Guerre en Ukraine : quelles conséquences de l’embargo sur l’uranium russe ? - Sfen

Guerre en Ukraine : quelles conséquences de l’embargo sur l’uranium russe ?

Publié le 13 février 2023 - Mis à jour le 15 février 2023
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Actuellement à Bruxelles, se discute le contenu du dixième paquet de sanctions contre la Russie. Les importations de produits fossiles et d’uranium sont dans le viseur de l’Union européenne. Le texte est attendu pour la fin du mois de février. Les conséquences sont très variables selon qu’il s’agisse du pétrole et du gaz ou des produits nucléaires.

Le 2 février dernier, le Parlement européen a adopté, avec une très large majorité, une résolution visant, entre autres, à élargir la liste des acteurs soumis à des sanctions pour y inclure l’ensemble des entreprises russes encore présentes sur les marchés de l’Union européenne, comme Lukoil et Rosatom. Ces sanctions visent à un embargo immédiat et total sur tous les imports de produits fossiles et d’uranium en provenance de Russie ainsi que l’abandon total des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Le dixième paquet de sanctions est attendu pour le 24 février.

L’UE est le plus gros importateur d’énergies fossiles russes

En ce qui concerne les produits fossiles, les conséquences potentielles sont majeures. Depuis décembre 2022, les importations de pétrole brut ainsi que celles de produits pétroliers raffinés (depuis février 2023) sont progressivement interdites. « Ces restrictions couvriront près de 90 % des importations de pétrole russe en Europe d’ici la fin de 2022 » – le Conseil ayant adopté ce paquet de sanctions en juin 2022 après de longues négociations. Au-delà du vote du parlement, aucun texte sur un éventuel embargo sur le gaz russe n’a été adopté par l’UE. Plusieurs pays (Portugal, Belgique, Hongrie) sont aujourd’hui opposés à un tel embargo.

Économiquement, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, les exportations fossiles auraient généré un revenu de 288 milliards d’euros d’après la Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA) – chiffrage en cohérence avec les données Statista. En dépit du train de sanctions qui se matérialise par une baisse substantielle des importations, l’UE demeure le plus gros client de la Russie pour cette année 2022, représentant 50 % de ces revenus (140 milliards d’euros).

Le poids de Rosatom dans l’économie nucléaire mondiale et européenne

Pour ce qui est de l’uranium et de l’industrie nucléaire civile russe, ces secteurs sont portés par l’entreprise étatique Rosatom. L’acteur russe est le fournisseur principal des réacteurs VVER et est également presque incontournable dans le domaine du cycle du combustible pour de nombreux pays dans le monde. Ceci a des implications très concrètes sur les futures sanctions alors que celles-ci doivent être approuvées unanimement par tous les pays membres.

En 2021, outre la construction de deux réacteurs en Slovaquie (Mochovce-3 & 4), Rosatom portait un projet en Finlande (Hanhikivi-1) et un second en Hongrie comprenant deux unités (Paks-5 & 6). Le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, a déclaré que son pays opposerait son veto à tout projet de sanctions concernant l’énergie nucléaire. La Finlande a, quant à elle, depuis renoncé au contrat de construction passé avec Rosatom, et enfin, l’unité slovaque Mochovce-3 a été connectée au réseau le 31 janvier 2023. L’unicité des composantes des réacteurs spécifique à chaque constructeur rend les exploitants des pays importateurs fortement dépendants des fabricants d’équipement d’origine. En 2019, les revenus à l’export de composants et de services (hors cycle) pour l’exploitation des réacteurs VVER s’élevaient à 1,9 milliard de dollars.

Rosatom pèse lourd sur les activités autour du cycle de combustible

Côté cycle du combustible, les parts de marché de Rosatom sont bien plus importantes. Le rapport annuel de Rosatom de 2021 indiquait que l’entreprise était globalement classée première sur l’enrichissement de l’uranium, seconde sur la production d’uranium, et troisième sur la fabrication d’assemblages de combustible[1]Démêler la dépendance de différents pays à l’égard de chaque entité de Rosatom, sans parler de l’identification des entités cibles des sanctions, est un chantier colossal. Les dizaines de filiales de Rosatom ont souvent leurs propres filiales et succursales situées en Russie et à l’étranger. Le groupe de travail international sur les sanctions contre la Russie de l’université de Stanford a identifié 262 filiales et 50 sociétés affiliées, parmi lesquelles Tenex qui fournit les services d’enrichissement de l’uranium (nous y revenons infra), ou TVEL Fuel Company qui produit le combustible pour les réacteurs VVER.

Pour prendre la mesure du poids économique de Rosatom sur le cycle de combustible, il suffit de voir la réaction des marchés aux annonces, en mars dernier, de possibles sanctions américaines contre Rosatom. Le cours de l’uranium s’est temporairement envolé. L’impact est toutefois faible sur le coût de l’électricité d’origine nucléaire. Le coût du combustible représente de l’ordre de 5 %[2] du coût de production total. Le prix de l’uranium peut bien doubler ou tripler, l’impact économique relatif sur le coût de production d’électricité reste mineur.

Sur la production d’uranium, la Russie bénéficie du transit de la production kazakh

Le poids de la Russie sur le marché de l’uranium naturel repose essentiellement sur sa situation commerciale vis-à-vis du Kazakhstan – plus gros pays producteur, via son entreprise Kazatomprom, et disposant, après l’Australie, des plus grosses ressources. Jusque récemment, l’unique route commerciale en direction des marchés européens et américains transitait par la Russie. Ainsi, en 2020, la Russie exportait respectivement 3 100 et 2 500 tonnes d’uranium naturel vers les États-Unis et l’UE, alors qu’elle en extrayait du sol 2 800 tonnes. Les sanctions ont ici eu un effet positif sur le long terme en obligeant le Kazakhstan à écouler ses stocks d’uranium via le ‘middle corridor’, une route commerciale alternative passant par la Mer Caspienne et la Mer Noire. Une première livraison d’uranium vers le Canada a ainsi été officialisée en décembre dernier.

Rosatom est un monopole sur certaines activités d’enrichissement

La Russie dispose d’une capacité d’enrichissement unique au monde, faisant de Rosatom un monopole sur certaines activités, incontournable pour de nombreux pays, à commencer par les États-Unis qui restent le plus gros importateur (cf. figure). Ainsi, TerraPower (Bill Gates) qui a retardé d’au moins deux ans la démonstration de son AMR car l’unique source d’approvisionnement en uranium moyennement enrichi (HALEU)[3] est russe, est emblématique de cette intrication de l’industrie nucléaire américaine et russe. Neuf des dix réacteurs avancés financés par le Département de l’Énergie américain nécessitent de l’HALEU.

Conséquences pour la France

Les importations françaises d’uranium enrichi en provenance de la Russie concernent essentiellement l’uranium de retraitement (URT) enrichi (URE), dont l’utilisation est certifiée pour la centrale de Cruas uniquement. La Sfen avait déjà produit un décryptage à ce sujet. La conversion et l’enrichissement de l’URT, propriété de l’exploitant (EDF), sont sous-traités sur le site de Seversk, exploité par Rosatom, où les capacités sont disponibles. Si, compte tenu de la situation géopolitique, la filière française était amenée à repenser ces accords, cela n’aurait aucune conséquence importante sur le parc électronucléaire puisque son exploitation ne repose aujourd’hui que très minoritairement sur de l’URE.

À terme, si l’ambition de la France, est de consommer ses stocks d’URT, 34 100 tonnes en France en 2020 selon l’Andra, par exemple en certifiant les réacteurs du palier 1300 MW, il faudra envisager la construction d’un nouvel atelier dédié à la conversion de l’URT en vue de son enrichissement. Un tel projet demanderait environ sept à dix années et doit être pensé dès maintenant.

Quels enseignements en tirer ?

Tout d’abord, si l’objectif est d’essouffler le financement de la guerre en Ukraine en atrophiant les recettes à l’export de l’économie russe, il faut bien mettre en balance ce que représentent les exportations de fossiles (et notamment de gaz) au regard de ce que représente l’activité d’export de Rosatom – sans surprise, une fraction très faible des revenus tirés de la vente de gaz et de pétrole en UE. À cette aune, fermer des réacteurs de technologie non russe, quand on sait qu’à court terme au moins, cela entraîne au pire (ou au mieux) l’ouverture de centrale au charbon, au mieux (ou au pire) des importations et un usage plus élevés de gaz fossile, est difficilement justifiable. Ensuite, alors que s’ouvrent les premiers débats sur le renouvellement du parc français, la conjoncture actuelle vis-à-vis de la Russie offre une occasion pour penser l’écosystème nucléaire futur dans toutes ses dimensions : technique, économique, environnementale… et aussi géopolitique ! La décision ou non de construire un atelier pour l’URT est un exemple d’arbitrage au travers duquel se manifeste pleinement la dimension géopolitique de l’énergie nucléaire. 

Par Ilyas Hanine (Sfen)
Image : L’Union européenne va signer de nouvelles sanctions contre la Russie concernant le pétrole et le gaz. ©Sergei SUPINSKY / AFP

[1] Rosatom Corporation, “Performance of State Atomic Energy Corporation Rosatom in 2021”

[2] Voir https://www.sfen.org/note-technique/contribution-du-nucleaire-a-leconomie-du-systeme-electrique-francais/ et https://theconversation.com/uranium-what-the-explosion-in-prices-means-for-the-nuclear-industry-168442

[3] L’HALEU pour ‘High-Assay Low-Enriched Uranium’ est un combustible uranium enrichi entre 5 à 20 % d’U235.

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