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Nucléaire, une énergie dans les territoires

Publié le 29 février 2016 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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Issues de la même grande famille de la connaissance, les sciences dites « dures » et les sciences sociales ont des difficultés à s’appréhender, se comprendre. Le plus souvent, elles préfèrent s’ignorer. Pourtant, lorsqu’elles mettent en commun leur expertise, elles portent du fruit, comme en témoigne l’importance accrue des « facteurs organisationnels et humains » dans le maintien de la sûreté des installations nucléaires et la prévention des accidents. La géographie peut-elle à son tour bénéficier à l’industrie nucléaire ?

Alors que la transition énergétique redessine les contours d’un nouveau système, crée de nouveaux centres de production d’électricité et trace de nouvelles lignes électriques, le regard du géographe est essentiel pour comprendre les dynamiques en jeu en termes d’emploi, de démographie, de fiscalité, d’économie locale, d’identité…

Discipline transverse par essence, la géographie permet de dresser une vue d’ensemble et nous invite à faire un « pas de côté » pour mieux comprendre l’énergie et l’industrie nucléaire.

Géographie et énergie : une histoire récente

Jusque très récemment, les géographes avaient délaissé l’étude du nucléaire aux seuls anthropologues[1] et sociologues[2].

En 2009, c’est le déclic. « La perte de l’appel d’offres portant sur la construction de plusieurs réacteurs aux Émirats Arabes Unis a fait prendre conscience de la nécessité de restructurer la filière nucléaire. Pour la première fois, le gouvernement a réalisé une cartographie de l’activité nucléaire en France » se souvient Teva Meyer, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique[3].

Cette première brique pose les bases d’une pensée géographique sur le nucléaire qui, à l’aune des débats sur la transition énergétique, s’est enrichie de nouveaux travaux.

Comment le nucléaire structure-t-il les territoires ?

Système technopolitique[4] fait de flux, d’usines, de mines d’uranium, de lignes électriques et de centrales, le nucléaire dispose d’une forte empreinte géographique. Pourtant, rien ne l’y prédestinait. « À l’origine, le nucléaire avait été pensé comme une énergie déterritorialisée », rappelle Teva Meyer. « L’objectif final était de construire des surgénérateurs qui auraient permis à la France de ne plus dépendre des mines d’uranium ni d’aucune autre ressource. Il s’agissait bien de déterritorialiser cette énergie ».

Si ce projet de réacteur de 4e génération (ASTRID) n’est pas abandonné, force est de constater que l’industrie nucléaire a continué de se développer jusqu’à devenir aujourd’hui la troisième filière industrielle de l’Hexagone. Tout au long de ces dernières décennies et encore maintenant, l’industrie de l’atome a marqué les territoires et participé à façonner les identités locales. Cet ancrage profond s’explique en grande partie par la création d’une filière globale (de l’amont à l’aval) plus qu’à l’aspect « nucléaire » de l’activité.

Entre maillage et polarisation

Lorsque le programme nucléaire démarre, les considérations techniques (nécessité d’être à proximité des sources froides – fleuves et mers – pour les centrales[5]) et financières (prix du foncier[6]) déterminent le choix des implantations, et non, comme cela a pu être le cas dans d’autres pays dont l’Allemagne, la nécessité d’être à proximité d’une zone industrielle ou de grandes agglomérations. La France fait donc le choix d’implanter ses principales installations nucléaires dans des zones rurales et faiblement peuplées.

Pour autant, à la différence de la Suède qui concentre l’ensemble des activités nucléaires – exploitation des centrales et stockage des déchets – sur un même site, la filière française s’implante un peu partout. Selon les calculs de Teva Meyer : « Dans 64 des 101 départements, on trouve au moins une entreprise dont le chiffre d’affaires dépend pour moitié du nucléaire ». Au fil des années, la filière a tissé un maillage territorial important et d’autant plus solide qu’il repose sur les 2500 entreprises, PME, PMI, ETI et grands groupes du secteur.

À cette présence importante du nucléaire sur l’ensemble du territoire s’ajoutent des pôles, structurés ou informels, positionnés sur une activité, comme le démantèlement à Marcoule, ou autour de technologies nécessaires à la construction nucléaire comme le PNB en Bourgogne. Au total, la France compte six pôles sur l’ensemble du territoire.


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Les impacts économiques et sociaux

Les territoires qui disposent d’une installation nucléaire sont-ils dépendants de celle-ci ? Oui et non. Sur cette question, les géographes sont partagés. Pour Romain Garcier, enseignant à l’École Normale Supérieure de Lyon : « En France, les territoires ne sont pas dépendants. On trouve la dépendance plutôt à l’étranger : dans des villes minières du Colorado aux États-Unis, ou au Canada. Là-bas, quand la mine d’uranium ferme, il n’y a plus d’activité économique du tout ». Ce n’est pas l’avis de Teva Meyer qui ironise sur le « modèle pétromonarchique » des communes du nucléaire. Ainsi, selon lui, certains riverains de Saint-Vulbas, commune de la centrale du Bugey (Ain), la rebaptiseraient « Émirat de Saint-Vulbas ».

La dépendance est-elle réelle ou fantasmée ? Que disent les faits ?

D’abord, comme toute industrie, le nucléaire, parce qu’il paie des impôts, et des taxes, et emploie des personnes, porte intrinsèquement une dimension redistributive et marque de son empreinte l’économie locale. En France, cette empreinte est plus importante que dans d’autres pays, du fait de la fiscalité. Selon que la fiscalité est indexée sur le capital de l’entreprise (une centrale est intensive en capitaux et apporte beaucoup d’argent aux territoires) ou ses bénéfices (nécessairement variables d’une année sur l’autre), l’impact sera plus ou moins fort. En France, la taxe professionnelle – devenue en 2010, « impositions forfaitaires sur les entreprises de réseaux » (IFER) – a permis aux communes d’investir dans la réalisation de grandes infrastructures (centres aquatiques, espaces culturels…) et surtout de développer les services aux populations. « On ne voit pas cette extravagance en Allemagne où la fiscalité est basée sur les bénéfices de l’entreprise » commente Teva Meyer.

Pour autant, les communes des centrales ont partagé leur « trésor ». Compte tenu des recettes fiscales (importantes) et de leur taille souvent modeste, les communes d’implantation des 19 centrales ont toutes rejoint une communauté de communes pour gérer au mieux les ressources. « Là où il y a du nucléaire, il y a des intercommunalités. Ces regroupements assurent une meilleure redistribution » résume Romain Garcier.

Autre impact des centrales nucléaires : les investissements réalisés par les exploitants d’installations nucléaires pour soutenir la vie locale (financement d’associations, de clubs de sport, de festivals, etc.). Des initiatives similaires avaient été entreprises chez nos voisins suédois. « Pendant un temps, les industriels avaient constitué un fonds d’investissement destiné à réhabiliter un quartier, construire des cinémas et rénover des lignes de transports » se souvient Teva Meyer.

Quand une centrale cesse son activité

Lorsque la centrale ferme, qu’advient-il du territoire ? Dans quelle mesure l’économie locale est-elle impactée ? Alors que la question de fermer (prématurément) Fessenheim est à nouveau sur la table, Romain Garcier invite à regarder une expérience antérieure : la fermeture de Superphénix. Avec ses étudiants, il a observé les effets de la fermeture de la centrale de 1 200 MW sur le territoire rhodanien. Résultat, si cette fermeture a été « un bouleversement humain » pour les habitants, entraînant « une rupture géographique » – « les ingénieurs et les travailleurs à qui l’on proposait de démanteler l’installation sont partis » –, les effets sur le territoire ont été atténués par le développement, au même moment, d’une grande zone industrielle : la plaine de l’Ain, à l’est de Lyon. « D’une économie locale, nous sommes passés à une économie territoriale où les gens faisaient plus de kilomètres pour aller travailler. »

Pour le géographe, ce phénomène n’est pas propre au nucléaire. Dans un autre territoire, en Lorraine, la fermeture de l’usine de Florange a affecté la région, mais une partie des travailleurs est allée travailler ailleurs, plus loin, au Luxembourg. « Dans ce contexte, il est difficile de prédire l’impact qu’aura la fermeture d’une infrastructure industrielle. La résilience des territoires à surmonter ces difficultés est parfois supérieure à ce que l’on croit » conclut Romain Garcier.

La centrale : un marqueur identitaire

En France, les géographes sont unanimes pour convenir que le nucléaire a modifié le territoire. L’arrivée de très grosses usines a eu une influence importante sur la démographie de territoires en déprise. « Entre 1962 et 2010, les populations des communes de Saint-Vulbas, de Saint-Laurent-Nouan et de Belleville-sur-Loire ont augmenté respectivement de 300 %, 350 % et 340 % alors que la croissance départementale n’était que de 75 %, 30 % et 6 % » rappelle Teva Meyer.

L’activité industrielle a également contribué à façonner l’identité locale. Selon l’ethnologue Françoise Lafaye[7], la vie sociale des habitants n’est pas structurée entre les « pour » d’un côté et les « contre » de l’autre. Localement, les habitants raisonnent par rapport à la centrale et le travail qu’elle peut créer. Ils ne la perçoivent pas comme une activité à risque mais comme une activité industrielle. De son côté, le sociologue Pierre Fournier, ancien ouvrier de Marcoule, montre comment l’implantation d’une industrie exigeante en matière de qualification, a favorisé l’émergence d’une mobilité sociale ascendante : les adultes accédant à des emplois qualifiés et les plus jeunes étant encouragés à augmenter leur niveau d’étude.

Situées dans des territoires ruraux, les centrales sont généralement les principaux, voire uniques employeurs. Cette tendance s’est accentuée avec les départs à la retraite et le renouvellement des effectifs. « Les centrales sont à la fois les plus gros employeurs et ceux qui recrutent le plus », résume Teva Meyer. « Les habitants ont une perception positive de l’installation, d’autant que la centrale structure plusieurs moments de votre vie : école, association, emploi, échanges scolaires ».

L’attachement local à la centrale est si fort que certaines communes y font référence sur leur blason. C’est le cas pour la communauté de communes de Cattenom et environs et celle de Fessenheim « Essor du Rhin ».

Les flux, reflets d’une filière en mouvement

« La géographie n’est pas que la description d’éléments statiques. Elle permet de décrire un système et ses interactions, c’est-à-dire de s’intéresser aux flux » rappelle Romain Garcier. Dans le nucléaire, les flux sont nécessaires à l’industrie « aussi bien pour alimenter les centrales en combustible que pour évacuer les déchets » ajoute Teva Meyer.

C’est aussi un moyen pour les opposants de « territorialiser » une opposition la plupart du temps circonscrite à un site. « Les flux permettent de montrer que le territoire est totalement concerné par le nucléaire » explique Teva Meyer. Ainsi, le débat n’est plus seulement local, il devient national.

Si en France, la plupart des flux et des transports font l’objet d’une communication, ce n’est pas le cas ailleurs. « En Suède, on ne sait pas d’où est importé l’uranium nucléaire » souligne le géographe.



Outre-Rhin, le nucléaire est une industrie parmi d’autres

Lorsqu’en 2011, Angela Merkel annonce la fin du nucléaire en Allemagne, beaucoup de commentateurs français pointent une décision précipitée, irréfléchie, prise sur le moment. La géographie apporte une grille de lecture intéressante pour comprendre cette décision.

En Allemagne, les centrales sont implantées dans des territoires peuplés et riches, où la base industrielle est diversifiée (les Allemands sont d’ailleurs beaucoup plus nombreux à vivre proche d’une centrale nucléaire que les Français). Si bien que l’argent du nucléaire et sa contribution à la démographie se diluent. « Dans le Bade Wurtemberg, le tissu industriel est extrêmement développé, on y trouve le cluster de l’automobile avec des usines Audi qui emploient 15 000 personnes » explique Teva Meyer. « En Allemagne, une centrale nucléaire est socialement et économiquement banale. »

Alors qu’en France, il paraîtrait difficilement envisageable pour les élus locaux de soutenir la fermeture d’une centrale nucléaire située sur leur territoire, ce n’est pas le cas outre-Rhin. « Pour beaucoup, la centrale apporte peu de retombées économiques et sociales au regard des ennuis qu’elle génère : militantisme, problèmes d’urbanisme » résume Teva Meyer.

Par le prisme de la géographie, il est également plus facile de comprendre l’intérêt accru des Allemands pour les énergies renouvelables. « Certains acteurs avaient économiquement intérêt à voir le nucléaire s’arrêter » explique le géographe. « Le parti conservateur de Bavière, la CSU, traditionnellement pro-nucléaire, est devenu anti-nucléaire lorsqu’il s’est rendu compte que le développement des énergies renouvelables bénéficiait à leur électorat : les agriculteurs. »

Utiliser la géographie pour réussir la transition énergétique

De plus en plus, les géographes s’emparent de la question de la transition énergétique et étudient l’impact du développement des énergies renouvelables sur le territoire.

À propos des renouvelables, Teva Meyer rappelle une vérité parfois oubliée : « La première ressource que consomment les énergies renouvelables, c’est le territoire ! Il faut de l’espace pour les renouvelables ». Dans L’Énergie des sciences sociales, les sociologues Olivier Labussière et Alain Nadaï parlent même du « pouvoir de colonisation de l’espace » de ces énergies. Leur développement à grande échelle marque le territoire et réinterroge le lien entre l’énergie (production, transport, consommation) et l’habitation des territoires et des paysages. Comme le nucléaire avant elles, nul doute que le développement des énergies renouvelables fera émerger de nouveaux modes de vie et de nouvelles revendications sur les inégalités sociales et environnementales.

À l’heure d’une diversification du mix électrique et d’un nouveau départ pour la filière, la géographie pourrait apporter son concours au service d’une transition énergétique réussie.


« Paysage au nucléaire », dans A. Roger (éd.), Maîtres et protecteurs de la nature, Éditions Champ-Vallon, 1991, p. 132-142

Travailler dans le nucléaire. Enquête au cœur d’un site à risques, A. Colin, 2012 – Pierre Fournier

Doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’université Paris 8 et enseignant chercheur à l’université de Haute-Alsace, Teva Meyer s’intéresse aux conflits liés à l’utilisation de l’énergie nucléaire. Après avoir consacré deux mémoires de master à une étude du conflit autour de la centrale de Fessenheim puis à une analyse de la relance du nucléaire civil en Suède, son travail de thèse porte sur une étude comparative des géopolitiques du nucléaire en Allemagne, France et Suède.

Notion développée par Gabrielle Hecht dans Le nucléaire vu d’Afrique, MIT Press, 2012.

La qualité du foncier était également importante : les terrains devaient supporter des installations lourdes.

La France a également privilégié des terrains dont la valeur agricole était faible pour éviter les conflits avec les paysans locaux. 

Regards croisés sur un territoire. L’exemple de l’implantation de la centrale nucléaire du Blayais, Performances, 1999