Passage des réacteurs 50 à 60 ans : l’ASN précise ses demandes vis-à-vis d’EDF - Sfen

Passage des réacteurs 50 à 60 ans : l’ASN précise ses demandes vis-à-vis d’EDF

Publié le 15 juin 2023 - Mis à jour le 21 juin 2023

Si les premiers réacteurs nucléaires du parc français prennent à peine le chemin des 50 ans, c’est maintenant qu’il convient d’anticiper la prolongation de ces unités à 60 ans et plus. Il est estimé que certaines études et justifications de sûreté prendront du temps et qu’il est par ailleurs pertinent de se projeter, du point de vue de la stratégie technique, au-delà du pas de temps décennal. Dans une note, l’ASN rappelle les principes de la démarche de justification et elle identifie deux sujets à traiter en particulier : les coudes E et la tenue aux séismes de la centrale de Cruas.

EDF souhaite exploiter le parc nucléaire existant au moins jusqu’à 60 ans. D’autres pays ont déjà autorisé cette échéance, voire au-delà (Japon, Finlande, États-Unis). La limite des 40 ans souvent évoquée médiatiquement n’existe pas. Un réacteur n’a pas d’âge limite, la législation française prévoit des visites prolongées tous les 10 ans. Ces réexamens périodiques sont l’occasion d’analyses très approfondies sur la cuve, le circuit primaire, l’enceinte, les niveaux d’aléas naturels (séisme, températures, inondation…), etc. Au terme de celles-ci, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) autorise le réacteur à fonctionner pour 10 années supplémentaires.

En France, les premiers réacteurs viennent à peine de passer les 40 ans, mais l’ASN estiment qu’il est souhaitable d’engager sans attendre l’analyse pour envisager les 60 ans. Ainsi, dans un avis publié le 14 juin 2023, l’Autorité écrit qu’elle « prendra position sur les conditions de la poursuite de fonctionnement des réacteurs au-delà de 50 ans à l’occasion de leur cinquième réexamen périodique. Cet horizon s’avère toutefois trop lointain pour que les enjeux en matière de sûreté nucléaire puissent être suffisamment anticipés et intégrés dans la politique énergétique ».

Dans une interview accordée à la RGN en avril 2023, le Président de l’ASN Bernard Doroszczuk expliquait : « il est important que, dans les deux ans qui viennent, le gouvernement demande à EDF de fournir à l’ASN des justifications de sûreté sur la durée de vie des réacteurs nucléaires au-delà du cadre des visites décennales ». L’autorité indépendante vise « une instruction approfondie débouchant sur une prise de position de l’ASN fin 2026 ».

Plusieurs sujets à étudier de près avaient déjà été identifiés par l’ASN et EDF dans le cadre d’une exploitation à long terme, à savoir la tenue de la cuve des réacteurs, la résistance des enceintes de confinement, le changement climatique et la modification des conditions d’exploitations en fonction de l’évolution du mix énergétique. Bien identifiés, ils font déjà l’objet d’études approfondies.

Mais dans son nouvel avis, l’ASN identifie deux sujets techniques sur lesquels elle attend des justifications par l’exploitant. D’une part, « la résistance mécanique de certaines portions des tuyauteries principales du circuit primaire de plusieurs réacteurs, appelées coudes E » et d’autre part, « la prise en compte du retour d’expérience du séisme survenu au Teil le 11 novembre 2019 pour la centrale de Cruas (Ardèche) ».

Résistance mécanique des coudes E

Les coudes E sont des tuyaux moulés (et non forgés) en acier inoxydable de forte dimension. Ils sont reliés à la cuve du réacteur. Ils se situent sur le circuit primaire. Ces pièces n’ont pas connu de difficultés au moment de leur fabrication et leurs contrôles non destructifs n’ont détecté aucune anomalie en sortie d’usine avant d’être montées sur les réacteurs.

Toutefois, conformément à la démarche classique de sûreté, on fait l’hypothèse que la présence de défauts à l’origine n’a pas été éliminée étant donné que « le procédé de fabrication par moulage utilisé est susceptible de générer des défauts de fabrication ». Par ailleurs, l’ASN rappelle que « l’acier inoxydable moulé vieillit lorsqu’il est soumis à la température de fonctionnement des réacteurs ». Cela pourrait ainsi conduire à diminuer la résistance du métal à la propagation d’un défaut.

La note de l’ASN cite cinq réacteurs « pour lesquels les analyses mécaniques réalisées à l’occasion de leur quatrième réexamen périodique ne permettent pas de justifier une poursuite de fonctionnement d’ici l’atteinte de leurs 60 ans », à savoir Tricastin 4, Saint-Laurent-des-eaux 2, Dampierre 4, Blayais 3 et Paluel 2. Le sujet des coudes E n’est pas nouveau, il est identifié et suivi depuis des années. Les travaux d’étude et d’analyse approfondis ont déjà conclu positivement pour un fonctionnement jusqu’à 50 ans.

Pour aller au-delà, EDF a soumis à l’ASN des pistes d’évolution de ses méthodes de justifications mécaniques et le développement de nouveaux moyens de contrôle non destructifs afin de mener des examens en exploitation. En dernier recours, il s’agirait de développer la capacité de remplacer ces coudes E. Une telle opération est qualifiée de « difficile » par l’ASN car « car ils sont directement connectés à la cuve et situés dans une zone soumise à des niveaux d’irradiation rendant difficiles les interventions humaines de longue durée dans cette zone ». C’est pourquoi ce sont des moyens robotisés et téléopérés qui sont en cours de développement.

Retour d’expérience du séisme du Teil

Le 11 novembre 2019, un séisme a eu lieu au sud de Montélimar et sa magnitude locale a été mesurée à 5,4. Il est lié à la faille de la Rouvière, situé au sud de la commune du Teil. La zone est connue pour sa sismicité, mais l’événement est particulièrement notable car, même s’il est comparable à des séismes historiques (fin du XIXe siècle) pris comme base de définition des référentiels de sûreté de Cruas, il a donné lieu à un déplacement de 10 à 15 centimètres en surface le long de la faille. Le séisme a été ressenti jusqu’à la centrale de Cruas (situé à environ 15 kilomètres de l’épicentre) avec une accélération de 0,045g, sans qu’il ne provoque de dommage ni d’effets visibles sur la centrale. Le séisme du Teil fait l’objet, depuis plusieurs années, de travaux scientifiques approfondis, qui comportent un volet de géologie de terrain et des campagnes géophysiques.

La centrale de Cruas, si elle avait été arrêtée pour contrôle après le séisme, n’avait subi aucun dégât. Il faut dire que cette centrale est unique au monde dans sa conception. Les études d’aléas du site de Cruas avaient conduit à retenir un séisme d’accélération calée à 0,3g, contre 0,2g pour l’ensemble du palier 900 MW. Pour y faire face, à l’époque, EDF avait construit la centrale sur des appuis parasismiques. Cela avait permis de conserver les ouvrages de génie civil et les systèmes et équipements de l’îlot nucléaire identiques à ceux du reste du palier. Cette technologie « filtre » le mouvement sismique, et réduit considérablement les accélérations ressenties.

L’ASN demande à EDF de mieux caractériser les systèmes de failles sismiques dans la région. En particulier, elle indique que « si ces investigations montraient la présence, sous le site de Cruas, d’une faille capable d’induire une rupture en surface, la démonstration de sûreté de cette centrale serait complexe à établir et pourrait nécessiter des travaux conséquents, voire remettre en cause la poursuite du fonctionnement des réacteurs de la centrale nucléaire de Cruas, indépendamment de l’échéance des réexamens périodiques ». Comprendre : y a-t-il une faille qui passent sous le site ? Si oui, sont-elles capables de déplacer le terrain de plusieurs centimètres en surface ? Dans ce cas, comment la sûreté de la centrale peut-elle être assurée ? ■

Par Ludovic Dupin (Sfen)

Photo : Centrale nucléaire de Cruas-Meysse – @ Xavier POPY/REA/EDF