibles au coût de l’uranium qui ne représente que 5 % du coût total. Le parc nucléaire a permis à la France de bénéficier d’une électricité bas carbone, pilotable, à des prix très compétitifs.
Si la France avait retenu les mêmes choix de politique énergétique que son voisin allemand, elle serait très dépendante du gaz importé et aurait une électricité fortement émettrice de CO2. Avec la forte hausse des prix du gaz, le coût de production sur 2022 des centrales à gaz peut être estimé à environ 260 €/MWh. Pour comparaison, les coûts complets de production du nucléaire existant restent limités à environ 60€/MWh. De fait, on peut calculer, sur la base de la production nucléaire (entre 280 et 300 TWh), que le parc de réacteurs fait gagner cette année à la nation de l’ordre de 60 milliards d’euros par rapport à un parc de production gaz.
Une nouvelle feuille de route pour le nucléaire
Selon le ministère de l’économie, la prise du capital à 100 % d’EDF par l’État devrait permettre «de reprendre le contrôle de l’activité régalienne de production d’électricité décarbonée, de renforcer le soutien de l’État à EDF, de garantir sa note financière et d’ouvrir avec plus de sérénité des chantiers de long terme ». Il s’agit pour EDF de mettre en œuvre, en matière nucléaire, les orientations définies par le président de la République dans son discours de Belfort, à savoir l’exploitation de tous les réacteurs actuels dans la durée (sous réserve de l’autorisation de l’ASN), et le lancement sans tarder d’un programme de construction de six EPR, avec des études pour huit EPR supplémentaires. ■
Par Valérie Faudon, déléguée générale de la Sfen
Photo : ©Benjamin Polge / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
[1] Canard enchainé du 20 juillet 2022
[2] Insee
[3] Cour des comptes : l’Organisation des Marchés de l’électricité, Juillet 2022
[4] Calculé par EDF à partir de la mention : « un prix égal à la moyenne des cotations sur les marchés de gros enregistrées entre les 2 et 23 décembre 2021 du produit base calendaire pour livraison d’électricité en France métropolitaine continentale portant sur l’année 2022 »
[5] Fixé selon le type d’installations par la puissance publique dans le cadre d’un arrêté tarifaire ou par le producteur dans le cadre d’une procédure de mise en concurrence.