États-Unis : quelle place pour l’énergie nucléaire en 2050 ?
L’engagement du gouvernement américain dans la lutte contre le changement climatique va dans le sens d’une plus grande utilisation de l’énergie nucléaire. Cependant, s’il souhaite se maintenir à son niveau actuel, voire se développer dans les prochaines décennies, l’atome devra d’abord relever le défi de la compétitivité. Les petits réacteurs modulaires (SMR) peuvent être un levier pour y parvenir.
Réaliser des projections fiables de ce que sera l’évolution du paysage énergétique d’un pays sur plusieurs décennies reste un exercice difficile, qui nécessite d’anticiper les évolutions économiques, les ruptures technologiques ou les renversements d’opinion susceptibles d’infléchir progressivement ou brutalement sa politique énergétique. S’agissant des États-Unis, qui disposent de vastes ressources naturelles très diversifiées mettant le pays relativement à l’abri des influences extérieures, l’évolution pourrait être lente et dans le prolongement de la tendance actuelle, de baisse progressive des émissions de gaz à effet de serre, mais sans bouleversement radical des habitudes. Reste à savoir si le nucléaire pourra bénéficier lui aussi du vent d’innovation et d’investissements massifs qui ne va pas manquer de guider le développement des énergies renouvelables et des nouvelles technologies de l’énergie.
La production électrique ne devrait pas connaître de bouleversement
La politique énergétique soutenue par l’administration Obama, « the all-of-the-above energy strategy », vise à tirer parti de toutes les ressources du pays pour atteindre les trois objectifs que sont : le soutien à la croissance économique et à la création d’emplois ; l’accroissement de l’indépendance énergétique ; le déploiement de technologies énergétiques bas carbone. Il va toutefois de soi qu’au-delà des grands axes affichés par l’Administration fédérale et des réglementations mises en place, la réalité du terrain est aussi largement le résultat des politiques locales adoptées par les États et des orientations du marché.
Aujourd’hui, alors que le pays peut durablement s’appuyer sur ses réserves fossiles, sur son savoir-faire dans le nucléaire et sur le dynamisme de son économie à développer les énergies renouvelables, il semble peu probable que des changements fondamentaux viendront bouleverser l’évolution engagée du mix de la production électrique. C’est en tout cas le sens des prévisions publiées en avril 2015 par l’Agence d’information sur l’énergie (US Energy Information Administration – EIA), qui prévoit une poursuite de l’augmentation progressive de l’utilisation du gaz au détriment du charbon, un déploiement des énergies renouvelables et un maintien de la capacité nucléaire au niveau actuel (99 GWe). Autour du scénario de référence, les différentes nuances en fonction des hypothèses de croissance économique ou de capacité de développement des renouvelables ne remettent pas en cause ces tendances.
En 2014, les deux composantes majeures du mix électrique restaient le charbon à 39 % (les États-Unis disposent encore de réserve pour plusieurs centaines d’années) et le gaz pour 28 % (grâce au gaz non conventionnel, les États-Unis produisent 95 % du gaz qu’ils consomment). Depuis l’été 2015, le gaz a même rattrapé le charbon. Cette prédominance des énergies fossiles ne devrait pas être remise en cause car l’Administration Obama met en avant plusieurs indicateurs[1] qui, selon elle, démontrent l’efficacité de la « révolution énergétique » amorcée : « baisse de la consommation de charbon et de pétrole en faveur du gaz, ce qui contribue à la transition vers une énergie propre » ; création de 1,7 million d’emplois directs et indirects grâce à cette politique énergétique; essor important des renouvelables (multiplié par 2, voire 4 pour l’éolien et multiplié par 5 pour le solaire entre 2008 et 2013, grâce à des subventions substantielles) ; baisse de l’intensité énergétique de 43 % depuis 1985 ; résilience aux chocs énergétiques mondiaux ; réduction de 516 Mt CO2 des émissions entre 2005 et 2011, mieux que tout autre pays.
Le nucléaire solidement ancré, doit maintenir de sa compétitivité
L’énergie nucléaire représente 19 % de la production d’électricité et 63 % des énergies bas carbone du mix électrique. Exploitée avec succès depuis les années 1950, elle ne fait pas l’objet d’un débat politique spécifique et continu à bénéficier d’un soutien majoritaire de la population (51 % d’avis favorables contre 43 % opposés, un soutien indéfectible depuis plus de 20 ans excepté au lendemain de l’attentat du 11 septembre), même si la situation peut être localement contrastée (comme en Californie où un référendumde 1976 empêche la construction de nouveaux réacteurs).
Aujourd’hui, le parc américain compte 99 réacteurs (64 à eau pressurisée et 35 à eau bouillante) sur 61 sites dans 30 États, exploités par 30 énergéticiens. Disposant d’une autorisation de fonctionnement de 40 ans, 74 de ces réacteurs bénéficient déjà d’une extension de durée d’exploitation jusqu’à 60 ans et 16 autres dossiers sont en cours d’examen, ce qui laisse augurer de l’arrêt de la moitié des réacteurs d’ici 2035-2040.
La renaissance nucléaire, entrevue au moment de l’adoption de l’Energy Policy Act 2005 qui a mis en place plusieurs mesures financières incitatives pour les nouveaux réacteurs (Federal loan guarantees, Production tax credit, Federal risk insurance) a été freinée par l’accident de Fukushima bien sûr, mais surtout par l’abondance de gaz non conventionnel. Aujourd’hui, cinq réacteurs sont en cours de construction (4 AP1000 plus un dont la construction a été reprise), mais cinq réacteurs ont été arrêtés ces trois dernières années essentiellement par manque de compétitivité économique. Quelques autres arrêts pourraient encore intervenir dans les mois à venir pour les mêmes raisons.
Le maintien de la compétitivité économique du nucléaire est le challenge essentiel à relever pour maintenir le parc actuel et permettre de nouveaux projets. La forte segmentation géographique, qui a progressivement conduit à l’établissement au niveau régional de marchés régulés et de marchés dérégulés, conjuguée aux politiques énergétiques des États qui visent des objectifs différents (forte priorité aux énergies renouvelables pour certains), crée des situations très contrastées. Ceci empêche l’adoption d’une stratégie rationnelle homogène pour maintenir l’énergie nucléaire compétitive. Cette difficulté s’accroît d’autant plus que les exploitants sont nombreux et ne peuvent pas tous bénéficier des effets d’échelle inhérents à l’exploitation d’une flotte large et homogène comme c’est le cas en France. Les réacteurs sur les marchés régulés (environ la moitié des réacteurs) peuvent bénéficier d’un contrat de rachat de long terme de leur production et résistent plus facilement au déploiement du gaz et des renouvelables. Ceux sur les marchés dérégulés doivent trouver un complément de revenus : tirés par le gaz, les prix de l’électricité peuvent varier de 25 à 40 $/MWh, souvent au-dessous de ce que peut atteindre le nucléaire (41 $/MWh en moyenne en 2013 selon le NEI, s’étalant globalement entre 25 et 50 $/MWh). Des alternatives consistent par exemple à cibler des aides spécifiques transitoires car l’arrêt d’un réacteur pourrait fragiliser le réseau (c’est le cas de Ginna (État de New-York) qui attend une réponse du régulateur). Une amélioration potentielle des revenus peut également être obtenue via les marchés de capacité dans certaines zones (comme vient de le faire Exelon lors des enchères ouvertes par PJM).
Pour relever ce défi de la compétitivité, les nombreux utilities ont profité du travail actif mené avec l’INPO (Institute of Nuclear Power Operations), qui vise à optimiser l’exploitation du parc (91,9 % de taux de disponibilité record en 2014). Par ailleurs, le NEI (Nuclear Energy Institute), qui regroupe tous les industriels du nucléaire américain, assure une défense efficace des intérêts des exploitants et de l’industrie nucléaire en général. Cette industrie, qui génère annuellement 40 à 50 milliards de dollars et entretient 176 000 emplois dans plus de 22 500 entreprises, est parfaitement structurée et reste une pièce importante de l’échiquier énergétique américain que personne n’envisage de sacrifier.
Le Clean Power Plan du président Obama : un impact positif mais limité
Le plan américain contre le changement climatique, annoncé en août 2015, fixe un objectif 32 % de réduction des émissions de CO2 dans la production d’électricité d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005. Sa mise en œuvre va constituer un exercice relativement complexe, puisqu’il va d’abord nécessiter l’élaboration de plans spécifiques État par État qui devront être soumis d’ici 2018 pour approbation à l’Environmental Protection Agency, pour ensuite basculer à partir de 2022 dans la période où la bonne exécution et l’atteinte des objectifs seront scrutées par les autorités. S’il semble certain que les énergies renouvelables vont être les premières bénéficiaires de cette mesure, il est à ce stade difficile d’en chiffrer l’impact pour le nucléaire. Néanmoins, la prise en compte dans le « best system of emission reduction » (BSER, panel des solutions retenues pour permettre l’abaissement des émissions de CO2) des projets de nouveaux réacteurs et des extensions de capacité devrait certainement avoir un effet positif sur le lancement de nouveaux projets. Malgré l’insistance des acteurs du nucléaire, aucune mesure protectrice du parc existant n’a été retenue dans ce dispositif.
Les SMR (Small Modular Reactor) mieux adaptés pour les nouveaux projets ?
Dans un contexte actuel peu favorable aux gros investissements dans le nucléaire et où le secteur financier exprime des réticences à soutenir des projets coûteux de rentabilité à long terme, les SMR, de puissance réduite mais moins chers, pourraient représenter une solution moins risquée pour les investisseurs. Alors qu’une dizaine de projets de concepts différents ont été lancés ces dernières années, la technologie de NuScale (réacteur à eau pressurisée – REP – intégré de 50 MWe, sûreté passive, le premier projet compterait 12 réacteurs) bénéficie d’un soutien financier du DOEj et voit un premier projet industriel se structurer, laissant espérer le démarrage d’un premier réacteur dans l’Idaho vers 2023-2025. Au-delà d’une technologie REP classique, se préparent des innovations profondes auxquelles l’autorité de sûreté nucléaire, la NRC, est également associée. Ce déploiement des SMR pourrait profiter de la fermeture programmée et du remplacement nécessaire de nombreuses centrales à charbon du fait d’une réglementation plus restrictive des émissions, ce qui offrirait un marché domestique significatif propice à la mise en place des capacités manufacturières nécessaires pour rendre suffisamment compétitif ces nouveaux réacteurs.
Le nucléaire reste une composante importante du mix énergétique américain. Alors qu’il aurait immédiatement pu bénéficier de la dynamique actuelle en faveur de la lutte contre le changement climatique, exploitants et investisseurs ne sont pas définitivement rassurés par les mesures annoncées. Pourtant, comme il semble difficile que les États nucléarisés puissent atteindre leurs objectifs de baisse des émissions en réduisant leur capacité nucléaire, le parc pourrait bénéficier d’une protection implicite à même de l’aider à s’extirper des difficultés économiques actuelles. La confiance retrouvée qu’apporteront certainement le démarrage vers 2020 des AP1000 en construction et le lancement annoncé des premiers projets de SMR sera également précieuse. Le secteur nucléaire démontre sa grande détermination à maintenir sa place sur un marché énergétique américain qui va encore rester très concurrentiel, n’osant espérer, ce que certains jugent inéluctable, la mise en place à terme d’un prix du carbone.
Zoom sur : les technologies SMR à travers le monde
Il y a près de 45 modèles de petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactor ou SMR) en cours de développement dans le monde. La moitié d’entre eux pourrait être déployée dans les 10 prochaines années. Trois SMR sont déjà censés être opérationnels d’ici 4 ans, comme l’espère l’Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA). Les trois technologies les plus avancées sont le KLT-40S russe, le HTR-PM chinois et le Carem-25 argentin.
En 2011, les Etats-Unis ont donné un nouvel essor au développement des SMR en subventionnant plusieurs projets à hauteur de 425 millions de dollars sur 5 ans. Ceci dans l’objectif de lancer une exploitation commerciale d’ici 2025. Deux lauréats ont été dotés : Babcock & Wilcox pour le mPower et NuScale Power pour son réacteur NuScalE, en partenariat avec Rolls-Royce. Westinghouse développe également un SMR de 225 MWe.
[1] « The all of the above energy strategy as a path to sustainable economic growth », White House, May 2014.
Article paru dans le Revue Générale Nucléaire de Septembre-Octobre 2015
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