Plinius passe les accidents graves à la loupe au CEA Cadarache
Attention, chaud devant ! Plinius est une plateforme expérimentale unique dédiée à l’étude du comportement des coriums, cette matière en fusion qui peut se former lors d’un accident grave. Plinius crée et étudie des coriums prototypiques dans différents milieux pour mieux anticiper leur comportement et leur gestion.
Le site CEA de Cadarache est, avec Iter, l’un des poumons de ce territoire de Provence-Alpes-Côte d’Azur parsemé d’entreprises bien connues du secteur nucléaire. Il est probablement le plus vaste centre de recherche nucléaire en France, avec une superficie de 1 600 hectares (dont 900 clôturés), fort de 2 000 salariés pour autant d’emplois indirects. À titre de comparaison, la centrale nucléaire EDF de Gravelines avec six réacteurs n’occupe que 150 hectares ! Cependant, il ne faut pas s’imaginer un immense site industriel bétonné. La nature est omniprésente et les artères de circulation s’enfoncent profondément dans la forêt. Plinius, le laboratoire que nous nous apprêtons à visiter, reste d’ailleurs toujours en deçà de la cime des arbres qui l’entourent.
Le nom de la plateforme expérimentale fait référence à Pline le Jeune, célèbre pour avoir donné la première description scientifique d’une éruption volcanique. Le lien avec le nucléaire ? Plinius est consacrée à l’étude du comportement du corium, ce matériau issu de la fusion du coeur d’un réacteur qui peut se produire lors d’un accident grave hypothétique.
Ce laboratoire compte cinq moyens d’essais : Fujisan, Krotos, Merelava,Viti et Vulcano et constitue l’une des rares installations dans le monde à mettre en oeuvre du corium prototypique, composé de dioxyde d’uranium appauvri représentatif du combustible nucléaire. Seconde spécificité, Plinius n’accueille qu’une seule équipe dédiée composée de nombreux métiers (directeur de recherche, électrotechnicien, ingénieur, mécanicien, chimiste, etc.). « Alors que les installations de recherche sont généralement partagées par plusieurs laboratoires, une seule équipe, représentant une quinzaine de personnes, réalise des expériences sur Plinius », explique Andréa Bachrata, cheffe du Laboratoire d’études et d’expérimentation pour les accidents graves(LEAG), au sein du CEA-IRESNE (Institut de recherche sur les systèmes nucléaires pour la production d’énergie bas carbone), un institut du CEA qui conçoit, simule, teste et qualifie les réacteurs nucléaires actuels et de demain.
< Vérification d’un capteur de température de Mérélava, un dispositif instrumenté qui permet l’étude du comportement du corium (jusqu’à 80 kg) et en particulier l’étude de l’ablation du béton par le corium lors du renoyage par le dessus avec de l’eau. Photo © CEA / A. Aubert
Une plateforme au service d’une nouvelle génération de réacteur
La plateforme Plinius a été lancée dans les années 1990 dans le cadre de la conception des réacteurs de troisième génération dont la sûreté renforcée est pensée pour limiter les effets des accidents graves, notamment en cas de fusion du coeur. Lors d’un tel accident, la fusion des différents éléments du réacteur forme, à très haute température (au-delà de 2 500 °C), le corium, un magma de matières dont la composition varie selon le scénario accidentel. En France, la stratégie de gestion d’un accident grave prend en compte le risque que le corium perce la deuxième barrière de confinement, soit la cuve du réacteur.
Dans le cas de l’EPR, un dispositif spécifique, le récupérateur de corium, a été mis en place afin de maximiser l’étalement et le refroidissement du corium. Les expériences menées à Plinius ont ainsi permis d’alimenter les codes de calculs pour la conception de cet élément et fournissent d’ailleurs toujours des résultats pour consolider de nombreux outils de simulation. « Le laboratoire de modélisation des accidents graves (LMAG), lui aussi au sein du CEA-Iresne, accompagne la préparation des essais grâce à ses outils de calcul, explique Nathalie Seiler, directrice de recherche. Les résultats de l’expérience permettent de vérifier notre compréhension physique des phénomènes et dans le cas contraire de venir affiner nos modèles ».
Vulcano : le créateur de corium
« Vulcano est une enceinte d’essai qui sert à fondre une cinquantaine de kilogrammes de corium », expose Christophe Journeau, directeur de recherche au CEA. La section expérimentale permet aussi de réaliser des essais d’étalement du corium et d’étudier ses interactions avec le béton. « Même sur une seule technologie de réacteur d’une même centrale, la composition du corium peut varier selon le scénario accidentel comme c’est le cas à la centrale de Fukushima Daiichi », précise-t-il. C’est pourquoi la création d’un corium représentatif est en soi un véritable défi. Et quand il s’agit d’étudier les interactions corium-béton, la précision doit être encore plus grande, car à une grande variété de corium s’ajoute une grande variété de béton. « L’homologue japonais du CEA, le JAEA, nous avait envoyé des granulats de Fukushima pour nous permettre de faire un béton représentatif de cette région », raconte ainsi Christophe Journeau.
Dans Vulcano, la création du corium commence par la réalisation d’un mélange de poudres dans une boîte à gants aux vitres rougies par l’oxyde de fer. Après passage dans un lent shaker automatisé, ce cocktail est déposé dans un creuset en matériau réfractaire et sa fusion est déclenchée par réaction thermitique et/ou un système à induction – l’induction pouvant notamment servir à simuler la puissance résiduelle d’un coeur. « Lors d’une réaction thermitique, l’oxyde métallique va transférer son oxygène au métal et, indépendamment de l’atmosphère, permettre une réaction fortement exothermique avec une température dépassant les 2 000 °C en quelques minutes, détaille Arthur Denoix, ingénieur responsable d’essai à Plinius. Cette réaction chimique a l’avantage de s’autopropager, ce qui entraîne la fusion de l’ensemble, mais aussi de fonctionner tout autant sur des petites que des grandes quantités avec des résultats transposables d’une quantité à une autre ».
Fujisan : découpe de corium
La plateforme étant dédiée aux accidents graves, elle sert entre autres à faire progresser le démantèlement des réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi. Pour mémoire, la centrale a subi la fusion des coeurs de trois réacteurs (unités no 1, 2 et 3) et le Japon vise à terme le démantèlement de toute la centrale. Pour ce faire, il faudra découper et récupérer le corium. C’est exactement ce que font, à petite échelle et dans des installations dédiées, les équipes de Plinius.
Le corium de Vulcano, une fois refroidi, peut rejoindre le dispositif Fujisan. Celui-ci étudie, entre autres, la production d’aérosols lors de la découpe. Ces aérosols contiennent les éléments chimiques qui porteraient la radioactivité s’il s’agissait de vrai corium. Situé dans un espace calfeutré, Fujisan accueille les échantillons dans une enceinte vitrée équipée d’outils de découpe. « Pour le démantèlement de la centrale, nous étudions les aérosols formés lors de la découpe mécanique (disqueuse et carottage) d’échantillons de corium, contenant principalement de l’uranium appauvri et de l’oxyde de zirconium1 dans le dispositif Fujisan », explique Viviane Bouyer, ingénieure responsable d’essais et cheffe de projets en lien avec la récupération des débris de Fukushima Daiichi. Ces projets sont menés en collaboration avec l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et Onet Technologies.
(à gauche) Andréa Bachrata, cheffe du laboratoire d’études et d’expérimentation pour les accidents graves au CEA-IRESNE présente un bloc de simulant (non radioactif) de corium ayant servi à des essais de découpe mécanique (par carotteuse). La résine servait à le maintenir dans l’étau de l’installation Fujisan.
Pascal Piluso, directeur de recherche au CEA, devant le four de l’installation Krotos (à droite).
Viti : caractériser le corium
L’installation analytique Viti permet la fusion de seulement quelques grammes (1 à 100 g) de corium prototypique à très hautes températures (au delà de 2 500 °C), suivant plusieurs configurations pour l’étude des propriétés thermophysiques (densité, viscosité, tension superficielle, etc.). La matière vient se loger au coeur d’un serpentin assurant le chauffage inductif indirect. Là encore, il s’agit d’alimenter les codes de calcul du CEA-Iresne, mais pas seulement. « Au-delà du nucléaire, nous travaillons pour de nombreux secteurs, explique Jules Delacroix, responsable d’essais de Viti. L’aérospatial, la fonderie, la défense… Nos données sont transverses et permettent de servir différents types de simulations ».
Merelava et Krotos : interaction eau-corium
Suivant le scénario se produisant en cas d’accident grave dans un réacteur nucléaire, le corium peut se trouver en interaction avec de l’eau. Que ce soit lors de sa chute hors de la cuve, situation simulée dans l’installation Krotos ; ou lors du renoyage par le haut du corium en fond du puits de cuve, situation simulée dans l’installation Merelava.
L’installation Krotos s’intéresse aux phénomènes se produisant lors de l’interaction fluide chaud (corium)/fluide froid (comme l’eau). En situation d’accident grave, une explosion de vapeur énergétique pourrait conduire à un endommagement significatif de l’enceinte de confinement, avec un risque de relâchement de radionucléides. Krotos est composée principalement de deux parties : une partie haute, connectée à d’innombrables câbles où le corium est synthétisé et une partie basse hautement instrumentée pour suivre les mécanismes d’interaction en temps réel sous l’échelle de la seconde. Le corium (jusqu’à 5 kg) est placé dans un creuset en tungstène au sein d’un four permettant d’atteindre une très haute température (> 2 500 °C). « Grâce à un développement technologique spécifique, un jet de corium d’une trentaine de millimètres de diamètre est formé et va venir interagir avec l’eau dans la partie inférieure de Krotos, décrit étape après étape Pascal Piluso, directeur de recherche au CEA. Nous mesurons les ondes de pression et, grâce à un faisceau à rayon X de haute énergie (un Linatron), nous arrivons à avoir une cartographie de ce mélange triphasique (corium, vapeur, eau) très complexe ». En 2024, l’installation Krotos a été sélectionnée par Framatome GmbH (Allemagne), dans le cadre du projet OFFERR2, pour contribuer au développement d’une solution de mitigation basée sur un super absorbeur polymère qui permettrait de réduire le risque d’explosion de vapeur hors cuve.
Merelava, mis en service en 2019, permet d’étudier le renoyage du corium, mais cette fois-ci par le haut. Le corium (jusqu’à 80 kg) est contenu dans un creuset en zircone instrumenté. « En 2016, Plinius s’est équipé d’un générateur d’induction plus puissant (400 KW) avec une fréquence allant de 70 à 300 kHz, permettant un chauffage inductif direct », précise Viviane Bouyer, ingénieure laboratoire responsable d’essais. Le chauffage inductif permet de chauffer le corium pendant son refroidissement par noyage pour représenter la puissance résiduelle émise notamment par les produits de fission, les actinides mineurs et le plutonium, absents des expériences à Plinius.
Une installation en évolution
À l’avenir, la plateforme pourrait être sollicitée pour contribuer aux recherches concernant les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, que ce soit via les collaborations internationales du CEA ou bien au niveau national, par des demandes venant des start-up du nucléaire qui développent ce type de réacteur. « Nous aimerions utiliser des masses plus importantes de corium, mais aussi disposer d’équipements pour étudier les accidents graves de réacteurs à caloporteur sodium », nous explique Andréa Bachrata. C’est pourquoi la création d’une nouvelle installation, qui se nommerait SAFeTY, est à l’étude.
1. Représentant les gaines de combustibles fondues.
2. Programme européen qui vise à faciliter l’accès aux infrastructures de recherche du secteur nucléaire.