Europe : financement innovant du nucléaire tchèque, une inspiration pour la France ?

La qualité du mode de financement d’un programme nucléaire est clé pour la compétitivité finale des réacteurs. Et surtout, il faut passer les fourches caudines de la Commission européenne. Prague semble avoir trouvé la voie pour lancer son projet de nouveaux réacteurs à Dukovany. De bon augure alors que la France doit définir le mode de financement du programme EPR2.
La Commission européenne a récemment approuvé un schéma de financement pour la construction et l’exploitation d’une nouvelle centrale nucléaire à Dukovany, en Tchéquie. En intégrant les enseignements des projets précédents et la taxonomie européenne, la décision de la Commission européenne représente une avancée majeure pour la reconnaissance du rôle du nucléaire dans le mix énergétique européen et les enjeux spécifiques de financement associés. Ce schéma de financement pourrait offrir des enseignements pour le programme nucléaire français qui n’a pas encore défini ses modalités.
Concrètement, le projet de Dukovany inclut un prêt étatique à taux zéro couvrant 98 % des coûts d’investissement, une garantie de revenu sur 40 ans pour l’exploitant, et un mécanisme de protection contre les imprévus dès la phase de construction. La régularisation des revenus est annuelle, et les excès de rémunération dégagés seront redistribués au budget de l’État ou pour réduire les coûts régulés des consommateurs. Le mécanisme de protection comprend des options d’achat et de vente pour ČEZ et l’État, ainsi que le portage des risques légitimes par l’État pour dérisquer la phase de construction.
L’enjeu clé du financement
Le financement du nucléaire représente un enjeu complexe et décisif pour son développement[1] : les infrastructures sont capitalistiques – la part de coûts fixes est élevée ; peu d’entreprises sont capables de porter à leur bilan financier les montants engagés qui sont de l’ordre de plusieurs milliards d’euros par réacteur ; la durée de construction est longue et suppose donc de supporter un cash-flow négatif pendant plusieurs années (les dépenses pour l’ingénierie, le génie civil, etc.) ; le risque de revirement en matières de politiques énergétiques est réel ; et une fois la centrale en fonctionnement, il n’est pas assuré que les prix de marché permettent à l’exploitant de se rémunérer « convenablement » (risque prix), ou bien que la centrale produise suffisamment pour être rentable – compte tenu notamment des périodes d’éviction par les énergies renouvelables qui produisent prioritairement (risque volume).
Ainsi, la Tchéquie a notifié à la Commission en mars 2022 son intention de soutenir la construction et l’exploitation d’une nouvelle centrale nucléaire à Dukovany, d’une capacité de production d’électricité de 1 200 MW. Après négociation, la Commission a autorisé l’aide d’État après modification négociée des modalités de la mesure qui n’était, selon elle, ni « proportionnée » ni « appropriée ». La nouvelle mesure couvre à la fois :
– le besoin de financement avec un prêt à taux 0 puis au niveau du taux souverain majoré de 1 % à l’issue de la mise en service commerciale ;
– le risque de marché avec une régularisation annuelle des revenus ex post d’une durée de 40 ans dans le cadre d’un Power Purchasing Contract d’effet équivalent à un contrat pour différence bidirectionnel ;
– le risque politique avec la possibilité pour le maître d’ouvrage de se désengager financièrement de ces actifs en cas de revirement politique et d’être couvert en cas de surcoûts qui ne relèveraient pas de son périmètre d’action. Par ailleurs, la mesure couvrait les coûts légitimes[2] qui relèveraient d’événements indépendants de sa volonté en période de construction comme en période d’exploitation.
Le contexte électrique tchèque
Le mix électrique tchèque est aujourd’hui dominé par le fossile (très largement du charbon) et le nucléaire qui représentent respectivement 11,9 et 4,3 GW de la capacité installée, sur un total de 20,9 GW. Il y a actuellement 6 réacteurs en opération en Tchéquie sur les sites de Temelin et Dukovany. La fermeture des 4 unités présentes à Dukovany est prévue entre 2045 et 2047.
Comme la plupart des pays européens, la Tchéquie prévoit une sortie du fossile ainsi qu’une hausse (modeste à date) de la consommation d’électricité : 10 TWh d’ici 2040 (67 TWh actuellement). Plusieurs études ont montré que le pays encourt un risque de sécurité d’approvisionnement avec des importations atteignant 20 % de la demande dès 2025 dans certains scénarios. Dans une de ces prospectives, la probabilité de déséquilibre du réseau en 2040 se monte même à 3622 heures dans l’année (pour comparaison en France, le critère est fixé à 3 heures en probabilité).
En outre, la Tchéquie considère que les renouvelables ne seront pas suffisants pour se substituer aux capacités fossiles pilotables sur le point de fermer (géographie, exposition solaire, etc.). Dans ce contexte, le nucléaire émerge comme une solution sécurisante pour le système électrique tchèque. Le choix du nucléaire est également motivé par le développement économique du pays : les centrales de Dukovany et de Temelin sont fortement connectées aux sites industriels et de recherche et développement, et la mise en service d’une nouvelle centrale permettrait de réduire les prix de gros de 2 €/MWh (soit 4 %) d’après les projections.
Le projet de centrale de Dukovany V
La structure de projet de la centrale de Dukovany est schématisée par la figure ci-dessous[3] . Le développeur, investisseur et exploitant des centrales tchèques (ČEZ) détient et finance par capitaux propres une filiale porteuse du projet, Elektrárna Dukovany II (EDU II). Cette structure est chargée de réaliser un appel d’offres pour la maîtrise d’œuvre (ingénierie, construction, etc.) d’un réacteur de forte puissance jusqu’à 1200 MW. Après éviction de Westinghouse du processus[4], deux voies technologiques restent envisagées : l’APR 1000+ du coréen Korean Hydro & Nuclear Power et l’EPR 1200 d’EDF.
Le reste du financement est apporté sous forme de prêt à taux zéro pendant la phase de construction par l’État tchèque (CZ State) (1).
Un tiers indépendant, étatique, légalement autorisé à l’activité de négoce sur les marchés, achète l’ensemble des volumes d’électricité produits par la centrale auprès d’EDU II (2) à un prix assurant un retour sur investissement de l’Equity qu’attendrait tout investisseur pour un investissement similaire tout en préservant les incitations de marché nécessaires au placement efficace de la production. Enfin, la Tchéquie offre une protection à EDU II face à d’éventuels retournements de politiques publiques (3).
Un schéma de financement et de régulation en 3 mesures
Le plan de soutien tchèque se décline donc en trois mesures que la Commission considère conjointement étant donné leurs influences réciproques :
1 – Un prêt étatique. Dans sa première notification à la CE, la Tchéquie estimait les coûts d’investissement initiaux à 7,74 milliards d’euros2020. Le prêt bonifié[5] de l’État couvrira une grande partie de ces coûts : 7,56 milliards. L’entreprise ČEZ apporte en fonds propres, au titre d’investisseur privé, le reste des capitaux nécessaires. Pour assurer une incitation suffisante à la maîtrise d’ouvrage, sujet important pour la CE, ČEZ (par l’intermédiaire d’EDU II) portera les éventuels surcoûts autres que ceux causés par des « motifs légitimes » (retard dans la décision finale d’investissement du gouvernement tchèque, changement de loi afférente au projet, etc.) dans la limite d’une enveloppe additionnelle d’1,77 milliard d’euros en capitaux propres de ČEZ.
2 – Une garantie de revenu. Même si les modalités précises ne sont pas rendues publiques, on peut brosser à gros trait les contours du mécanisme :
- Une stabilité des revenus est assurée durant les 40 ans prévus par le PPA (contre 60 ans initialement) en s’appuyant sur quantité d’électricité donnée (qui assure a priori une protection contre le risque volume) tout en assurant une exposition aux signaux de prix de marché pour assurer le placement efficace de la production. Le mécanisme s’appuie sur une formule d’effet équivalent à un CFD assurant la différence entre un strike price et un prix de référence correspondant à la moyenne des prix horaire publiés pour l’année. Le niveau de strike price est calculé tous les cinq ans de sorte à refléter le niveau de rentabilité acceptable pour un industriel du secteur. La Tchéquie l’estime entre 9 et 11 %.
- Pour éviter le risque de surcompensation un mécanisme de partage des gains additionnels est prévu sur toute la durée d’exploitation.
- Les volumes livrés sont valorisés sur les marchés de gros de court terme pour 70% et sous forme d’enchères transparentes pour la quantité restante sur toute la durée d’exploitation. Cette valorisation est assurée durant les 40 ans du PPA par la contrepartie étatique (SPV sur le schéma pour ‘special purpose vehicle’). Ce point nouveau dans la décision est destiné à supprimer le risque d’aide pour certains consommateurs d’électricité au travers de contrats que la SPV aurait pu accorder en gré à gré comme prévu initialement dans le projet tchèque.
La Tchéquie assure que ce schéma assure un maintien de l’incitation à un dispatch « optimal » pour le système électrique. Sa démonstration a deux prémisses : premièrement, du fait de la formule retenue pour le revenu garanti par le PPA, la contrepartie se comporte comme un acteur concurrentiel sur les marchés (i.e. maximisateur de profits) ; deuxièmement, EDU II a tout intérêt à produire le maximum d’électricité[6] puisqu’une partie des revenus de l’exploitant sont liés aux volumes livrés. Ainsi, tout se passerait comme si EDU II restait exposé aux signaux de marché tout en percevant un complément de revenu équivalent à un CFD pour une quantité donnée.
Du fait du plafonnement du revenu d’EDUII prévu au PPA (formule équivalente à CFD bidirectionnel), le système peut dégager des profits en cas de prix de marché supérieurs au prix de référence utilisé pour le revenu garanti par le PPA. Si ces profits de la SPV ne sont pas utilisés pour combler les compléments de revenus passés ou futurs prévus au titre de la garantie apportée par le PPA à EDUII, ils seront fléchés vers le budget général de l’État ou viendront minorer la brique régulée de la facture des consommateurs liée essentiellement au financement des renouvelables.
3 – Un mécanisme de protection contre les imprévus. Cette mesure est composée de deux dispositifs que la CE a reconnus légitime dans le schéma global, notamment compte tenu des effets du partage des risques en termes de coût de l’investissement. Il s’agit d’abord d’assurer à ČEZ une sortie en cas de revirement dans la politique énergétique du pays : l’opérateur dispose d’une option « put » qui lui permet de dégager de son bilan financier l’ensemble des actifs en les vendant à un tiers, en l’occurrence ici l’État. Symétriquement, l’État tchèque dispose d’une option « call », activable sous conditions, lui permettant d’acquérir les parts du projet détenus par l’entreprise.
Deuxièmement, un portage des risques « légitimes » par l’État permet de dérisquer pour le développeur la phase de construction particulièrement sensible.
Enseignements pour les projets nucléaires en Europe
La décision prise sur le dossier du projet de centrale nucléaire Dukovany en Tchéquie valide plusieurs points importants pour le soutien au développement de la production nucléaire et précise les points d’attention de la Commission dans le cadre de tels soutiens :
- La nécessité d’un soutien étatique au financement conséquent, tant en termes de quote-part (ici 98 % du coût de construction) que de conditions avec un notamment un taux d’intérêt à 0 % en phase de construction puis un taux bonifié pour la période d’exploitation. C’est une mesure nouvelle par rapport au projet d’Hinkley Point C (HPC) qui confirme, avec la mise en place de la taxonomie, l’importance des enjeux de financement pour le développement des moyens de production nécessaires à la réussite de la décarbonation de l’économie européenne.
- La nécessité de protéger la rentabilité des investissements des risques marché en général (prix mais aussi volume). À cet égard, la décision vient confirmer que le récent Market Design européen a bien pour finalité de sécuriser la rémunération des investissements pour assurer l’accélération des projets et non de neutraliser le seul risque prix. C’est un point majeur au regard des problématiques posées par l’évolution du mix européen et la progression constante du développement des renouvelables. Par ailleurs, la Commission a porté la durée du soutien à 40 ans contre 35 ans dans le dossier HPC confirmant l’importance de cet enjeu. La garantie de revenu assurée par le contrat d’achat (PPA) donne enfin un premier éclairage de ce que peut être un mécanisme d’effet équivalent à un contrat pour différence (CFD) comme prévu par le Market Design européen.
- La proportionnalité de l’aide est clairement analysée au regard de la rentabilité accordée sur toute la durée de vie du projet en intégrant les paramètres du soutien au financement ; la part de soutien au financement n’a pas été modifiée dans la décision et paraît relever de la nécessité de l’aide.
- Autre point central de l’analyse, la capacité de l’aide à préserver l’incitation du marché au placement de la production selon les besoins du système électrique. Si le mécanisme de garantie de revenu parait de prime abord complexe, il faut se satisfaire de la prise en compte croissante de cet enjeu dans les décisions de la Commission. C’est une question primordiale pour préserver la capacité du marché à réaliser un optimum à l’échelle européenne du coût de l’électricité à chaque instant. Cela passe par la reconnaissance de la nécessité de traiter les problématiques de surcompensation par un partage équilibrer de la valeur entre l’opérateur et la collectivité et non comme une captation complète de tout sur profit qui aurait pour conséquence immédiate de « désoptimiser » le fonctionnement du marché de court terme.
- Enfin la Commission confirme son attachement au développement de la liquidité des marchés et à la mise à disposition transparente de l’électricité pour la valorisation de l’énergie produite.
Après le dossier HPC et l’intégration du nucléaire dans la taxonomie, cette décision constitue une avancée majeure dans la reconnaissance de la place que le nucléaire doit prendre dans le mix électrique européen et des enjeux spécifiques (notamment de financement) qui sont associés au développement de ces projets. Le présent article propose une première compréhension détaillée de l’aide validée et des discussions associées. ■
Par Ilyas Hanine (Sfen)
Photo : Centrale nucléaire de Dukovany @shutterstock
[1] Sfen, « Comment financer le renouvellement du parc nucléaire ? », Octobre 2022.
[2] Ouverture de la procédure par la Commission en 2022 – (2022/C 299/02) – point 93 et annexe
[3] Ibid, p. 8.
[4] https://www.neimagazine.com/news/czech-government-extends-nuclear-tender-to-four-reactors-but-excludes-westinghouse-11492853/?cf-view
[5] Dont les intérêts sont nuls avant la mise en service, puis fixés au taux souverain augmenté de 1 %.
[6] La Tchéquie estime atteindre un facteur de charge de 90 %.