Yves Bréchet : portrait d’un scientifique engagé - Sfen

Yves Bréchet : portrait d’un scientifique engagé

Publié le 27 avril 2015 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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La SFEN JG a eu la chance de rencontrer un homme qui ne s’exprime jamais devant les journalistes : Yves Bréchet, Haut-commissaire à l’énergie atomique.

Pour lui, les scientifiques doivent aider les citoyens à se réapproprier la science dans laquelle ils vivent. Nous sommes allés l’interviewer dans son bureau au siège du CEA à Paris, où un pingouin en peluche le couve depuis le bord de la fenêtre. Pourquoi un pingouin ? « Parce qu’ils font partie des rares animaux qui s’amusent encore à l’âge adulte » dit-il en s’amusant. Il nous a offert un café de la machine de son bureau et nous avons appris plus tard que cette machine n’est pas qu’un détail…

 

Comment êtes-vous devenu Haut-commissaire à l’énergie atomique ?

J’y suis venu d’Auvergne ! Après mon bac à Clermont-Ferrand, j’ai fait les classes préparatoires et j’ai intégré l’école Polytechnique en 1981. Mon tuteur à l’X était Yves Quéré, un des piliers de la métallurgie au CEA. Il m’a transmis le goût pour la science des matériaux, un domaine qui mêle physique, chimie et mécanique.

C’est ainsi qu’en sortant de l’école, je voulais faire de la recherche en science des matériaux et en même temps avoir un travail d’ingénieur. J’ai donc profité du tout nouveau dispositif des thèses Cifre et j’ai fait une thèse chez Pechiney, sur les alliages d’aluminium-lithium pour l’aéronautique. J’ai terminé mes études par un post-doc au Canada.

Ensuite, je suis devenu maître de conférences à l’Institut National Polytechnique de Grenoble, tout en exerçant des activités de conseiller scientifique chez Pechiney, EDF, l’Onera et Arcelor-Mittal. J’ai aussi enseigné dans des universités étrangères, comme à Cambridge où j’ai travaillé avec Mickael Ashby, un professeur très renommé en science des matériaux.

J’ai été nommé Haut-commissaire à l’énergie atomique en septembre 2012, un CDD, renouvelable tous les mercredis en Conseil des ministres ! J’ai aussitôt arrêté toute activité rémunérée de conseil dans l’industrie : cela aurait pu entraîner des conflits d’intérêt.

Mais je suis toujours chercheur et enseignant à l’INP Grenoble.

 

Quel est le rôle du Haut-commissaire à l’énergie atomique ?

Le CEA est un organisme de recherche, chargé par l’Etat d’assurer des missions régaliennes pour la défense et l’énergie, notamment celle d’assurer la disponibilité des moyens de l’arme atomique. Ces missions sont d’une importance telle pour le pays qu’il est indispensable qu’un regard scientifique extérieur, indépendant du CEA, puisse garantir au Gouvernement qu’elles sont correctement remplies. C’est là la mission du Haut-commissaire à l’énergie atomique. Je ne fais donc pas partie du CEA.

Haut-commissaire est une fonction gouvernementale de conseiller scientifique et technique, qui ressemble au rôle du Chief Scientific Advisor du Premier Ministre britannique. Mais mon champ d’action est plus spécifique : il porte uniquement sur les missions du CEA.

Je ne peux pas tout savoir, mais j’ai le devoir d’être curieux de tout. Un scientifique est quelqu’un qui doit continuer à poser des questions d’enfant, et avoir la capacité de s’étonner. Si, dans le cadre de mes fonctions, je dois examiner des sujets touchant à la biologie, je m’adjoindrai un biologiste comme conseil. Mais pour bénéficier de ses avis, il me faut avoir au moins un langage commun avec lui. Donc, en ce moment, je prends des cours de biologie, avec un professeur.

En plus de conseiller le pouvoir exécutif, je conseille l’Administrateur général du CEA lui-même pour nourrir la réflexion de l’établissement et lui permettre de prendre les bonnes orientations stratégiques.

C’est donc un double rôle de conseiller scientifique, à la fois du pouvoir exécutif et du CEA.

Cette charge est exclusivement scientifique. Mon rôle n’est pas de confronter l’analyse scientifique aux problématiques politiques et financières et je m’en dispense volontiers.

J’ai accepté cette charge sous trois conditions :

La première est que je conserve une partie de mon activité d’enseignant et de chercheur à l’INP de Grenoble. C’est indispensable pour rester un scientifique en activité et donc pour exercer efficacement mes fonctions de conseiller scientifique. Tous les lundis, je suis dans mon laboratoire et devant mes élèves, et le CEA a interdiction de m’y déranger.

La deuxième est que l’on ne me demande jamais de m’exprimer devant la presse. En effet, je pourrais influencer l’opinion publique et ce n’est pas mon rôle. D’autre part, pour exercer mes fonctions correctement, je ne dois pas être bridé dans ma prise de parole comme je pourrais l’être si je devais m’exprimer en public : le devoir de réserve absolu va avec un devoir de franchise absolue.

La troisième condition, indispensable, est de  disposer d’une machine à café dans mon bureau ! Connaissant ma grande consommation de café, il ne faudrait pas que mes allées et venues dans le couloir gênent mon travail et celui de mes voisins !

 

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Copyright – Collège de France

 

Concrètement, en quoi consiste votre travail ?

Les sujets que je dois traiter me sont adressés par le CEA, par le Gouvernement ou bien par moi-même : je peux m’autosaisir d’un sujet.

Selon le niveau de complexité, soit je rédige une lettre d’alerte simple, soit je nomme  une commission, ce qui donne lieu à un rapport, dont les premiers destinataires sont l’Exécutif – Présidence et Gouvernement – et l’Administrateur général du CEA.

Les sujets traités sont très variés : le vieillissement des cuves de réacteur, le traitement des déchets, les conséquences d’un blackout électrique en France, les énergies alternatives, etc.

Actuellement, 24 rapports sont en préparation. Compte tenu de la deuxième condition, délibérément, je ne vous parlerai pas de ce qu’ils contiennent.

 

Avec qui travaillez-vous au quotidien ?

J’ai naturellement une équipe rapprochée : la directrice de cabinet, les membres de mon cabinet et mon groupe de travail. Je rencontre régulièrement les conseillers techniques des ministères concernés : Énergie, Industrie, Recherche, Défense, Santé, entre autres, ainsi que les services de Matignon et de l’Elysée.

Je rencontre aussi bien sûr l’Administrateur général du CEA et ses directeurs de pôle. Le CEA ne fonctionne bien que si l’Administrateur général et le Haut-commissaire s’entendent bien.

Je ne me limite pas à ces seuls interlocuteurs. À ma prise de fonctions, j’ai rencontré chaque chef de laboratoire du CEA. Comme il y en a plus de 700, chacun n’a eu droit qu’à une demi-heure, décomptée sur un sablier… Rencontrer directement ces personnes me permet de mieux connaitre le CEA par ses forces vives. Pendant ces entretiens, j’apprends moi-même beaucoup de science ; je tiens à ce que ces entretiens soient informels pour que nous puissions nous concentrer sur les aspects scientifiques.

Mon indépendance me donne une hauteur de vue qui va au-delà du CEA. Mon rôle de conseiller de l’exécutif m’amène ainsi à m’intéresser à AREVA, à l’Andra, à EDF et aux autres sociétés concernées par les activités du CEA.

 

Quelles sont les qualités que vous recherchez chez les personnes avec qui vous travaillez ?

L’un des avantages de ma fonction est que je peux m’adresser directement aux personnes qui me donneront les informations que je recherche. Partout, je m’efforce de dénicher les personnes qui diront d’abord ce qu’elles croient juste, plutôt que ce qu’elles croient devoir dire. C’est ce que j’appelle avoir le sens de l’État.

Je suis convaincu que l’on ne ment pas impunément. C’est bête à dire, mais on n’a pas le droit. Si on ment, on le paie par un défaut de confiance. Dans les rapports que je remets à l’Exécutif, j’ai toute latitude pour écrire des choses susceptibles de ne pas plaire et je ne m’en prive pas quand j’estime devoir le faire.

 

Qu’est-ce qui doit guider l’action publique ? Quel est le rôle de l’expert vis-à-vis du décideur public ?

Une décision politique doit prendre en compte de nombreux aspects, tels que les aspects scientifique, technique, économique et ceux relatifs à l’acceptabilité publique.

De plus, je soutiens qu’une décision politique doit être soumise à un impératif de rationalité. C’est pour cela que je crois que les aspects scientifique et technique doivent être étudiés en premier lieu, car ils forment le socle rationnel de toute décision.

C’est ce qui permet, chez les décideurs, de transformer une opinion basée sur les croyances, en un avis, basé sur le savoir. Et comme disait Kant, « il faut distinguer la croyance du savoir ».

Mon travail consiste à faire en sorte que la totalité du contenu scientifique soit explicitée. Il revient ensuite au décideur de choisir où placer le curseur entre la science, l’économie, l’acceptabilité, etc.

 

Quel est le regard porté sur l’expert aujourd’hui ? Quelle est sa place dans la société ?

L’action politique ne peut se faire qu’avec l’assentiment du peuple, qui lui donne la légitimité nécessaire. Mais dans le débat public, on entend souvent les opinions des uns et des autres avant que les aspects scientifiques soient analysés. À force d’entendre n’importe quoi, la population en devient désinformée. C’est ainsi que naît le conflit entre la légitimité politique et la rationalité scientifique.

Ce phénomène amène donc à dénigrer les aspects scientifique et technique. Aujourd’hui, tout le monde peut prendre position sur n’importe quel sujet, qu’il soit compétent ou non !

La désinformation est facilitée dans le cadre de débats publics où de nombreux participants sont présents. Quand dans un débat de 20 personnes, il y en a une qui ne veut pas écouter, les 19 autres ne se laisseront pas faire. En revanche, si dans un groupe de 200 personnes, il y en a 10 qui refusent d’écouter, alors ils pollueront le débat pour tous les autres.

Si l’on veut que l’action politique soit rationnelle, il faut lutter contre cette désinformation du public. Les citoyens doivent se réapproprier la science dans laquelle ils vivent. La reconstruction du capital scientifique est le travail des scientifiques citoyens, car la science, en plus d’être un métier, est aussi une culture.

C’est dans cette optique que je préside le conseil scientifique de l’association « La Main à la Pâte », pour éveiller les enfants à la culture scientifique, dès le plus jeune âge.

La rationalité est quelque chose de fondamental. C’est une notion sur laquelle je souhaite insister. J’aime beaucoup me rappeler cette phrase de Kant : « Ne faites jamais rien que vous ne puissiez ériger en règle ». La rationalité est en fait le seul outil dont je dispose : la dilution des responsabilités dans la sentimentalité est un court-circuit de cervelle.

 

En tant qu’homme d’Etat et haut fonctionnaire, quel est votre avis sur la filière nucléaire française ?

C’est un des fleurons de notre industrie et je la soutiens en tant que composante de notre mix énergétique. Je n’ai jamais eu et je n’aurai jamais le nucléaire honteux. C’est un moyen efficace pour se dispenser des centrales thermiques. Mendeleïev disait d’ailleurs que « brûler du pétrole était aussi intelligent que brûler un billet de banque ».

On ne résout aucun problème d’ingénieur en ignorant les conditions initiales et les conditions aux limites. Rationnellement, on ne résoudra donc jamais aucun problème lié à l’énergie en ignorant la situation initiale, les astreintes et les objectifs.

J’insiste : il faut traiter les problèmes avec un certain ordre de raisonnement. Il faut d’abord analyser le problème scientifiquement pour déterminer les solutions possibles, et ensuite traiter les autres questions, d’ordre politique, social, etc., pour décider pour quelle solution opter.

 

Cette filière a-t-elle de l’avenir ? Quel conseil donneriez-vous à un jeune qui s’y engage ?

Il y a de l’avenir dans le nucléaire. Il y a beaucoup de choses à faire et il faut les faire ensemble : optimiser les conditions de sûreté, la gestion du combustible, etc.

Ma recommandation pour les jeunes est : Faites bien votre métier d’ingénieur et de scientifique ; vous construisez l’avenir !

Pour peu qu’on cesse de couvrir la réflexion avec le bruit de l’événement, la science a encore beaucoup à dire.

 

 

Publié par Lucille Gouton et Charles Michel-Levy