Nucléaire : la filière française doit accélérer sa transformation
L’Institut Montaigne vient de publier son rapport sur l’avenir de la filière nucléaire française. Intitulé « Nucléaire : l’heure des choix », le think tank indépendant y trace les grands défis qui attendent l’équipe de France du nucléaire dans un contexte économique dégradé et une montée en puissance de la concurrence internationale. Pour l’Institut, les solutions existent pour permettre au nucléaire de franchir le « saut de compétitivité » dont il a besoin pour se maintenir.
Passage en revue des enjeux avec Corinne Thérond-Koos, rapporteur de l’étude de l’Institut Montaigne et associée du cabinet Archery Strategy Consulting.
RGN – Cinq ans après l’accident de Fukushima, assiste-t-on à la fin du nucléaire ?
Corinne Thérond-Koos : L’accident de Fukushima n’a mis qu’un coup d’arrêt temporaire à la construction de nouvelles centrales, dans un contexte où les sous-jacents du marché de l’énergie nucléaire sont positifs. L’atome est en effet une des rares énergies à faire la synthèse entre deux défis majeurs : l’augmentation des besoins énergétiques et la lutte contre le réchauffement climatique.
Au niveau mondial, les besoins énergétiques vont croître. L’évolution sera forcément hétérogène suivant les zones géographiques mais elle est déjà tangible. Dans le même temps, l’Accord de Paris en décembre 2015 a démontré qu’il existe enfin un consensus international et surtout une volonté partagée pour limiter le réchauffement climatique de 1,5 à 2 °C au-dessus des moyennes préindustrielles. Dans ce contexte, le GIEC recommande une substitution accélérée des combustibles fossiles en faveur de l’électricité ainsi que sur une décarbonation du mix électrique. Nous aurons alors besoin de toutes les technologies bas carbone, dont le nucléaire, pour répondre aux besoins en électricité.
En outre, 12 des 15 premières puissances économiques mondiales ont fait ou font le choix du nucléaire et des primo-accédants étudient sérieusement l’accès à l’énergie nucléaire ! La Chine présente le plus vaste programme de construction, après une courte pause suite à l’accident de Fukushima.
La construction de nouvelles centrales nucléaires est-elle en hausse ?
CTK : Plus de 80 constructions de réacteurs ont démarré au cours de la décennie 2006-2015, soit 2,5 fois plus que sur la précédente décennie.
Les travaux de prospection, comme ceux de l’AIE, projettent une évolution de la production nucléaire comprise entre + 50 % et 100 % d’ici 2030.
Mais attention à ne pas mésestimer les défis à surmonter pour un tel développement…
Quels sont les défis auxquels le secteur doit faire face ?
CTK : Le nucléaire est confronté à une problématique d’acceptabilité liée aux accidents majeurs et à la gestion des déchets radioactifs. Pour relever ce défi, il faut accélérer l’élévation du niveau global de sûreté. Ici, je ne parle pas spécifiquement de la France mais de la nécessité de tirer vers le haut les exigences internationales en matière de sûreté au niveau mondial.
Le second défi du nucléaire est le financement. Les coûts des infrastructures de production d’énergie nucléaire s’élèvent à plusieurs milliards, la période de retour sur investissement est très longue et présente des risques. Le premier facteur de risque est lié à l’environnement des marchés de l’électricité, spécifiquement ceux qui sont dérégulés et qui ne donnent pas les bons signaux économiques aux investisseurs, comme dans l’Union européenne. De surcroît, les dérapages des coûts ou des plannings de premiers projets de construction de centrales de génération III, ont ébranlé la confiance des gouvernements et des investisseurs dans la rentabilité des capitaux investis. Ils ne concernent pas que les industriels français : on observe les mêmes difficultés aux États-Unis notamment. L’absence de nouvelles constructions pendant plus d’une décennie a entraîné une perte de savoir-faire, qui touche les maîtres d’oeuvre mais également le tissu industriel.
Ces difficultés sont-elles insurmontables ?
CTK : Il est clairement de la responsabilité des pouvoirs publics, nationaux et européens, de mettre en place des conditions efficaces de fonctionnement des marchés de l’électricité. En ce qui concerne les industriels, l’exemple de l’aéronautique nous apprend qu’une filière peut monter en maturité. D’ailleurs, l’industrie spatiale européenne est également en mutation. C’est maintenant au tour de la filière nucléaire française de se transformer pour réussir ses prochains programmes. Ces défis doivent être relevés pour que le nucléaire joue pleinement son rôle dans la transition énergétique et que la filière française soit compétitive dans un contexte concurrentiel de plus en plus intense.
Qui sont les principaux acteurs du nucléaire ?
CTK : Six pays se sont dotés d’une industrie nucléaire et affichent des ambitions de développement à l’export : les États-Unis, la Russie, la France, le Japon, la Chine et la Corée du sud.
Dans la fourniture de réacteurs nucléaires, dont le début de construction constaté ou estimé va de 2009 à 2018, la France détient une dizaine de pourcents de parts de marché, derrière la Russie et les acteurs américano-japonais qui représentent chacun environ un tiers du marché. Grâce aux transferts de technologie accordés par les États-Unis, la Chine est maintenant en mesure de se positionner à l’export sur ce segment, avec un réacteur sinisé.
Sur les autres marchés du cycle, le groupe AREVA fait également partie des leaders mondiaux.
Quels sont les points forts de ces principaux acteurs ?
CTK : Sur le marché des réacteurs de puissance, les industriels russes ont opté pour un modèle d’affaires de type « Design-Build-Own-Operate », très attractif dans les pays hors OCDE, notamment chez les primo-accédants, qui ne disposent pas d’industrie nucléaire ou de capacités de financement suffisantes. Ce modèle bénéficie du soutien financier de l’État russe. Que cela soit Rosatom, Kepco, l’acteur coréen, ou bien les acteurs chinois et japonais, le développement à l’export de la filière industrielle est soutenu par les États qui octroient des conditions de financement bien plus attractives que les normes retenues par l’OCDE.
Comme dans le spatial avec Space X ou l’automobile avec Tesla, le nucléaire voit-il arriver de nouveaux acteurs ?
CTK : Aux États-Unis, on observe effectivement l’émergence de start-up qui se lancent dans des développements de nouveaux projets de réacteurs, de type SMR, appuyées par des partenaires historiques du nucléaire et par des dotations publiques. En revanche, il est difficile, à ce stade, de savoir comment ces nouvelles structures évolueront et si les innovations qu’elles proposent verront le jour sur le plan commercial.
Regardons l’industrie spatiale : il y a quelques années, personne ne misait sur Space X. Maintenant, l’entreprise d’Elon Musk est prise au sérieux si bien qu’elle a conduit l’industrie spatiale européenne à se réorganiser. Cette nouvelle concurrence est concomitante d’une montée en puissance des clients privés qui viennent compenser la réduction des budgets étatiques. Le secteur nucléaire, quant à lui, reste dans une logique de souveraineté. Aussi est-il plus vraisemblable que les acteurs industriels historiques, relais de la souveraineté des États, se partagent le marché.
Les entreprises qui s’intéressent au nucléaire sont nombreuses, mais peu arrivent à pénétrer ce secteur. Pourquoi ?
CTK : Outre l’intensité concurrentielle, les barrières à l’entrée sont de plusieurs natures : technologiques, industrielles et surtout réglementaires. L’hétérogénéité des codes et normes entre les pays est également un frein au développement des acteurs dans l’industrie nucléaire. Dès que l’on veut exporter un produit, quand bien même celui-ci serait déjà certifié dans un pays, il faut repasser une qualification, ce qui représente des coûts et des investissements supplémentaires. Cela ne va pas dans le sens d’une compétitivité globale du nucléaire.
Comment se positionne l’« équipe de France » du nucléaire dans un marché où la concurrence est devenue plus forte ?
CTK : Les difficultés traversées par la filière portent atteinte à sa crédibilité et à sa compétitivité à l’export. Dans un contexte où les solutions de financement sont à la fois difficiles à obtenir et contribuent à la différenciation, face à des acteurs soutenus par leur État, l’industrie française est aujourd’hui pénalisée. Elle doit démontrer qu’elle sait tenir ses engagements contractuels et ses coûts.
La route est encore longue…
CTK : La route fut longue jusqu’ici, car la filière industrielle française, avant la mise en chantier des réacteurs de génération III, a traversé une décennie sans construction neuve de réacteur. Les prochaines années offrent de nouvelles perspectives comme le grand carénage, le renouvellement des parcs britannique et français, les chantiers de démantèlement, l’opportunité de construire une usine de traitement-recyclage des combustibles usés en Chine.
Le nucléaire est une industrie de grands programmes. Ce sont eux qui permettent de dynamiser la filière et de réaliser des sauts de compétitivité. D’autres filières comme l’aéronautique ou la défense sont montées en maturité lors des dernières décennies, grâce à des projets fédérateurs. Pour l’industrie nucléaire, c’est maintenant que cela se joue.
Le marché domestique est-il suffisant pour assurer de l’activité à l’ensemble de la filière nucléaire ?
CTK : La filière ne peut se contenter de se positionner uniquement sur le marché national pour deux principales raisons. Tout d’abord, les volumes à l’export représentent des opportunités pour investir dans une politique produit et maintenir ses compétences de manière pérenne. D’autre part l’exposition à la concurrence internationale stimule l’innovation et la compétitivité.
Aussi, la compétitivité des acteurs de la filière française, celle des maîtres d’oeuvre, des prestataires EPC (Engineering, Procurement, and Construction) ou des équipementiers, passera par leur capacité à se positionner à l’export et à gagner des parts de marché, y compris auprès d’autres donneurs d’ordre que le chef de file français.
Le projet Hinkley Point C au Royaume-Uni va donc dans le bon sens ?
CTK : Construire les réacteurs d’Hinkley Point C est crucial pour la filière industrielle française.
Ce projet est attractif pour plusieurs raisons : le contrat négocié avec l’État britannique met les industriels dans de bonnes conditions et le choix du Royaume-Uni s’inscrit dans la stratégie de développement international mise en oeuvre par EDF depuis près de 10 ans. C’est surtout l’opportunité qu’il faut saisir pour démontrer que la filière est capable de tenir ses engagements. La filière a besoin de cette référence pour gagner d’autres projets à l’export.
Quels sont les atouts de la France ?
CTK : La France s’est dotée d’une filière de recherche, derrière le CEA, et industrielle complète. Elle est en train de se mettre en ordre de bataille derrière un maître d’oeuvre de réacteurs nucléaires, un acteur du cycle qui reste en position de leadership sur ses marchés. Le tissu industriel est composé d’ETI et de PME capables de monter en puissance. Sans oublier l’Andra, l’ASN et l’IRSN qui sont reconnus mondialement. Cela représente plus de 200 000 personnes qui, mobilisées sur les enjeux de la filière, sont une véritable force de frappe.