Devoir de vigilance : les acteurs du nucléaire devront se conformer aux nouvelles exigences européennes - Sfen

Devoir de vigilance : les acteurs du nucléaire devront se conformer aux nouvelles exigences européennes

Adoptée en juin 2024, la directive européenne sur le devoir de vigilance impose aux grandes entreprises un contrôle renforcé de leurs impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance tout au long de leur chaîne de valeur. Le secteur nucléaire, a fortiori dans le contexte de sa relance, est directement concerné, entre obligations nouvelles, rôle clé des PME sous-traitantes et cas émergent des petits réacteurs modulaires (SMR).

En juin 2024, après deux ans de débats mouvementés, l’Union européenne a adopté la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité1, véritable pierre angulaire de son Pacte vert (Green Deal). Son objet ? Définir une gouvernance d’entreprise alignée avec l’urgence écologique et la protection des droits fondamentaux2.

Ce nouveau texte vise à instaurer, au sein de l’Union européenne, pour les entreprises d’une certaine taille et pour leurs partenaires commerciaux (européens comme internationaux), des exigences standardisées de protection de l’environnement, du climat et des droits de l’homme (droit du travail, droits des populations autochtones, droits des enfants, etc.).

La directive Vigilance aborde des thèmes déjà connus par les entreprises françaises, la France s’étant dotée le 27 mars 2017 d’une loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, qui soumet les entreprises employant 5 000 salariés en France ou 10 000 en France et à l’international à l’obligation d’élaboration d’un « plan de vigilance3 ». Le secteur de l’énergie nucléaire est concerné par cette nouvelle réglementation. À l’heure d’une relance, en France4 et en Europe, du nucléaire, les acteurs du secteur sont d’autant plus confrontés à sa mise en oeuvre. Un manquement à la loi de 2017 ou aux futures exigences de la directive prochainement transposée, qui prévoit pour l’heure des sanctions spécifiques5, ne prive pas les autorités ou les tiers intéressés de rechercher la responsabilité, civile ou pénale, de l’entreprise défaillante selon les règles du droit commun.

Harmoniser les obligations de prévention

La directive européenne vise d’une part les entreprises européennes (ou les sociétés mères d’un groupe) employant plus de 1 000 salariés et ayant réalisé un chiffre d’affaires net de plus de 450 millions d’euros au niveau mondial, et d’autre part les entreprises étrangères ayant réalisé un chiffre d’affaires de plus de 450 millions d’euros dans l’Union. Pour les entreprises déjà soumises à la loi de 2017, les nouveautés apportées par la directive ne devraient pas apporter de changements considérables, mais elles viennent préciser et renforcer le contenu des obligations déjà existantes.

Les entreprises doivent recenser les incidences négatives (ou risques), réelles comme potentielles, liées à leurs activités, les évaluer6 et les hiérarchiser en fonction de leur gravité et de leur probabilité7. Une fois cette identification et cette priorisation opérée, les entreprises doivent adopter et mettre en oeuvre les mesures nécessaires pour prévenir et atténuer les incidences potentielles et faire cesser les incidences réelles.

La cartographie des risques est l’étape essentielle pour que les mesures à prendre par les entreprises soient efficaces et adaptées. Les risques identifiés peuvent découler soit de leurs propres activités, soit de celles de leurs filiales, ou encore de celles de leurs partenaires commerciaux. Cela signifie que les entreprises doivent réaliser un travail d’envergure d’introspection et de recensement d’informations au sein de leur chaîne de valeur. La directive impose ainsi aux entreprises de repenser leur conduite d’affaires en intégrant le devoir de vigilance dans leurs politiques et leurs systèmes de gestion des risques8. Si, en pratique, cette méthodologie pouvait déjà être appliquée par les  entreprises, elle devient désormais explicitement formalisée et donc contraignante.

Différents outils existent (étude d’impact environnemental, étude de maîtrise des risques, lettres d’observation à l’issue des inspections de l’ASNR), qui devraient leur permettre d’identifier et de contrôler les incidences de leurs propres activités, notamment en matière environnementale. Des difficultés pourraient survenir de la nécessité d’intégrer l’obligation de vigilance très en amont de la chaîne de valeur, en particulier en raison de la taille de la  chaîne d’approvisionnement et de la diversité des partenaires commerciaux impliqués dans le cycle de production.

S’agissant d’une « approche par les risques », les acteurs du nucléaire devront exposer en détail les risques inhérents à la conduite de leurs activités, et en conséquence, prendre les mesures adaptées pour en empêcher la  survenance. Une attention toute particulière doit être portée aux enjeux de sûreté des installations et de sécurité des salariés et des tiers ainsi qu’à la protection de l’environnement. Il sera rappelé qu’en matière nucléaire,   s’agissant d’activités présentant une importance particulière pour les intérêts protégés par le Code de l’environnement9, la sous-traitance est limitée à trois niveaux, ce qui offre des garanties essentielles en termes de sûreté et de sécurité.

Le contexte géopolitique doit également être intégré dans la cartographie, pour tenir compte des éventuelles instabilités de nature à affecter les relations commerciales et contractuelles, par exemple celles liées à l’approvisionnement en uranium ou au retraitement du combustible irradié.

Si l’approvisionnement en uranium constitue depuis longtemps un point d’attention pour l’industrie en matière de prévention des impacts sur l’environnement ou sur les droits de l’homme, les lignes directrices, qui devront être bientôt publiées par la Commission européenne, devraient apporter des précisions utiles pour la compréhension des attentes des pouvoirs publics en matière de cartographie et d’appréhension des risques.

Risques et bonnes pratiques

L’énergie nucléaire continuant de susciter des débats dans l’opinion publique, les entreprises soumises au devoir de vigilance devront faire preuve d’exemplarité dans l’élaboration du plan de vigilance et dans les mesures adoptées pour prévenir les risques de leurs activités. La transparence dans l’information favorise l’acceptabilité des projets et renforce la confiance dans la conduite diligente des opérations.

La cartographie des risques peut aussi servir d’outil de prévention du risque pénal. Le plan de vigilance peut permettre à l’entreprise de prévoir en amont toutes les actions visant à neutraliser ou à réduire les risques pénaux  pouvant découler de son fonctionnement ou de ses activités (risques en matière environnementale, de droit du travail, de droit des affaires, etc.). En cas de dommage, l’entreprise pourra utilement se prévaloir de son plan de vigilance pour démontrer qu’elle a entrepris les efforts nécessaires au regard des ressources dont elle dispose, pour en prévenir la survenance.

Plus inédit, la directive prévoit en son article 2210 que les entreprises doivent adopter et mettre en oeuvre un « plan de transition pour l’atténuation du changement climatique », qui vise à garantir, en déployant tous les efforts possibles, la compatibilité de leur modèle et de leur stratégie économiques avec la transition vers une économie durable et l’objectif de limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C. Là encore, les entreprises du secteur nucléaire devront démontrer qu’au-delà de leurs activités, par essence vertueuses pour le climat, leur manière de conduire ces activités se fait en accord avec les engagements climatiques européens et internationaux. Les entreprises devront utiliser des indicateurs pertinents, en rapport avec les postes les plus émetteurs en gaz à effet de serre du cycle (extraction et fabrication du combustible, transport, construction des installations,  démantèlement et gestion des déchets radioactifs, etc.) pour rendre compte de leurs engagements climatiques.

Enfin et s’agissant du respect des obligations de vigilance au sein de leur chaîne d’activité, les entreprises doivent obtenir de leurs fournisseurs et co-contractants des garanties contractuelles11. Les partenaires commerciaux  devront également s’engager à respecter un Code de conduite12 décrivant les règles à suivre et les processus mis en place pour intégrer et mettre en oeuvre le devoir de vigilance. Compte tenu des enjeux énergétiques importants liés au secteur nucléaire, l’éventualité d’une suspension des contrats pourrait avoir des conséquences majeures, d’où l’idée de cartographier en amont les risques et de prendre les mesures appropriées pour les prévenir.

Les PME du monde nucléaire : des responsabilités différenciées

Les Petites et moyennes entreprises (PME) représentent la composante majeure de la filière nucléaire (85 %). Ce large tissu d’entreprises englobe des activités allant de la conception d’équipements, à la maintenance et au démantèlement des installations nucléaires, en passant par les innovations numériques et la robotique.

Les PME, bien que non directement ciblées par les textes sur le devoir de vigilance dans la mesure où elles ne remplissent pas les seuils, sont néanmoins concernées par les obligations qui en découlent pour les entreprises  donneuses d’ordre. Les entreprises donneuses d’ordre ont l’obligation de réaliser une cartographie des risques dans leur chaîne de valeur. Dans ces conditions, en tant que partenaires commerciaux (et donc faisant partie  intégrante de cette chaîne de valeur), les PME doivent réaliser ce travail d’identification des incidences négatives, qu’elles devront communiquer aux entreprises donneuses d’ordre.

Un mauvais reporting ou un refus de communiquer les informations demandées pourra entraîner des conséquences commerciales (suspension ou rupture contractuelle) et donc financières majeures pour la PME défaillante. Pour éviter ces difficultés, la directive sur le devoir de vigilance impose13 aux entreprises de prévoir un soutien matériel et/ou financier pour accompagner les PME dans leur exercice de reporting et dans la mise en oeuvre des mesures de vigilance qu’elles leur imposent.

Le cas particulier des SMR

D’autres entreprises que celles du secteur nucléaire peuvent être concernées par la directive Vigilance, notamment celles qui envisagent de recourir à des petits réacteurs modulaires (SMR) pour décarboner leurs activités. Grâce à leur portabilité et à leur flexibilité, ces petits réacteurs, dont la puissance maximale est d’environ 300 MWe, présentent l’opportunité pour les entreprises énergivores de se séparer de leurs chaudières à combustibles fossiles – réduisant ainsi leur empreinte carbone – ou de se découpler du réseau afin de mieux maîtriser leurs coûts.

La question essentielle pour les entreprises utilisant des SMR, qui n’en sont pas l’exploitant au sens du droit de la sûreté nucléaire14 ou de l’article 1 de la Convention de Paris du 29 juillet 1960 sur la responsabilité civile dans le domaine de l’énergie nucléaire, est celle de savoir comment conjuguer cette utilisation avec leurs obligations tirées de la directive Vigilance. De manière générale, le cadre juridique applicable aux SMR reste grandement à établir, y compris les modalités exactes d’application de la directive Vigilance à ces situations. Ces entreprises devront intégrer dans leur cartographie des risques, ceux liés à la présence d’un SMR sur leur site ou à proximité et, en  particulier, les effets synergiques (ou cocktails) des incidences potentielles sur leurs propres activités et leurs propres risques.

Parallèlement, les exploitants des SMR implantés sur le site d’autres industriels, ou à proximité, devront intégrer dans leur propre maîtrise des risques, ceux de toute nature et de toute origine, que présentent les installations et activités auxquelles ils fournissent de l’électricité ou de la chaleur, y compris l’interaction et le cumul de ces risques. La mention des SMR dans la cartographie doit être accompagnée des mesures prises par l’exploitant pour les prévenir. Dès lors, les incidences négatives de nature sécuritaire doivent ainsi figurer dans le plan de vigilance des entreprises.

Les SMR constituant un levier de décarbonation majeur, il sera d’autant plus opportun pour les entreprises utilisatrices de mentionner ce recours à ces installations dans les plans de transition climatique. Afin de répondre tant aux exigences de la directive sur le reporting de durabilité15 (qui fait obligation aux entreprises de publier annuellement leurs indicateurs liés à leur performance ESG16, et plus récemment sur leurs engagements climatiques) que de la directive Vigilance, les entreprises concernées devront exposer dans leur plan leurs objectifs de réduction attendus, les méthodologies et les délais.

La directive sur le devoir de vigilance s’apprête à modifier profondément les obligations des entreprises européennes en leur enjoignant d’exercer un contrôle accru sur leur chaîne d’activité et par conséquent sur leurs relations commerciales. Le secteur du nucléaire, en raison du rôle essentiel qu’il est amené à jouer dans les prochaines années pour contribuer à l’atteinte de la neutralité climatique, doit exercer une vigilance d’autant plus accrue pour prévenir les risques, favoriser et consolider son acceptabilité auprès de la société civile. Il sera par ailleurs intéressant d’observer à l’avenir si des exigences en matière de respect du devoir de vigilance seront intégrées au processus d’autorisation de création et d’exploitation des installations nucléaires, voire en conditionneront la délivrance.


1. Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937 et le règlement (UE) 2023/2859.

2. Il paraît nécessaire de préciser ici que dans sa récente « boussole pour la compétitivité », la Commission européenne a dessiné une trajectoire visant à réduire les formalités administratives et à simplifier les règles de l’UE pour
les entreprises. Cette initiative comprend une proposition de directive (encore en discussion) modifiant la directive Vigilance.

3. Loi no 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, introduisant un article L. 225-102-4 dans le Code de commerce.

4. Loi no 2023-491 du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.

5. La loi, tout comme la directive sur le devoir de vigilance, prévoit des mécanismes de responsabilité civile. Les victimes devront démontrer que la faute de vigilance a été la source du dommage allégué, en apportant la preuve d’un lien de causalité entre la faute et le dommage. Le projet de directive Omnibus supprime dans sa moulure actuelle le mécanisme de responsabilité harmonisé prévu par la directive.

6. Article 8 de la directive 2024/1760 du 13 juin 2024.

7. Article 9 de la directive 2024/1760 du 13 juin 2024.

8. Article 7 de la directive 2024/1760 du 13 juin 2024.

9. Article L. 511-1 du Code de l’environnement : santé et sécurité publiques, protection de la nature, de l’environnement et des paysages.

10. Il convient de préciser qu’au moment de la rédaction de cet article, le projet de directive Omnibus prévoyait également la suppression de l’obligation de mise en oeuvre du plan de transition climatique.

11. La Commission européenne devrait publier des lignes directrices et des clauses-types dans les prochains mois pour guider les entreprises.

12. Article 7 de la directive 2024/1760 du 13 juin 2024.

13. Articles 10 et 20 de la directive 2024/1760 du 13 juin 2024.

14. Cf. articles L. 593-6 et s. du Code de l’environnement.

15. Directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) no 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication
d’informations en matière de durabilité par les entreprises (dite directive CSRD).

16. Environnementale, sociale et de gouvernance.

Par Mathilde Lacaze-Masmonteil, avocate en Droit de l’environnement et responsabilité des entreprises, et Quentin Heilmann, ancien conseiller juridique pour NuclearEurope

Photo I La directive européenne sur le devoir de vigilance a été adoptée en juin 2024.

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