Des universitaires américains scénarisent et étudient les impacts d'un arrêt soudain du nucléaire aux États-Unis - Sfen

Des universitaires américains scénarisent et étudient les impacts d’un arrêt soudain du nucléaire aux États-Unis

Publié le 14 avril 2023 - Mis à jour le 17 avril 2023
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Le 10 avril, un article intitulé « L’arrêt progressif de la production d’énergie nucléaire redistribue le risque de mortalité lié à la qualité de l’air et au climat », a été publié dans la revue scientifique Nature (Energy). Cette recherche entreprise par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de l’université de Californie répond, entre autres, à la question suivante : que se passerait-il si l’on venait à fermer l’ensemble des centrales nucléaires des États-Unis ?

La recherche peut et doit renseigner les effets climatiques et sanitaires de politiques énergétiques 

Il existe aujourd’hui une vaste littérature sur l’impact climatique des fermetures de centrales nucléaires. Mais celle qui s’attèle à quantifier cet impact sur la pollution de l’air est bien moins importante, de surcroit aux États unis à l’échelle nationale d’après le recensement réalisé par les auteurs[1]. Or la fermeture de capacités nucléaires conduit à son remplacement total ou partiel par des énergies fossiles ; c’est un constat empirique rappelé par les auteurs et dont la récente situation des systèmes électriques en Europe ne peut que renforcer l’intuition. Ces centrales fossiles émettent des molécules (NOx et SO2) précurseurs à la formation d’ozone (NOx uniquement) et de particules fines associées à une mortalité prématurée ainsi que des effets néfastes sur la santé[2]. Ainsi, au-delà des enjeux climatiques, la littérature scientifique met en lumière un enjeu sanitaire dans les choix de politique énergétique, lequel se double d’une dimension sociale forte comme nous le verrons plus loin.

C’est à ces questions, brossées ici à gros traits, que l’équipe pluridisciplinaire entend apporter des éléments de réponse quantifiés. En bref, quelles sont les interactions entre le système électrique, la qualité de l’air, le climat et la santé, en réponse aux futurs déclins attendus des capacités nucléaires et/ou charbon aux États-Unis ? Pour produire ces résultats, les scientifiques auront essentiellement besoin de deux outils.

Un modèle du système électrique couplé à un modèle de transport de composés chimiques

Pour calculer les émissions associées à la production d’électricité d’un parc suivant divers scénarios, il faut disposer des chroniques de production. Le premier outil employé est donc un modèle de simulation du programme d’appel horaire des capacités de production du système électrique. C’est ici l’occasion de s’arrêter quelques instants sur le fonctionnement de ces modèles d’optimisation dont les fondamentaux sont essentiellement les mêmes. Il s’agit, compte tenu de variables d’entrée -coût marginal de production des unités pilotables, capacités de transmission entre les mailles[3] du système électrique, chronique de production des énergies fatales, etc.- de résoudre le problème d’optimisation suivant : égaliser à chaque heure de l’année la production (défalquée de la production fatale) et la consommation sur chacune des mailles du système électrique, sous la contrainte de disponibilités des unités pilotables et de transmission entre les différentes mailles. Le modèle est évalué sur la base des données de sortie d’un scénario de référence, par comparaison avec les données de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA).

Dans leur étude, les scientifiques étudient 3 scénarios : un scénario « base » (B dans la suite) dans lequel le mix électrique reste inchangé à ce qu’il est actuellement ; un scénario « sans nucléaire » (N dans la suite) où toutes les capacités nucléaires sont fermées ; enfin, un scénario « sans nucléaire et sans charbon » (NC dans la suite) où toutes les centrales nucléaires et à charbon sont fermées. Ces scénarios « extrêmes » permettent aux scientifiques d’ « explorer les dynamiques des systèmes électriques en réponse à la perte totale de capacités » et « de disposer ainsi d’une mesure du potentiel maximum d’impact de telles fermetures ».

Pour simuler les concentrations des composés chimiques polluants, les scientifiques utilisent un modèle de transport chimique. Ce modèle est notamment fondé sur des données météorologiques, ce qui explique par ailleurs le caractère interdisciplinaire de l’équipe. En superposant la grille des émissions issue du modèle de dispatche à celle du modèle de transport chimique, les scientifiques obtiennent les concentrations journalières en polluants atmosphériques (ozone et particules fines) avec une résolution spatiale et temporelle fine.

Des résultats sur quatre plans : technique, environnemental, sanitaire et économique

Sur le plan technique, les scénarios N et NC se caractérisent par plus de générations fossiles – c’était attendu. Par exemple entre B et NC le gaz passe de 32 à 79 % de part dans la production. En outre, plusieurs centrales, parmi les plus polluantes, sont appelées dans NC par rapport à B et N. Elles contribuent de façon significative aux émissions : 43 % des émissions de NOx viennent de 15 unités dans NC, là où seule une de ces unités est appelée dans le scénario de référence (B) et compte pour 0,2 % des émissions de NOx. La figure ci-dessous offre une vue géographique des différences de production entre les 3 scénarios. Elle donne la différence annuelle de production entre B d’un côté, et N (carte b) et NC (carte c) de l’autre. Seules les augmentations de production par groupe technologique sont figurées. Ainsi sur la carte b : les cercles marrons représentent le surcroît de production de charbon dans N par rapport à B, suite à la fermeture des capacités nucléaires (dont la production est figurée par des cercles rouges sur la carte a). On remarque que la majorité des changements a lieu sur la partie est des États-Unis.

Figure : Différence dans le mix de production suivant les scénarios B, N et NC

Plus surprenant, et non sans importance pour la sécurité d’approvisionnement, afin d’assurer que le programme d’optimisation fonctionne correctement, les scientifiques ajoutent « artificiellement » des capacités dans N et NC, à un coût marginal très élevé (ce seront donc les dernières appelées sur le réseau) et aux émissions nulles. Résultat, dans l’état du Texas, ces capacités sont appelées 20 heures au mois de mai. En creux, cela signifie que sans ces capacités fictives, il y aurait eu de l’effacement, des pénuries, voire des black-out suivant la maturité et l’efficacité des mécanismes de réponse de la demande (et de réserve), la dynamique temporelle du déficit d’offre par rapport à la demande, ainsi que son ampleur.

Sur le plan environnemental, il suit très logiquement que les émissions augmentent dans N et NC comparé à N. Si la fermeture des capacités de charbon permet de diminuer les émissions de SO2 et de CO2, elle plombe considérablement le bilan des émissions de NOx dû à une utilisation accru de centrales aux gaz et au fioul très polluantes. Le graphique ci-dessous résume les résultats de l’étude.

Figure : Écart relatif des émissions entre les scénarios

Sur le plan sanitaire, l’impact est calculé avec deux métriques suivant que les effets sur la santé sont dus aux émissions de CO2 ou à la qualité de l’air. L’impact des premières[4] ne joue en effet qu’au long terme (les morts sont à rapporter à tout le 21e siècle) tandis que l’impact sanitaire de la pollution de l’air[5] est établi sur une année de production/émission.

Suivant les hypothèses de calcul, les émissions de CO2 conduisent dans N à la mort de 80 000 à 160 000 individus par rapport à B, et celle de 11 000 à 22 000 individus dans NC par rapport à B (on se souvient que les émissions sont plus faibles dans N que dans NC avec la fermeture des centrales au charbon).

Les changements de concentration en ozone et en particules fines liées au changement d’émissions du mix électrique conduisent dans N à 9200 morts prématurées par rapport à B et à 8400 morts prématurées dans NC par rapport à B.

En outre la granularité de la maille utilisée pour quantifier les émissions de polluants et GES permet de mettre en évidence un impact différencié entre les différends « racial and ethnic groups » (qu’on traduira en français par groupes sociaux) – c’est ce que nous entendions en début d’article par « doublé d’une dimension sociale forte ». L’exposition aux particules fines et à l’ozone photochimique n’est pas homogène entre les différents groupes sociaux : les populations afro-américaines sont largement plus exposées (cf. tableaux issus de l’étude ci-dessous). La géographie des moyens de production reste très peu traitée dans l’espace public. Il s’agit pourtant, au même titre que le choix du mix, d’un axe de réflexion de la politique énergétique qui recouvre des enjeux de justice sociale majeurs.

Tableau : mortalité due à la concentration de particules fines suivant les groupes sociaux

Sur le plan économique enfin. Il convient ici de souligner que le calcul économique pour obtenir un coût social du carbone, ou bien plus délicat encore, pour mesurer la valeur des vies perdues est l’objet de vives discussions dans la littérature[6], et les résultats doivent être magner suivant des modalités bien particulières : par exemple pour comparer l’impact économique global de politiques publiques. Ces précautions prises, les scientifiques arrivent aux résultats suivants : par rapport à un scénario de référence, N conduit à un coût annuel supplémentaire pour la collectivité étasunienne situé entre 85,6 et 131 milliards de dollars, tandis que NC conduit à un coût annuel supplémentaire situé entre 86,4 et 92,5 milliards de dollars. Ces évaluations, dans leur composante coût social du carbone, sont très probablement sous-estimées puisque, cela fait partie des limites de l’étude, les émissions de méthane ne sont pas prises en compte.

Les limites de l’exercice 

Plusieurs axes, dont certains soulevés par les auteurs de l’étude, pourraient faire l’objet d’approfondissement. Tout d’abord, le périmètre des émissions de gaz à effet de serre n’inclut pas le méthane (il s’agit d’un puissant gaz à effet de serre). La raison invoquée en est les incertitudes sur la quantification des émissions, sujet reconnu par les spécialistes. Précisément, en confrontant les données de sortie du modèle, avec les données réelles, les résultats montrent que le modèle sous-estime très largement les émissions de méthane. Cela conduit donc les auteurs, dans un souci d’éthique scientifique, à laisser de côté ces émissions.

Un autre axe d’amélioration souligné est celui de tenir compte dans le modèle de l’investissement dans de nouvelles capacités en remplacement -on gagera- partiel des capacités déclassées nucléaires et/ou charbon. Enfin, pour compléter l’évaluation économique des coûts des scénarios N et NC par rapport à B : il aurait été judicieux (1) de tenir compte du coût statistique d’un accident nucléaire[7] (ou des externalités liées à la radioactivité et rapportées au MWh d’électronucléaire produit) (2) de tenir compte des écarts de coût liés à la génération d’électricité (différence entre les coûts marginaux de production des groupes appelés dans les différents scénarios). ■

[1] Pour une étude sur le cas allemand: S Jarvis, O Deschenes, A Jha, The Private and External Costs of Germany’s Nuclear Phase-Out (2019).

[2] Q Di, et al., Air Pollution and Mortality in the Medicare Population. New Engl. J. Medicine (2017);

MC Turner, et al., Long-Term Ozone Exposure and Mortality in a Large Prospective Study. Am. J. Respir. Critical Care Medicine (2016).

[3] Le modèle utilise les données NEEDS qui découpe les Etats-Unis en 64 zones.

[4] Pour calculer l’impact sanitaire des émissions de carbone, les auteurs utilisent une mesure de la mortalité marginale généré par les émissions. Voir https://legrandcontinent.eu/fr/2022/05/25/theorie-et-pratique-de-la-violence-du-carbone/ ou https://www.nytimes.com/2021/07/29/climate/carbon-emissions-death.html. NB : la méthode est l’objet de nombreux échanges académiques.

[5] L’impact sanitaire des particules fines et de l’ozone est quantifié à l’aide d’une fonction/relation dose-effet, ‘concentration response function’ en anglais.

[6] Quelques discussions à ce sujet : Lisa Heinzerling, “The Rights of Statistical People” (2000); Ethan Cas, “The value of statistical kufe abd the social cost of carbon” (2013); Marion Fourcade, Cent and Sensibility : Economic Valuation and the Nature of “Nature” (2011).

[7] IRSN : Examen de la méthode d’analyse coût-bénéfice pour la sûreté (2007)

Ilyas Hanine (Sfen)

Crédit photo ©PG&E