Matériaux TFA : « il faut un débat de société »
Depuis les années 1990, la réglementation évite que les déchets nucléaires sortent de la sphère nucléaire, quel que soit leur taux de radioactivité. Ces déchets sont traités dans des filières dédiées. Il devient nécessaire d’aborder ce dossier – qui est de facto un problème de société – d’une manière nouvelle. Entretien avec Jacques Repussard, Directeur général de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN).
Quelle est la réglementation française en matière de gestion des déchets de très faible activité (TFA) ?
Jacques Repussard – Dans les années 1990, la question des déchets radioactifs est devenue un point essentiel de la confiance des Français. La réglementation a été conçue à ce moment-là pour éviter que les déchets des installations nucléaires de base (INB) sortent de la sphère nucléaire. Depuis, le concept consiste à regarder où sont produits les déchets, déterminer des zones dédiées, puis considérer « déchet radioactif » tout ce qui sort de ces zones. Le traitement de ces déchets se fait ensuite dans des filières dédiées de telle sorte qu’il n’y ait pas de mixité avec d’autres industries.
En aval des INB, l’ANDRA et des filières de traitement des déchets ont alors été créées pour les prendre en charge et les stocker, ou les entreposer dans l’attente de traitements définitifs. On a défini un système de classification des déchets en fonction de leur dangerosité et de leur toxicité. Enfin, on a mis en place un inventaire national et un plan de gestion des déchets radioactifs. Ce dispositif permet d’avoir une politique claire et pérenne. Surtout, il donne de bons résultats : sur le plan de la confiance, je constate que l’on parle moins des déchets TFA : nos concitoyens estiment majoritairement que c’est une problématique qui a été réglée.
Ce système comporte pourtant deux inconvénients. Le premier : c’est un système luxueux, puisque tout ce qui sort de la « zone contrôlée » d’une INB est réputé déchet radioactif, même s’il n’est pas du tout contaminé. Mais l’inconvénient le plus sérieux est que cela conduit, paradoxalement, à fausser la représentation qu’a le public des déchets radioactifs. Il peut en effet légitimement penser que si l’on prend tant de précautions, c’est que les déchets radioactifs sont très dangereux dès le premier becquerel… Ce qui est évidemment faux.
Dans certains pays, les matériaux TFA sont réutilisés dans d’autres filières industrielles, qu’en pensez-vous ?
JR – Au plan international, les experts de l’AIEA ont défini un seuil de 10 millisieverts en dessous duquel il n’y a pas de risque radiologique. Depuis, les déchets non susceptibles de générer des doses aussi élevées peuvent théoriquement être traités dans des filières industrielles ordinaires.
Différente de l’approche française, cette approche consiste à se demander à partir de quand il y a risque radiologique. Les pays qui l’ont adoptée considèrent les déchets faiblement radioactifs comme des déchets comme les autres, ayant une toxicité radiologique quand d’autres ont une toxicité chimique. Cette approche évite d’avoir à mettre en place un système de gestion des déchets radioactifs pour les matériaux faiblement radioactifs.
Dans ce système, l’économie reprend ses droits et les filières industrielles s’organisent en ce sens. L’inconvénient est qu’il peut y avoir des situations où certains industriels peu scrupuleux diluent les déchets jusqu’à passer en-dessous du seuil. Le risque principal est alors de rompre la confiance en cas d’exposition accidentelle de la population.
En Allemagne par exemple, où ce système est utilisé, il y a une espèce d’autocensure des acteurs des filières de traitement des déchets qui se méfient beaucoup pour leur propre image en cas d’incident, ce qui fait qu’en pratique, il n’y a pratiquement pas de recyclage de ces déchets dans l’économie.
Y a-t’il un risque de retrouver en France des matériaux TFA utilisés ailleurs ?
JR – Ce risque existe mais les conséquences radiologiques sont très faibles à l’échelle nationale. Par exemple, il arrive périodiquement que des sources de cobalt à usage médical notamment soient fondues dans des aciéries de pays comme l’Inde ou le Pakistan. A ce moment, les lingots d’acier, dans lesquels une source de cobalt a été accidentellement fondue, sont contaminés et l’on retrouve de la radioactivité qui, potentiellement, peut être assez élevée pour poser un problème de radioprotection sur les postes de travail correspondant au traitement ultérieur de ces métaux.
Vous avez récemment abordé la question des seuils de libération, de quoi parle-t-on ?
JR – Il ne faut pas perdre de vue l’objectif de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. S’agissant de la gestion des déchets radioactifs, La France a mis en place des dispositions qui créent de la confiance, mais elles ne sont pas fondées exclusivement sur la gestion du risque radiologique. Ceci peut conduire à des situations difficiles, par exemple lors du démantèlement d’installations.
En effet, si on voulait appliquer la réglementation aux produits du démantèlement, il faudrait considérer comme déchets radioactifs tout ce qui, dans une ancienne zone contrôlée, est susceptible d’avoir été contaminé ou activé. Je pense que cette approche est une impasse. Une impasse économique dans la mesure où il faudrait traiter et transporter ces produits de déconstruction sous le régime des déchets radioactifs, sans considération de leur réel niveau de radioactivité. Et ce, avec un bénéfice nul en terme de prévention du risque radiologique : la radioactivité est déplacée d’un point A à un point B. Et une impasse sociétale, puisqu’il faudrait construire de nouveaux sites avec les oppositions très fortes que cela comporte. Les sites actuels ont en effet une capacité insuffisante. Il sera donc inéluctable de mettre sur pied des pratiques qui prennent en compte le niveau de radioactivité pour discriminer ceux des déchets qui justifient effectivement des mesures de protection radiologique.
Faut-il faire évoluer la doctrine sur ce sujet ?
JR – Il faut trouver les conditions dans lesquelles on peut aborder ce dossier de manière nouvelle, sans tabou. Pour cela, il y a un outil potentiellement très efficace : la transparence.
Ce sujet est en réalité un problème de société. Ce n’est pas un problème réglementaire puisque stricto sensu la réglementation n’interdit pas la réutilisation de matériaux dans d’autres industries, ou leur prise en charge par les filières usuelles de traitement des déchets. l’enjeu est de conduire l’ensemble des acteurs à penser différemment la gestion des produits de la déconstruction des installations nucléaires, en prenant en considération les coûts, la rareté des sites de stockage des déchets (réellement) radioactifs, et les conditions de réemploi des sites nucléaires démantelés .
Je ne propose pas en revanche que l’on revienne sur la doctrine pour ce qui concerne les déchets qui sont produits quotidiennement : la France a trouvé son équilibre en la matière.
Par contre, en ce qui concerne la déconstruction, on va au-devant d’une très grande difficulté, si l’on ne cherche pas de solutions innovantes.
Ma proposition est que cette problématique ne soit pas abordée qu’au sein des instances juridiquement compétentes, mais fasse aussi l’objet d’un débat de société. Des instruments existent, le HCTISN, les CLI, l’ANCCLI, les conférences citoyennes. Il faut en effet travailler à la prise de conscience de la problématique dans son ensemble pour que la sphère professionnelle puisse innover avec le soutien ou au moins la compréhension des acteurs de la société.
Peut-on s’inspirer de la réglementation appliquée chez nos voisins ?
JR – Le retour d’expérience des pays qui nous entourent sera très utile. D’ailleurs, le CEPN réalise actuellement une étude comparative des situations dans l’Union européenne. Cependant, bien qu’il y ait des seuils de libération, peu de chose sont vraiment « libérées ». La réglementation n’est qu’un des aspects !
L’industrie nucléaire a probablement beaucoup à faire pour optimiser son propre cycle économique. Lorsque l’on construira de nouveaux réacteurs, il faudra du béton, des granulats, de l’acier, etc. Il y a toute une réflexion à mener pour valoriser les produits de la déconstruction sans forcément parler de libération vers d’autres secteurs économiques. La filière a de l’avenir pas seulement en recyclant le combustible, mais aussi dans le recyclage de ses matériaux ! Par exemple cela ne fait aucun sens de considérer comme déchets radioactifs à transférer sur les sites ANDRA les milliers de tonnes d’acier des générateurs de vapeur en fin de vie, ou les colonnes de diffusion de l’usine Eurodif, qu’un traitement simple peut débarrasser de quasiment toute leur contamination radioactive.
Les exploitants et l’ANDRA craignent un engorgement du site de stockage des déchets TFA, qu’en pensez-vous ?
JR – La crainte des industriels et de l’ANDRA est justifiée. 40 % de la capacité de stockage du CIRES est déjà consommée. Face à cette situation, il me paraît peu réaliste de vouloir y mettre des millions de tonnes issus de la déconstruction. Il faut trouver le moyen de concentrer la radioactivité et de réduire la volumétrie des déchets. Il faut donc continuer à travailler sur les techniques d’incinération. Et surtout ne pas faire entrer dans ces filières les matériaux qui ne présentent aucun risque radiologique.
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