Les minéraux de la transition énergétique sous tension
Dans son nouveau rapport publié le 5 mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) s’interroge sur la place des minéraux dans les technologies énergétiques bas carbone, notamment d’un point de vue stratégique. L’accent est mis sur les tensions d’approvisionnement qui pourraient voir le jour, et porter préjudice au déploiement de la transition énergétique qui s’amorce partout dans le monde.
Les technologies requises pour une transition énergétique en accord avec les objectifs climatiques mondiaux sont gourmandes en métaux, que ce soit les véhicules électriques, les énergies renouvelables ou l’expansion des réseaux électriques. Les déployer à grande échelle engendre donc nécessairement une hausse considérable de la demande pour des minéraux aussi variés que le cuivre, le silicium ou le lithium, et aura un impact majeur sur de nombreuses industries minières.
En raison de l’importance de ces minéraux, leur disponibilité, la sécurité d’approvisionnement et la volatilité des prix interrogent l’AIE, qui souligne les risques auxquels les gouvernements devront faire face en termes de sécurité énergétique. Ce rapport a pour objectif d’exposer le lien entre les technologies de la transition énergétique et les minéraux, d’évaluer et de comparer les besoins pour différentes technologies et différents scénarios d’ici à 2040, et d’en identifier les conséquences environnementales, sociétales, ainsi qu’en matière de sécurité d’approvisionnement.
Le cadre méthodologique du rapport
L’étude se base sur deux scénarii établis par l’AIE, et sur les prévisions correspondantes de déploiement technologique bas carbone[1,2].
– Le scénario STEPS (Stated Policies Scenario) correspond à la mise en œuvre des politiques annoncées par les gouvernements, qui ne permet pas d’atteindre les objectifs de développement durable que se sont fixé les pays signataires de l’Accord de Paris.
– Le scénario SDS (Sustainable Development Scenario) permet quant à lui d’atteindre les objectifs climatiques fixés à l’Accord de Paris.
Ces deux trames sont décomposées en une dizaine d’alternatives selon les évolutions technologiques envisagées d’ici à 2040.
Les technologies couvertes par l’étude sont les technologies énergétiques majoritairement déployées dans le SDS : solaire (CSP et PV), éolien (offshore et onshore), électronucléaire, hydroélectrique, géothermique, biomasse, mais également réseaux électriques, véhicules électriques, batteries et hydrogène.
Le rapport s’intéresse aux minéraux nécessaires à la construction des équipements et infrastructures et non à ceux répondant aux besoins opérationnels, de type combustible par exemple. L’uranium n’est donc pas étudié ici.
L’acier est très présent dans de nombreuses technologies, néanmoins il n’est pas non plus étudié ici car il n’a pas d’implications particulières en termes de sécurité énergétique, et son utilisation dans les technologies vertes n’est pas un moteur majeur de la demande totale. L’aluminium joue un rôle crucial pour la transition énergétique, mais n’est pas étudié non plus ici (il fait déjà l’objet d’autres études via ETP[1] et WEO[2]), à l’exception du cas des réseaux électriques.
Une attention particulière est donc portée aux métaux suivants : cuivre, cobalt, lithium, nickel et certaines terres rares.
État des lieux
D’une dépendance à une autre
La transition énergétique peut s’interpréter comme le transfert d’une dépendance aux ressources fossiles (charbon, pétrole, gaz) à une dépendance aux ressources minérales.
Cette augmentation de la consommation des métaux en question dans la production d’électricité est déjà visible : de 2010 à aujourd’hui, la quantité moyenne de minéraux requise pour une unité de capacité de production d’électricité installée a augmenté de 50 % en raison de la croissance des énergies renouvelables.
Une transformation du paysage énergétique déjà visible
On observe une transformation progressive du paysage commercial et géopolitique associé à l’énergie. En voici quelques caractéristiques :
– Les métaux rattrapent progressivement le charbon en termes de revenus issus de la production sur le marché minier et devraient le dépasser d’ici 2040, avec en tête (en proportion massique) le cuivre, le nickel, le graphite, et une augmentation fulgurante de la demande en lithium.
– La production des minéraux « de transition » est particulièrement concentrée géographiquement, bien plus que pour le pétrole et le gaz, avec trois producteurs principaux qui se partagent plus de 75 % de l’extraction mondiale pour le lithium[3], le cobalt[4] et les terres rares[4]. Pour ce qui est de la transformation des métaux, l’hégémonie de la Chine est plus frappante encore (près de 90 % pour les terres rares).
Concernant la sécurité d’approvisionnement, un système énergétique reposant sur des combustibles fossiles et un système basé sur des énergies « propres » présente des distinctions notables :
– Si une crise d’approvisionnement de pétrole perturbe immédiatement et très largement tous les usagers de véhicules thermiques (cela a été le cas dans les années 1970), dans le cas des minéraux, seule la fabrication de nouveaux équipements est mise à mal, et les utilisateurs de technologies déjà construites n’en subissent pas directement de conséquences ; ainsi, le seul risque est une transition plus lente et plus coûteuse (du fait d’un marché tendu ou de la rareté des ressources) vers des technologies vertes.
– Le marché du pétrole est un grand et unique marché, tandis que les minéraux en jeu pour la transition énergétique sont multiples, avec chacun leur dynamique d’approvisionnement selon leur origine et chacun leurs conséquences.
Favoriser le recyclage
A noter qu’il existe des perspectives importantes de recyclage des métaux utilisés dans les technologies de la transition énergétique, notamment en prévision de l’arrivée dès 2040 d’un grand nombre de batteries usagées, celles qui sont fabriquées aujourd’hui.
Le recyclage contribuera à renforcer la sécurité énergétique même s’il ne pourra pas se substituer à un approvisionnement en matières premières. En effet, il resterait nécessaire même avec un taux de recyclage en fin de vie des métaux idéal de 100 %, compte tenu de la croissance rapide des besoins.
Prévisions de l’AIE sur les besoins en matériaux des différentes technologies bas carbone
Besoins en métaux des technologies considérées [6]
L’AIE réalise ici une comparaison des intensités matières données par unité de capacité installée et non par unité d’énergie produite. Cela permet de s’affranchir des variations liées à l’hétérogénéité des sites où sont implantées les technologies renouvelables, et de comparer les technologies dans l’absolu, mais ne sied pas à une comparaison complète et intégrée. En effet, le caractère intermittent des énergies éolienne et solaire n’est pas pris en compte, et les installations à durée de vie longue sont pénalisées.
Importance relative des minéraux selon les technologies considérées [7]
On note que l’électronucléaire, tout comme l’hydroélectrique, n’a pas de besoins très élevés dans aucun des matériaux considérés.
Prévisions des demandes
Selon le scénario considéré par l’AIE, la demande en minéraux critiques sera multipliée par 2 (STEPS) ou par 4 (SDS) d’ici 2040.
Demande totale (en Mt) en minéraux pour les technologies dites vertes impliquées dans la transition énergétique par scénario, 2020 par rapport à 2040 [8].
Les technologies énergétiques vertes vont ainsi s’imposer comme un moteur majeur de la hausse de la demande totale en minéraux dans les années et décennies à venir.
Le cas de l’énergie nucléaire
Le rapport annonce une augmentation, quel que soit le scénario, modeste ou pas, de la capacité installée d’ici 2040 (15 % dans le scénario STEPS, 45 % dans celui du SDS), avec un déclin aux Etats-Unis et en Europe et une forte hausse dans les puissances nucléaires émergentes telles que la Chine ou la Russie. A noter que d’ici 2030, le premier parc nucléaire au monde sera chinois avec 110 GW de capacité installée dans le SDS.
Le nucléaire présente « l’intensité matière minérale » la plus faible parmi les technologies bas carbone présentées dans le rapport.
Pour cette technologie, les minéraux clé sont le chrome, le cuivre, le nickel, le hafnium et l’yttrium.
Les intensités en chrome et nickel sont très sensibles à la qualité des alliages variés dans lesquels ils sont utilisés pour la construction des centrales nucléaires (selon qu’il s’agisse de pièces d’acier constituant le réacteur lui-même ou participant à la structure de la centrale par exemple), et c’est ce qui explique les proportions élevées par rapport aux énergies renouvelables notamment.
Quelques alliages que l’on peut trouver dans une centrale nucléaire (sources : AEN-OCDE) :
La technologie électronucléaire étant relativement mature, il n’y a, selon l’AIE, pas de réduction drastique de l’intensité minérale à prévoir d’ici 2040.
Les estimations ont été menées pour les réacteurs à eau légère (représentant 80 % du parc mondial actuel). Dans cette catégorie, l’intensité matière minérale est similaire pour les REP (réacteurs à eau pressurisée) et REB (réacteurs à eau bouillante), et des différences sont à prévoir pour les petits réacteurs modulaires (SMR) et les réacteurs de 4e génération, mais la documentation scientifique reste encore très peu fournie à ce sujet.
Analyse et recommandations de l’AIE
L’Agence a identifié une série de facteurs fragilisant la sécurité énergétique dans ce contexte en évolution.
– Une très forte concentration géographique de la production (par exemple, 70% du cobalt est extrait en République Démocratique du Congo, et 60% des terres rares proviennent de Chine). En conséquence, les producteurs d’équipements énergétiques bas carbone peuvent voir leurs chaînes d’approvisionnement perturbées rapidement par des changements de régulation, des restrictions commerciales ou du fait d’instabilités politiques.
– Une durée de développement des projets miniers longue (de l’ordre de 15 ans) qui peut ralentir la disponibilité de certains métaux.
– Une diminution de la qualité des ressources : la teneur en métal du minerai a tendance à chuter ces dernières années pour de nombreux éléments, comme le cuivre, ce qui requiert des extractions de plus en plus coûteuses en énergie (malgré des progrès techniques qui permettent une compensation dans une certaine mesure).
– Une exigence croissante des standards environnementaux et sociaux : les consommateurs et les investisseurs demandent de plus en plus aux entreprises de s’approvisionner en minéraux produits de manière durable et responsable.
– Une vulnérabilité face aux risques climatiques : l’extraction de certains types de métaux, comme le cuivre et le lithium, nécessite de l’eau en grande quantité, et est donc sensible aux épisodes de sécheresse avec plus de 50% de la production de ces deux métaux concentrée dans des zones subissant des épisodes de sécheresse fréquents (Chili par exemple).
Ainsi l’AIE a dressé des axes de recommandations pour sécuriser l’approvisionnement en métaux, encourageant notamment à investir dans des sources d’approvisionnement diversifiées géographiquement ainsi qu’à développer le recyclage des métaux, afin de surmonter le décalage qui s’annonce entre les ambitions climatiques de nombreux pays dans le monde et la disponibilité des minéraux essentiels à la réalisation de ces ambitions.
1] https://www.iea.org/reports/energy-technology-perspectives-2020
2] https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2020
3] Australie, Chili, Chine
4] République Démocratique du Congo, Russie, Australie
5] Chine, États-Unis, Myanmar
6] https://www.iea.org/data-and-statistics/charts/minerals-used-in-clean-energy-technologies-compared-to-other-power-generation-sources
7] https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions/mineral-requirements-for-clean-energy-transitions#abstract
8] https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions/executive-summary