Euratom appelle à renforcer les capacités de conversion et d’enrichissement en Europe
Face aux tensions géopolitiques et à l’augmentation de la demande en combustibles nucléaires, l’agence Euratom alerte sur la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie pour l’enrichissement et la conversion de l’uranium. Malgré des efforts pour diversifier les fournisseurs, Euratom insiste sur la nécessité d’investir davantage dans des capacités locales afin de sécuriser l’approvisionnement à long terme.
L’agence d’approvisionnement d’Euratom (ESA) a publié le 13 août son rapport annuel analysant l’état du marché des combustibles nucléaires en Union européenne. D’après les données que l’agence a collectées auprès des grands acteurs de la filière, la demande d’uranium naturel, de services de conversion et d’enrichissement s’est accrue en 2023, respectivement de 24 %, 22 % et 12 %. Cette augmentation s’explique entre autres par la volonté des industriels de se constituer des stocks de matières face aux risques d’approvisionnement dus à la guerre Russo-Ukrainienne.
Ainsi, prolongeant la tendance amorcée en 2022, l’achat de matières nucléaires a excédé leur consommation, en dépit d’une augmentation annuelle de 10 % de la quantité de combustibles frais chargés en réacteurs. Les inventaires de matières détenus par les industriels ont de fait grandi de 5,45 %, pour atteindre 37 655 tonnes d’équivalent uranium naturel. L’ESA estime que ces stocks sont aujourd’hui d’une taille satisfaisante, la majorité des acteurs disposant d’assez de combustible pour assurer plus de deux recharges complètes de réacteurs.
Dépendance croissante à la Russie ?
Le rapport de l’ESA met en évidence le gain d’activité important dont le nucléaire russe a bénéficié pour satisfaire la demande de l’UE en 2023. Si l’uranium naturel importé au sein de l’Union provient toujours à plus de 90 % des quatre mêmes pays exportateurs – Canada, Russie, Kazakhstan et Niger – les quantités originaires du Canada et de la Russie ont augmenté respectivement de 86 et 73 % en un an. Côté conversion, Rosatom a vu ses livraisons pour l’UE augmenter de 45 % – ConverDyn a également profité d’une croissance notable de 37 %. Enfin, pour l’enrichissement, le travail de séparation fourni par la Russie à destination de l’UE a également augmenté de 43 %.
L’ESA indique cependant que cette croissance ne doit pas être interprétée comme un renforcement de la dépendance européenne vis-à-vis du nucléaire russe. Ce pic d’activité a en fait pour origine principale les commandes des opérateurs européens de réacteurs VVER – des réacteurs à eau pressurisée de conception russe présents en Finlande, Bulgarie, Tchéquie, Slovaquie et Hongrie. En effet, les combustibles VVER sont historiquement fournis par TVEL, la division combustible de Rosatom. Les tensions géopolitiques causées par la guerre Russo-Ukrainienne faisant peser un risque particulier sur la fourniture de ces combustibles, les opérateurs ont acheté et stocké des quantités importantes de combustibles frais, nécessairement issus du cycle russe.
Des combustibles VVER occidentaux
En parallèle, la quasi-totalité de ces opérateurs se sont engagés avec des fournisseurs alternatifs indépendants de la Russie. L’ESA souligne les efforts qu’opérateurs, fabricants et régulateurs ont entrepris pour faire émerger des chaînes d’approvisionnement diversifiées. Ainsi en 2024 Westinghouse a fourni du combustible RWFA-VVER-1000 pour réacteurs VVER-1000 à la Bulgarie [1], ainsi que des premiers assemblages pour le réacteur 2 de Loviisa, un VVER-440 Finlandais [2]. De leur côté, Framatome et l’opérateur Slovaque Slovenské elektrárne ont signé en 2023 un accord incluant la livraison de combustible pour réacteurs VVER-440 [3]. Malgré ces mesures, l’ESA note que la dépendence actuelle vis-à-vis d’un unique fournisseur d’origine russe reste “un risque important pour la sécurité d’approvisionnement” étant donné le temps nécessaire à la qualification et au développement de capacités de fabrication de combustibles VVER occidentales.
Un défaut global de capacités de conversion et d’enrichissement
L’analyse et les projections menées par l’ESA identifient par ailleurs un écart à long terme entre la demande et les capacités de conversion et d’enrichissement, a fortiori pour la région “global west”. Cet écart pourrait s’élargir au vu du regain d’intérêt pour l’énergie nucléaire manifesté notamment par les 22 nations signataires de la Déclaration en faveur d’un triplement de l’énergie nucléaire d’ici 2050.
A court-terme, l’ESA note que les besoins du parc nucléaire européen sont correctement couverts par les engagements contractuels passés avec les fournisseurs de matières et de services nucléaires. Néanmoins, l’Agence observe également que les capacités de conversion-enrichissement accessibles sur le marché ne permettraient pas de pallier l’absence de capacités russes, dans l’hypothèse où celles-ci ne seraient plus disponibles.
Le rapport encourage les récents investissements engagés par les “Sapporo 5” – Canada, Etats-Unis, France, Japon, Royaume-Uni – en faveur du développement de capacités domestiques :
- Aux Etats-Unis, l’usine de conversion de Metropolis, mise sous cocon en 2017, a été redémarrée en 2023 et pourrait atteindre les 10 000tU d’ici 2028. Urenco prévoit également une extension de capacités de 15% à l’usine d’enrichissement de Eunice au Nouveau Mexique.
- Le Royaume-Uni a accordé £13M à Westinghouse pour la rénovation et l’extension du site de Springfields, et l’usine d’enrichissement de Capenhurst devrait être en capacité de produire jusqu’à 10t de HALEU par an d’ici 2031.
- En France, Orano prévoit une extension ambitieuse de 30 % de capacités à l’usine d’enrichissement de George Besse 2 et augmente progressivement la production à l’usine de conversion de Philippe Coste.
Si ces efforts devraient permettre de sécuriser une partie de la demande européenne dans les années à venir, l’Agence insiste : “Des investissements supplémentaires dans de nouvelles capacités seront incontournables pour garantir un accès stable et fiable à des services de conversion et d’enrichissement dans le futur”. A cette fin, l’ESA indique que des garanties politiques et contractuelles seraient nécessaires pour rassurer les investisseurs quant à la viabilité des projets qu’ils devraient financer. ■
Par Hippolyte Boutin (Sfen)
Image : Yellow Cake @Orano
[2] https://www.world-nuclear-news.org/Articles/Westinghouse-fuel-loaded-into-Loviisa-reactor
[3] https://www.sfen.org/rgn/framatome-va-fournir-du-combustible-aux-reacteurs-russes-en-slovaquie/