« Il existe une réelle synergie entre les industriels et les sociétés d’ingénierie », Thierry Voisin
Pour découvrir les métiers et secteurs d’intervention des 2000 consultants du groupe Altran impliqués dans les activités inhérentes au nucléaire, Thibault Leigné est parti à la rencontre de Thierry Voisin pour comprendre le rôle joué par les sociétés d’ingénierie et de conseil en technologie dans la réalisation des grands projets.
SFEN Jeune Génération : pouvez-vous nous décrire votre parcours et ce qui vous a amené à œuvrer dans le milieu de l’énergie et du nucléaire ?
Thierry Voisin : mes activités initiales sont éloignées du domaine de l’énergie puisque, informaticien de formation, j’ai œuvré dans ce secteur avant de me diriger, au milieu des années 2000, vers le service en Recherche et Développement externalisé. En 2005 j’ai pris la direction de la région Ile-de-France chez Altran, ce qui marque mon arrivée dans le monde de l’énergie et du nucléaire. Depuis 2010, je suis en charge des marchés « Energy, Industry and Life Sciences » (EILiS) sur le plan mondial pour le groupe.
Quel est votre rôle au sein du Groupe Altran ?
TV : En tant que Vice-Président du Groupe en charge des marchés EILiS, j’ai la responsabilité première des activités Grands Comptes d’Altran : ces activités concernent, par exemple, les groupes AREVA, EDF, Alstom Power, General Electric, GDF-Suez ou encore le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Je suis également en charge du développement de coopérations et d’échanges entre les marchés EILiS pour l’ensemble des pays où nous intervenons, à savoir une vingtaine de pays à travers le monde tels que les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Suisse, la Chine ou encore l’Inde. Cela nous permet de corréler nos activités, de mutualiser les savoirs et savoir-faire à l’échelle internationale et d’avoir une approche globale des activités. Enfin, j’ai pour mission d’identifier les centres d’excellence du groupe. Nous pouvons citer en exemple les activités de « Verification and Validation » et d’ « Instrumentation and Control » des centrales nucléaires basées aux États-Unis ou encore nos activités de calcul neutronique et thermo-hydraulique à Paris.
Quel est le périmètre de compétence EILiS en France et à l’international ?
TV : Les équipes EILiS interviennent dans tous les métiers de l’énergie, nucléaire, fossile ou renouvelable, depuis l’expression du besoin par un client jusqu’à la réalisation. Nous travaillons également avec différents industriels tels que des manufacturiers ou des entreprises dont une part des activités consiste en la vente de services, comme EDF ou GDF-Suez par exemple. En ce qui concerne les « life sciences », nos clients sont des fabricants d’appareils médicaux pour lesquels nous fournissons des solutions autour des systèmes embarqués (matériel informatique et logiciels). Nous œuvrons également dans le domaine pharmaceutique où nos activités peuvent s’illustrer par des prestations d’assurance qualité, d’élaboration de dossiers réglementaires ou encore de qualification et de validation d’équipements ou de procédés spécifiques à cette industrie.
Quelle part des activités du groupe représentent les activités dans le secteur du nucléaire ?
TV : Nos activités dans le nucléaire participent, pour l’année 2012, à hauteur de 14% du chiffre d’affaire global d’Altran, soit environ 200 millions d’euros. Les activités EILiS impliquent près de 4000 consultants qui travaillent majoritairement aux Etats-Unis, en Chine, en Belgique, en Grande-Bretagne et en France. 2000 d’entre eux sont impliqués dans nos activités inhérentes au nucléaire.
Plus précisément quels sont les métiers et les secteurs d’intervention de vos consultants pour le nucléaire ? Quelles solutions fournissez-vous à vos clients ?
TV : Nous intervenons à différents niveaux d’engagement, par exemple directement chez les industriels, en assistance technique ou en plateaux projets, ou bien sur des projets au forfait que le client externalise dans nos bureaux. Nos équipes sont capables d’intervenir dans tous les aspects techniques et organisationnels, tout au long du cycle de vie d’une installation ou sur des projets de grandes envergures, tels que les programmes EPR. Par exemple, nous participons à des activités de planification et de contrôle des coûts ; nous réalisons aussi des études de supportage de tuyauterie ou encore de recherche de corrosion sur les tuyauteries de centrales nucléaires. Des chefs de projets spécifiquement formés pour assurer le pilotage d’affaires complexes interviennent tout au long de nos projets pour en assurer la maîtrise et la livraison dans les meilleures conditions. Ces derniers doivent être capables, par exemple, de mettre en interface notre organisation et notre référentiel interne avec les systèmes de management intégré de nos clients, comportant notamment un volet environnemental, qui se sont encore plus structurés avec l’entrée en vigueur de l’arrêté INB du 7 février 2012.
Ce contexte crée au sein d’Altran de nouveaux métiers et offre ainsi de nouvelles perspectives d’évolution et de responsabilités pour nos consultants. Le savoir emmagasiné dans nos centres de compétences permet de proposer à nos clients des solutions directement applicables à leurs problématiques.
Pouvez-vous nous présenter quelques projets de référence ?
TV : Nous pouvons par exemple citer, autour des programmes EPR qui rassemblent plusieurs grands industriels, nos activités d’études neutroniques, thermo-hydrauliques et de sûreté pour le compte d’AREVA ; de gestion de contrat et de projet, de planification et de logistique pour EDF, couplées à des activités de gestion de la qualité sur site en appui à l’ingénierie locale ; ou encore celles de modélisation 3D et de calcul pour SOFINEL. Ces activités sont identifiées comme centres d’excellence. A l’autre bout du cycle de vie d’une installation nucléaire, Altran assiste le CEA pour le pilotage du programme de démantèlement et de gestion des déchets des installations UP1 du site de Marcoule. Aux Etats-Unis, nous sommes intervenus pendant 2 ans pour le compte d’Invensys dans le développement et l’implémentation d’un programme de « Verification and Validation » pour les éléments d’instrumentation et de contrôle des équipements importants pour la protection de 5 nouvelles centrales de la firme China Nuclear Power Engineering.
D’autre part, il est important de souligner que beaucoup d’interventions « en support », sur des plateaux par exemple, sont elles aussi créatrices de valeur ajoutée sans pour autant être identifiées comme référence de rang international.
Quelles sont les plus-values apportées par les sociétés d’ingénierie et de conseil en technologie aux grands industriels du nucléaire ?
TV : Les industriels s’appuient sur des prestataires qui, en plus d’avoir un regard extérieur sur les problématiques, apportent aussi leur flexibilité et leur polyvalence afin de fournir des services de haute qualité au travers d’une base d’expériences accumulées via d’autres programmes et d’autres clients. Les groupes de conseil en ingénierie permettent aux grands donneurs d’ordres d’avoir l’option d’une sous-traitance efficace.
Peut-on dire que leur rôle est prépondérant dans la réalisation des grands projets ?
TV : Sans les sociétés d’ingénierie et conseil en technologies les concepteurs, aussi bien que les électriciens et entreprises de service, auraient moins de facilité à mener plusieurs projets de front. Il existe une réelle synergie entre les industriels et les sociétés d’ingénierie : nous apportons à nos clients notre excellence technique, qui est à son tour enrichie par l’expérience acquise chez les clients. D’autre part, il est à noter que les sociétés d’ingénierie sont d’importants recruteurs de jeunes diplômés et qu’ils sont ainsi à même d’offrir des premières expériences que les industriels du secteur offrent rarement. Nous jouons en quelque sorte un rôle de « pépinière de talents ».
Les récents évènements et l’actualité du nucléaire poussent-ils les sociétés de conseil et plus particulièrement le Groupe à changer de stratégie ?
TV : Nous sommes dans une période où le débat sur la transition énergétique bat son plein. Cependant, en dépit des événements de Fukushima et des décisions politiques propres à chaque nation, il est important de noter que le nombre de réacteurs nucléaires en projet ou en construction n’a pas diminué de manière significative.
A ce jour, l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique dénombre 70 réacteurs en construction, tous types confondus, dont 29 en Chine. Ces 70 réacteurs représentent une capacité installée de presque 70 GW. Pour sa part, Altran identifie deux bassins de nouveaux réacteurs. L’Asie, à court et moyen termes, et le Moyen-Orient, à plus long terme. Le Royaume-Uni possède également son potentiel de croissance. Les sociétés d’ingénierie et de conseil de manière générale sont présentes dans les zones à enjeux et continuent de travailler avec les grands équipementiers mondiaux et avec les grandes « utilities ». Les décisions politiques d’arrêt du nucléaire prises en Allemagne ou en Belgique, par exemple, nous poussent à développer nos activités d’études et d’ assistance à maîtrise d’ouvrage dans les domaines de l’assainissement et du démantèlement. Les activités aux Etats-Unis restent effectives de par le fait que le groupe possède de solides ancrages pour les opérations de modernisation par exemple. Les activités d’études, d’optimisation des systèmes ou de modernisation du contrôle commande ne pâtissent pas des décisions liées à la politique énergétique relative au gaz de schiste. De plus, les fabricants américains ont toujours une activité à l’export. Il y a donc deux points à considérer pour la stratégie et les activités futures des sociétés d’ingénierie. Premièrement, la politique énergétique mondiale et les nouvelles installations nucléaires à travers le monde vont déterminer les principaux centres d’activités.
Deuxièmement, la provenance des équipements du marché va vraisemblablement peu changer dans les décennies à venir : cela se prête donc à des coopérations durables avec les concepteurs et les équipementiers. D’autre part, nos clients ont opéré, plus ou moins rapidement et selon leurs contextes et exigences propres, une transition vers des sous-traitances d’études au forfait (par opposition au mode d’assistance technique qui était encore prédominant il y a quelques années dans le modèle économique des sous-traitants d’ingénierie). Cette transition, initiée ces dernières années, est loin d’être anodine. Elle implique une transformation profonde de nos activités, de l’avant-vente à la fin d’une prestation. Les engagements contractuels sont aussi beaucoup plus forts. Par conséquent, nous avons développé un référentiel de gestion de projet robuste adapté aux exigences (notamment de qualité) inhérentes au nucléaire. L’entrée en vigueur de l’arrêté INB du 7 février 2012 a par ailleurs clarifié certaines exigences liées à notre positionnement. Ainsi, sur des métiers ayant trait à la sûreté des installations, les schémas de sous-traitance sont très contraints, voire interdits.
De la même manière, les problématiques liées à des conflits d’intérêts potentiels sont fortement mises en exergue. Nous devons systématiquement apporter la preuve que nos différentes activités (sur des chantiers de grandes envergures) ne nous positionnent pas en tant que juge et partie (en prestation de maîtrise d’œuvre et pour un fournisseur par exemple). En outre, suite aux événements récents (accident de Fukushima, entrée en vigueur du nouvel arrêté INB…), une attention toute particulière est portée à la formation et à la sensibilisation des équipes. La culture de sûreté est une préoccupation majeure pour les sous-traitants d’ingénierie. Les ingénieurs intervenant dans nos équipes suivent certes une formation initiale, mais sont ensuite intégré à une communauté nucléaire active et à une structure de management qui placent la sûreté au centre de nos activités. Un effort permanent de veille est également important selon nous pour maintenir les équipes au courant de l’état de l’art, des projets, des enjeux. Cette veille est effectuée par exemple via la SFEN et une implication dans ses activités, via les réseaux d’anciens élèves ou encore l’abonnement à des revues et newsletters spécialisées.
C’est un vecteur de motivation et de culture nucléaire qui permet de maintenir un savoir, un professionnalisme nucléaire, qui est un ancrage primordial dans un environnement en permanente transformation. Les orientations stratégiques des sociétés d’ingénierie pour le développement des activités sont donc globalement inchangées. Cependant nous devons nous adapter à un marché et à contexte réglementaire en permanente évolution.
Un mot pour la jeune génération désireuse de se diriger vers des carrières dans le nucléaire ?
TV : Il me parait important de souligner que l’énergie nucléaire est une des énergies les plus décarbonées qui soient et qu’elle occupe toute sa place dans le mix énergétique en tant que socle d’une production décarbonée. Tous les corps de métiers, qu’ils soient de haute technicité ou de gestion de projet sont mobilisés et ce, sur des projets de très grande envergure. Je ne vois pas de pénurie d’emploi pour la jeune génération qui souhaiterait s’orienter dans ce domaine. Outre les possibilités en termes d’emploi, le nucléaire apporte des défis technologiques passionnants qui méritent d’être relevés avec excellence et innovation.