Quand les Gafam veulent faire main basse sur le nucléaire américain - Sfen

Quand les Gafam veulent faire main basse sur le nucléaire américain

Publié le 27 mars 2025

Confrontés à la croissance continue de leurs besoins en électricité et à la dégradation de leur bilan carbone, les Gafam ont récemment conclu aux États-Unis des partenariats avec des opérateurs de réacteurs et des concepteurs de SMR. Cette nouvelle demande pourrait renforcer le soutien à des modèles innovants et conforter la relance de la filière nucléaire.

ChatGPT sera-t-il l’allié inattendu, confortant la place du nucléaire dans la transition énergétique ? En parallèle de leurs investissements massifs dans l’intelligence artificielle, Amazon, Google, Meta ou encore Microsoft tentent de sécuriser l’approvisionnement en électricité bas carbone des data centers si nécessaires au déploiement de cette nouvelle technologie gourmande en puissance de calcul. Pour y parvenir, le nucléaire est plébiscité, à travers l’utilisation des SMR et la consolidation du parc existant. Malgré des incertitudes réglementaires et technologiques, les Gafam apportent une mise de fonds et une expertise en matière d’innovation qui pourraient nourrir un cercle vertueux pour la filière nucléaire.

L’IA, un très énergivore fer de lance technologique

La démocratisation de l’intelligence artificielle représente un défi important pour la planification de la transition énergétique. La banque Goldman Sachs estime même que cette technologie sera le principal moteur de l’augmentation de la consommation d’électricité des data centers d’ici à 2030, dont la part doublerait pour atteindre 3 à 4 % de la demande globale d’électricité. 40 % des infrastructures stratégiques que sont les datas centers se situent aux États-Unis, eux-mêmes à la pointe de la course à l’IA. Le cabinet de recherche S&P Global Commodity Insights avance que 50 GW de capacités supplémentaires seront nécessaires pour alimenter les datas centers américains, ce qui représente environ 60 milliards de dollars d’investissement d’ici à la fin de la décennie. Et cela sans compter les 15 autres milliards de dollars nécessaires à la modernisation et au développement des infrastructures du réseau. Le défi est moindre dans l’Union européenne, mais reste significatif. D’ici à 2030, Goldman Sachs projette que la demande en électricité des data centers, principalement basés en Europe de l’Ouest et en Scandinavie, pourrait atteindre la consommation annuelle cumulée de la Grèce, du Portugal et des Pays-Bas.

Les géants de la tech tentent en conséquence d’anticiper cette inflation de leurs besoins énergétiques dans une double contrainte. Si leurs engagements climatiques les obligent à une stratégie proactive pour sécuriser leur  approvisionnement en électricité produite à partir de sources bas carbone, la concurrence féroce de la bataille de l’IA les incite pourtant à déployer le plus vite possible leurs outils technologiques, en s’appuyant sur des data centers connectés à des réseaux locaux où la part des énergies fossiles ne diminue que lentement. En conséquence, les émissions carbone de Microsoft, Google ou encore Meta ont connu une hausse significative depuis 2021. D’autant plus significative d’ailleurs qu’une récente enquête du Guardian a pointé les failles méthodologiques majeures du reporting de leurs émissions liées aux data centers, entraînant une sous-évaluation importante de leur bilan carbone.

Le pari du rapprochement avec la filière nucléaire

Ces tendances éclairent l’intérêt manifesté par les géants de la tech pour l’énergie nucléaire, une source stable et abondante d’électricité bas carbone. Depuis le lancement, en janvier 2023, du premier centre de données directement connecté à la centrale de Susquehanna en Pennsylvanie, les annonces se sont multipliées. Microsoft a fait le pari du redémarrage de l’unité no 1 (arrêtée en 2019) de la centrale de Three Mile Island en signant un accord d’achat sur vingt ans avec Constellation Energy, premier opérateur de réacteurs aux États-Unis pour un investissement d’1,5 milliard de dollars. Google a misé sur les SMR de la start-up californienne Kairos Power, tandis qu’Amazon s’est engagé auprès de l’énergéticien Dominion Energy et de la jeune pousse X-Energy. Dernière nouvelle en date, Meta, maison-mère de Facebook, WhatsApp et Instagram, a lancé un appel à projet pour développer 4 GW aux États-Unis dès le début des années 2030.

Ces annonces manifestent la volonté des géants de la tech de sécuriser directement leur approvisionnement auprès d’acteurs de la filière nucléaire, comme ils ont pu le faire précédemment à travers des accords d’achat auprès de fournisseurs d’énergies renouvelables. Elles visent en priorité des zones géographiques où se concentrent des data centers, autour de la PJM Interconnection (Pennsylvanie, Virginie, Ohio) et dans la zone Pacifique Nord-Ouest. Elles s’appuient également sur les infrastructures existantes, parfois promises à être démantelées, comme dans le cas de Three Mile Island pour Microsoft ou destinées à accueillir de nouvelles technologies avec, par exemple, les SMR promis par Dominion et X-Energy, dont l’installation est prévue sur le site de centrales existantes.

La démarche d’Amazon comporte une dimension supplémentaire, puisque l’entreprise de Jeff Bezos est entrée au capital de X-Energy à hauteur de 500 millions de dollars via son fonds consacré à la transition climatique Amazon Climate Pledge. Une prise de participation qui consolide davantage encore le tour de table de la startup déjà soutenue par le géant de la chimie Dow et le gestionnaire d’actifs familier du nucléaire Ares Management.

L’intérêt des géants de la tech pour l’atome est également suivi de près sur les marchés financiers : l’agence de notation S&P avançait dans une récente analyse que la hausse de la demande en électricité suscitée par les data centers soutenait la valorisation de tous les énergéticiens, mais en particulier de ceux disposant de stocks de capacités nucléaires. Constellation Energy a par exemple vu son cours s’envoler de 90 % sur les dix premiers mois de l’année 2024.

Accélérer les procédures

La principale incertitude planant sur ces partenariats prometteurs se situe du côté des autorités de régulation. La plupart des accords sont en effet conditionnés à l’approbation des démarches de relance des réacteurs et à la réussite des différentes phases de test des technologies de SMR. Par la voix du département de l’Énergie, l’administration américaine a néanmoins souligné que « l’implication d’importants consommateurs d’électricité [les data centers en l’occurrence, ndr] dans la commande et le financement de réacteurs de même design constitue une forme de planification industrielle bénéfique pour l’avenir de la filière nucléaire ». En parallèle, l’Advance Act, promulgué à l’été 2024, a aussi pour objectif d’accélérer les procédures d’autorisation de la Nuclear Regulatory Commission (NRC), tandis que l’Inflation Reduction Act a mis en place plusieurs programmes de soutien aux réacteurs en difficulté économique et aux technologies innovantes comme les SMR.

En fait, le risque provient plus directement des autorités de régulation de l’énergie, qui s’inquiètent de l’impact de la chasse au nucléaire des géants de la tech sur les autres consommateurs. Début novembre, la Commission fédérale de régulation de l’énergie (FERC) a ainsi procédé à l’annulation d’un accord d’achat entre Amazon et l’opérateur Talen Energy, portant sur un ensemble de data centers adossé à une centrale nucléaire dans le Midwest. La FERC, saisie par des distributeurs locaux d’électricité, a invoqué les risques pour la stabilité du réseau et le coût pour les autres utilisateurs de cette opération qui immobiliserait une tranche importante de la capacité d’un réacteur à cette infrastructure critique devant être alimentée en continu.

Conflit d’usage

En positionnant leurs centres de données au plus près des centrales, ces entreprises évitent les longs délais de raccordement qui touchent de nombreux projets d’énergies renouvelables. D’aucuns disent que ces entreprises monopolisent à la source d’importantes quantités d’électricité bas carbone. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à mobiliser leurs ressources financières pour s’imposer : la banque d’investissement Jeffries, citée par le Financial Times, estime que Microsoft s’est engagé à payer 110 à 115 dollars par MWh à Constellation Energy, soit deux fois le tarif moyen sur les réseaux de la zone nord-est des États-Unis. Le besoin est pressant, alors que, selon S&P Global Commodity Insights, le pic de l’impact des data centers sur le réseau sera atteint d’ici 2030.

La décision de la FERC contre Amazon pourrait toutefois faire jurisprudence face à ce qui apparaît comme une manière de s’imposer dans les conflits d’usages qui commencent à se faire jour dans le paysage de la transition énergétique. Le retour de l’administration Trump pourrait également assouplir cette tension car, selon les analystes du cabinet américain Wood Mackenzie, le gaz naturel et ses centrales bon marché seront les principaux bénéficiaires de ce second mandat, ce qui permettra aux Gafam d’accéder plus facilement à la production nucléaire fiable et décarbonée.

Par Paul Kielwasser, journaliste indépendant

Photo I Les géants de la tech veulent sécuriser l’approvisionnement en électricité de leurs data centers grâce au nucléaire, quitte à multiplier les conflits d’usage.

© Shutterstock / Caureem

Article paru dans le numéro RGN Hiver 2024.