« Charles De Gaulle et Frédéric Joliot-Curie avaient bien vu les choses » - Sfen

« Charles De Gaulle et Frédéric Joliot-Curie avaient bien vu les choses »

Publié le 31 août 2015 - Mis à jour le 28 septembre 2021
danielverwaerde

Le Commissariat à l’Énergie Atomique et aux énergies alternatives (CEA) fête cette année son 70e anniversaire. L’occasion pour Daniel Verwaerde, Administrateur général, de revenir sur les temps forts qui ont jalonné sept décennies de recherche et de dessiner les contours du futur CEA sur fond de transition énergétique et de restructuration de la filière nucléaire. Entretien.

RGN : Comment est né le CEA ?

Daniel Verwaerde : C’est la conjonction de deux volontés. La première est scientifique : la France a été pionnière dans le nucléaire avec Henri Becquerel et les Curie. À l’époque, tous ces scientifiques considéraient qu’il fallait disposer d’une entité où la recherche nucléaire serait au cœur des travaux.

La seconde volonté est politique. Le général De Gaulle, constatant que le nucléaire avait joué un rôle déterminant dans l’issue de la Seconde guerre mondiale, a compris que le nucléaire était devenu un élément essentiel pour la stratégie et la défense d’un pays.

Ces volontés conjuguées ont conduit à la création d’un organisme dédié au nucléaire qui, contrairement aux centres de recherche généralistes comme le CNRS, va de la recherche fondamentale à l’industrie. Depuis le début, la vocation du CEA est donc de conduire l’exploration des propriétés de l’atome et leur utilisation au service de l’industrie, de la santé et de la défense.

RGN : Quelles sont ses missions ?

DV : En 70 ans, le CEA est resté très constant et en même temps a beaucoup évolué. Les pères fondateurs, Charles De Gaulle et Frédéric Joliot-Curie, avaient bien vu les choses et les missions originelles du CEA perdurent encore aujourd’hui.

Le CEA a quatre missions : assurer les éléments centraux du programme de dissuasion nucléaire, développer les applications civiles du nucléaire, transmettre ses technologies aux industriels et acquérir les savoirs nécessaires à son activité par le biais de la recherche fondamentale.

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Le centre CEA de Saclay en région parisienne

RGN : Quelles grandes évolutions ont jalonné l’histoire du CEA ?

DV : Selon moi, trois événements ont contribué à façonner le CEA que l’on connaît aujourd’hui.

Le premier se déroule entre 1972 et 1976. L’Administrateur général de l’époque, André Giraud, décide d’externaliser toutes les activités de production du CEA pour en faire des sociétés de droit privé. C’est la création de COGEMA pour le cycle du combustible et de Technicatome pour la construction des centrales nucléaires, deux compagnies privées détenues à 100 % par le CEA.

Le second changement majeur est la création de la Direction des technologies avancées (DTA) par Yannick d’Escatha, ancien Administrateur général à la fin des années 1990, pour valoriser toutes les technologies imaginées grâce au nucléaire et les transférer à l’industrie française.

La dernière grande évolution intervient en 2010 quand le CEA devient le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Parallèlement, le mouvement impulsé 15 ans plus tôt par Yannick d’Escatha aboutit à la création de la Direction de la recherche technologique (DRT). Avec la DRT, le CEA a pour mission de transférer des technologies à l’origine faites pour le nucléaire à toute l’industrie et de contribuer ainsi à la ré–industrialisation du pays.

RGN : Quels sont les outils mis en place par le CEA pour soutenir la ré-industrialisation de la France ?

DV : Le CEA a historiquement un rôle de catalyseur et d’accélérateur d’innovation pour les entreprises ! En 2012, nous avons franchi un pas supplémentaire dans cette mission en regroupant notre offre de technologies génériques à destination des industriels sous une même structure : CEA Tech. Cela s’est traduit par la création de plateformes régionales de transfert de technologie à Bordeaux, Nantes, Toulouse, Metz et Lille.

Par ailleurs, le CEA injecte près de 2,5 milliards d’euros chaque année dans l’économie nationale au travers de ses achats ! Notre objectif aujourd’hui est de continuer à intégrer davantage les PME/PMI.

RGN : En ajoutant les énergies alternatives dans son escarcelle, le CEA délaisse-t-il le nucléaire ?

DV : Ma conviction profonde est que, quelles que soient les missions qu’on ajoute au CEA : « ou le CEA est nucléaire ou le CEA n’est plus ». Son organisation est faite pour le nucléaire et réciproquement.

Au CEA, les renouvelables ne sont pas appelées à se substituer au nucléaire, mais sont complémentaires et leur développement s’appuie sur la valorisation de nos savoirs acquis dans d’autres domaines.

RGN : Quelles sont les interactions entre les différentes directions du CEA ? Les projets de recherche sont-ils transverses ?

DV : A priori, les grandes missions confiées au CEA sont transverses et impactent les cinq grandes directions opérationnelles. Par exemple, pour la physique atomique, trois pôles s’y intéressent : la Direction des sciences de la matière, la DEN et la DAM. Les équipes travaillent ensemble pour améliorer la connaissance sur les interactions entre les noyaux et la matière. De la même manière, la DRT va travailler avec la DEN et la DAM pour trouver des technologies qui pourront être transférées à l’industrie.

J’avais un patron qui avait l’habitude de dire que « L’hydrogène, vu du CEA, n’est que l’isotope non radioactif du tritium ». Autrement dit, les connaissances acquises par le CEA pour stocker le tritium pour la fusion (Iter ou le Laser Mégajoule) peuvent aussi être utilisées pour stocker l’hydrogène dans les voitures. Il y a de vraies synergies ! 

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RGN : En matière de recherche nucléaire, la collaboration internationale est-elle ouverte ?

DV : Cela dépend. Lorsque l’on se trouve dans les phases amont et qu’il s’agit d’acquérir des savoirs et des connaissances, la communauté scientifique est très ouverte. Exemple avec Iter : la fusion n’est pas encore acquise pour l’humanité, alors toute l’humanité a décidé de se réunir pour faire un réacteur de recherche. Supposez que l’on réussisse – ce que je pense –, à ce moment se posera la question de faire des réacteurs de fusion de série. Évidemment, les États-Unis vont inciter Westinghouse à vendre son réacteur, le CEA va inciter AREVA à le faire, les Chinois vont inviter CNNC, etc.

Face à la montée du risque terroriste et des cibles potentielles que pourraient représenter certaines installations nucléaires, le président américain Obama a lancé un comité de sécurité nucléaire dans lequel les chefs d’État se réunissent pour définir conjointement les politiques de protection des matières et pour empêcher de divulguer certains savoirs.

RGN : Quels sont les défis auxquels le CEA doit faire face ?

DV : Aujourd’hui, le principal défi du CEA – et plus largement de la filière nucléaire – est de maîtriser le coût de ses projets. Dans le contexte économique actuel et soumis à une concurrence internationale forte, le CEA doit être plus rigoureux dans ses projets.

Nous devons faire évoluer nos métiers vers encore plus de professionnalisme dans la gestion des projets. Si nous n’y arrivons pas, le nucléaire pourrait perdre sa compétitivité, donc une grande partie de sa crédibilité.

À long terme, le défi du CEA est d’apporter des solutions techniques pour produire de manière durable de l’énergie nucléaire. Il s’agit donc de réussir la 4e Génération pour le réacteur fission et Iter pour la fusion.

Il faudra donc parvenir à fermer le cycle, à la fois pour économiser la matière et pour réduire le volume de déchets. Si nous arrivons à brûler le plutonium, à parc équivalent, nous passons de 80 ans d’exploitation de nucléaire à 8 000 ans.

On change de dimension ! En revanche, si nous n’arrivons pas à recycler le plutonium, le nucléaire perdrait une composante importante de sa durabilité.

RGN : La Loi sur la transition énergétique pour la croissance verte a été votée, quelles sont les conséquences pour le CEA ?

DV : Ségolène Royal a rappelé à plusieurs reprises qu’il ne fallait pas opposer les énergies entre elles et que le nucléaire avait toute sa place dans le mix énergétique du pays.

Elle a également dit que l’on devait pérenniser l’exploitation des centrales aussi longtemps que l’Autorité de sûreté le permettrait.

Enfin, elle demande au CEA de préparer la 4e Génération et nous incite à poursuivre nos travaux tant sur le nucléaire durable que sur les énergies renouvelables.

RGN : Le financement de la recherche est-il suffisant ?

DV : La part de financement qu’on peut consacrer à la recherche dépend de l’état de l’économie. Aujourd’hui, l’État nous donne le maximum de ce qu’il peut nous donner. D’ailleurs, je note qu’il a préservé de manière constante nos subventions. Dans ce contexte, il faut que nous apprenions à tirer le meilleur parti des deniers publics qui nous sont alloués.

RGN : Quel est l’impact de la restructuration de la filière sur le CEA ?

DV : La réorganisation de la filière était indispensable. Le rapprochement entre AREVA et EDF est une bonne chose. À chaque fois que les ingénieries de ces deux entreprises ont travaillé ensemble, elles ont réussi à faire des choses magnifiques comme les 58 réacteurs du parc français. L’alliance de l’ingénierie nucléaire d’EDF à un chaudiériste comme AREVA est une offre solide pour l’export.

Si cette réorganisation permet à l’industrie nucléaire de redonner le goût « d’acheter français » et de regagner à l’export, le CEA en sera le premier bénéficiaire.

RGN : Quel est le rôle du CEA à l’export ?

DV : Comme laboratoire de recherche, notre rôle est d’apporter aux industriels le complément dont ils ont besoin pour vendre un projet. Nous sommes un réservoir d’idées et nous pouvons leur permettre de consolider leur vision sur le long terme.

Si l’équipe de France souhaite vendre des réacteurs, elle doit apprendre à anticiper. Ce n’est pas le jour où l’appel d’offres sort qu’il faut se réveiller ! Nous devons être capables d’identifier les futurs prospects 5, 10 ans à l’avance et d’aller proposer nos formations et notre R&D.

Si les industriels nous le demandent, nous pouvons nouer des partenariats pour former les scientifiques et les ingénieurs d’autres pays et leur apprendre à utiliser la technologie et les logiciels français.

 

BIO EXPRESS
 
Ingénieur et chercheur, diplômé de l’École centrale de Paris, Daniel Verwaerde est entré au CEA en 1977 pour y accomplir son service national. Il a effectué toute sa carrière à la Direction des applications militaires (DAM), tout en exerçant de 1997 à 2000 la fonction de Directeur scientifique pour la simulation numérique auprès du Haut-commissaire René Pellat. 
 

Propos recueillis par Boris Le Ngoc (SFEN)