Décryptage : le projet de réforme européen du marché de l’électricité reconnait la place du nucléaire - Sfen

Décryptage : le projet de réforme européen du marché de l’électricité reconnait la place du nucléaire

Publié le 13 novembre 2023 - Mis à jour le 14 novembre 2023

Le projet de réforme du marché de l’électricité, présenté le 17 octobre dernier, ancre l’utilité de cet outil pour protéger le réseau européen et en optimiser les prix. Mais désormais, il pourra aussi donner des signaux de long terme aux investisseurs, tout en assurant une meilleure neutralité technologique entre les énergies bas carbone.

« Une victoire européenne et une victoire française », a déclaré le gouvernement français après l’accord trouvé par le Conseil européen le 17 octobre 2023 sur la réforme du marché de l’électricité. La ministre Agnès Pannier-Runacher a évoqué un compromis qui « permet aux États membres d’avoir une marge de manœuvre et d’agir en fonction de leur propre bouquet énergétique ». Cela permettra pour la France d’intégrer le nucléaire, qui représente 70 % de son mix électrique.

Concrètement, le projet favorise la mise en place de contrats de long terme pour à la fois donner des signaux stables aux investisseurs, indispensables quand on parle de nucléaire, et aux consommateurs en les protégeant des fluctuations court terme des marchés de l’énergie. Il établit aussi un vrai principe de neutralité technologique en ouvrant de manière générique aux investissements dans le nucléaire des options utilisées jusqu’alors couramment pour les investissements dans les renouvelables. Le sujet est éminemment technique, et si cette première étape est un pas important, plusieurs restent encore à franchir.

Un marché intérieur de l’électricité au centre des critiques

Le marché intérieur de l’électricité, mis en place par des paquets législatifs successifs de 1997 à 2009, a été très critiqué depuis le début de la crise des marchés de l’énergie à l’automne 2021 et la hausse des prix du gaz. Plusieurs voix en France avaient même proposé début 2023 d’en sortir tout bonnement et simplement, en imaginant ainsi pouvoir mieux bénéficier de la compétitivité des coûts du parc nucléaire existant. On avait pu noter une certaine confusion, dans ce débat, entre la question du fonctionnement du marché de gros d’un côté, et de l’autre, celle des prix de détail pour les ménages et les entreprises.

Le marché de gros spot organise heure par heure la rencontre entre l’offre et la demande d’électricité. Il permet ainsi une optimisation efficace et paneuropéenne de l’utilisation des moyens existants de production et d’interconnexion. Les moyens de production sont appelés pour satisfaire la demande en fonction de leur ordre de mérite, c’est-à-dire leur coût variable de production. Le fonctionnement de marché révèle de façon décentralisée le mix optimal économiquement heure par heure. Le prix de marché spot du MWh est égal au coût variable du dernier moyen de production appelé. L’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (Acer) estime à 34 milliards[1] d’euros les bénéfices apportés en 2021 par cette optimisation économique au niveau européen.

Sur les marchés journaliers et infra-journaliers, les centrales à gaz sont souvent marginales. Ainsi, une récente étude[2] britannique montre que, sur la période 2015-2021, le gaz a joué un rôle dans la formation des prix de gros en Europe dans près de 40 % des cas, alors qu’il ne représente que 20 % du mix électrique. La hausse des prix de marché du gaz, consécutive d’abord à la reprise post-Covid puis à la guerre en Ukraine, a entrainé avec elle celle des prix de marché de gros de l’électricité, puis celles des factures d’électricité des particuliers et des entreprises en Europe. Même dans les pays, comme la France, où la part de l’électricité produite avec du gaz est très faible. Conséquemment, ont été nécessaires des interventions publiques sous diverses formes visant à modérer l’impact de ces hausses pour les consommateurs.

Des outils de gestion de crise

La Commission avait réagi à partir de l’automne 2021, avec la création d’une boite à outils de gestion de crise. Celle-ci comprenait, entre autres, la taxation des revenus dits « inframarginaux » (c’est-à-dire les revenus générés quand les coûts variables d’un moyen de production sont inférieurs au prix de marché spot) et un régime d’aides d’État temporaires, autorisant certaines subventions pour atténuer auprès des consommateurs les effets des hausses des prix de l’électricité. En France, un « bouclier tarifaire » (en 2022 puis en 2023) a été mis en place[3] pour protéger les consommateurs particuliers et les TPE ayant droit au Tarif réglementé de vente de l’électricité (TRVE) ainsi qu’un dispositif d’« amortisseurs » (2023) pour protéger, entre autres, les autres TPE, les PME et les collectivités. Le dispositif de bouclier tarifaire a permis de limiter les hausses des tarifs réglementés à 4 % en février 2022, 15 % le 1er février 2023 puis 10 % le 1er août.

Sans lui, d’après les estimations de la CRE, les prix de l’électricité auraient bondi de 35 % en 2022 et de 100 % en 2023.  D’après un rapport d’information du Sénat[4], le coût du bouclier tarifaire sur l’électricité aurait coûté 24 milliards d’euros pour 2022 et 2023 à l’État. L’État a par ailleurs imposé à EDF de mettre à disposition 20 TWh d’Arenh supplémentaires en 2022, ce qui a coûté plus de 8 Md€[5] à l’entreprise et a lourdement pesé sur sa situation financière.

Dès avril 2022, l’Acer[6] avait déclaré que le marché européen de l’électricité n’était « pas responsable de la crise actuelle » (flambée des prix) et qu’il avait au contraire « contribué dans une certaine mesure à atténuer la crise, évitant les coupures d’électricité ou blackouts » au sein des États membres. La France, sur l’année 2022, a en particulier bénéficié de la solidarité de ses voisins en pleine crise, alors même que son parc nucléaire était confronté à un incident générique (corrosions sous contraintes). L’Acer reconnaissait néanmoins que le marché n’avait pas été conçu pour gérer une telle situation de crise, tout en faisant des propositions de mesures qui pourraient à l’avenir « protéger les consommateurs contre de très fortes hausses de prix ».

En réponse à la demande de plusieurs pays, la Commission avait lancé dès janvier 2023, une consultation sur la réforme de l’organisation du marché de l’électricité. Après de nombreux mois de négociations, en particulier entre la France et l’Allemagne sur la question du nucléaire, le président de la République Emmanuel Macron a déclaré fin septembre que l’État était prêt à « reprendre le contrôle du prix de notre électricité », avec ou sans décision au niveau européen. L’accord du 17 octobre a permis d’avancer.

Des signaux de long terme aux investisseurs

Le marché de gros journalier et infra-journalier permet aux acteurs d’optimiser leur approvisionnement et la valorisation de leurs actifs à court terme. La Sfen a montré, dans ses scénarios[7] réalisés avec Compass Lexecon en 2020, qu’avec l’augmentation de la part des renouvelables variables dans le mix électrique européen, le marché sera soumis à une volatilité croissante. Des prix nuls, voire négatifs, apparaissent déjà en cas de surplus d’offres liés à une production renouvelable abondante et des prix très élevés dans des situations de tension entre l’offre et la demande.

L’absence de signaux longs et de visibilité pour les investisseurs sur leur rémunération future génère un risque important pour les projets d’investissement dans des actifs de production bas carbone (renouvelables, nucléaire) ou de stockage, très intensifs en capital. Comme indiqué par Terra Nova[8], la Commission européenne, à la création du marché, avait même prévu des freins au développement des contrats d’une durée supérieure à quatre ans, les soumettant à enquête pour vérifier qu’ils ne constituaient pas une entrave à la concurrence et au bon fonctionnement du marché de la fourniture.

La Commission avait dû finalement, en support des objectifs d’investissements dans les renouvelables, développer ses propres règles de complément du marché à travers les lignes directrices sur les aides d’État.  Ces dernières stipulent[9] : « Quand une grande partie du plan d’activité est tributaire d’une incertitude importante quant à l’évolution future du marché (comme cela peut être le cas, par exemple, pour les investissements dans des sources d’énergie renouvelable pour lesquelles les recettes de l’électricité ne sont pas corrélées aux coûts des intrants), il peut être jugé nécessaire d’assurer un soutien sous la forme d’une certaine rémunération garantie pour limiter l’exposition à des scénarios négatifs et garantir la réalisation de l’investissement privé ». En France[10], la loi de 2015 dite LTECV[11] a mis en place deux mécanismes pour sécuriser les revenus des producteurs d’énergies renouvelables. D’une part, les obligations d’achats, contractées pour une durée de 12 à 20 ans, et d’autre part les compléments de rémunération, qui consistent à verser une prime au producteur en complément de la vente sur le marché en sorte de lui garantir un revenu.

Traitement différent selon les énergies bas carbone

Une étude réalisée par Compass-Lexecon[12]  a montré que, si dans les années 2005-2010 une part significative des nouveaux investissements avait été réalisée dans le marché dérégulé de l’électricité (principalement au Royaume-Uni, et sur des centrales à gaz), cette part n’avait fait que diminuer depuis 2010. Ainsi, elle ne représentait plus qu’un quart environ des nouveaux investissements en 2020. L’essentiel, dans les renouvelables principalement, était couvert par des mécanismes garantissant une visibilité sur les revenus.

Si la Commission a développé des lignes directrices sur les aides d’État pour soutenir l’investissement dans les renouvelables, elle ne l’a pas fait pour le nucléaire. Ces dernières années, les aides d’État pour les projets de construction dans de nouvelles centrales ont fait l’objet d’examen et d’approbation au cas par cas, par exemple pour Hinkley Point C au Royaume-Uni. Or, offrir de la visibilité à long terme sur les revenus est particulièrement important pour la couverture des risques marché des projets nucléaires, spécifiques par leur taille (8 à 9 milliards d’investissements de développement et construction par réacteur) et par leur durée (de 10 à 15 ans). Prévenir le risque marché sera particulièrement important dans le mécanisme de financement qui sera mis en place pour le programme français à venir de six voire quatorze EPR2, afin de diminuer le coût du capital et ainsi minimiser le coût de production.

Le projet de la Commission consacre, dans l’organisation future du marché de l’énergie, le principe des contrats de long terme, appliqués au nucléaire et aux renouvelables par le biais de :

  • PPA (Power Purchase Agreements), qui sont des contrats privés bilatéraux entre des producteurs et des acheteurs d’électricité. La Commission encourage les États à créer les conditions de leur développement. Ils ne sont aujourd’hui activement utilisés seulement dans certains pays et réservés en général à des grandes entreprises. Une des barrières identifiées pour ces contrats longs est le risque de défaut de l’acheteur. À noter que le texte du projet mentionne explicitement que l’utilisation de PPA ne peut pas s’appliquer à l’électricité produite à partir de moyens fossiles.
  • Le support direct des États (direct price support schemes) aux producteurs d’électricité bas carbone qui pourra désormais être structuré via des contrats pour différence (CfD) symétriques. Un contrat pour différence est un contrat signé entre un producteur d’électricité et une entité publique, généralement l’État. Le producteur vend l’électricité sur le marché, et reçoit la différence entre le prix de référence et le prix de marché si ce dernier est inférieur, ce qui lui garantit de percevoir un revenu stable pour l’électricité qu’il produit. La Commission impose dans son projet que les CfD soient symétriques (two-way). Cela signifie que l’entité publique, si elle met en place un plancher, devra aussi mettre en place un plafond. Ainsi, si le prix du marché est supérieur au prix d’exercice, le producteur devra alors lui reverser la différence.

La Commission précise que les États qui le souhaiteraient peuvent aussi accorder leur support direct, via des CfD symétriques, non seulement à de nouvelles installations, mais aussi à des investissements dans des installations existantes. Dans tous les cas, les CfD restent considérés comme des aides d’État. L’accord du 17 octobre précise que la Commission européenne effectuera le même travail de vérification que celui qu’elle exerce aujourd’hui pour éviter les surcompensations dans un sens ou dans l’autre, pour toutes les infrastructures, selon le même process. Par ailleurs, la porte reste ouverte à d’autres systèmes de soutien que les supports sur les prix par les CfD (subventions, aides fiscales, etc.).

Une protection pour les consommateurs particuliers et industriels

Les deux outils (PPA et CfD) proposés par la réforme doivent permettre de donner non seulement une visibilité aux producteurs, mais aussi de faire bénéficier les consommateurs particuliers et industriels de prix d’achat prédictibles et abordables, grâce à la stabilité des coûts du nucléaire et des renouvelables.

L’Union française de l’électricité (UFE) soutient ainsi la proposition de la Commission de lever les freins à la contractualisation de PPA, notamment par des garanties publiques et par le regroupement de TPE/PME en groupements d’achats qui auraient la trésorerie nécessaire pour signer des PPA et sécuriser leur approvisionnement électrique sur une durée pouvant aller jusqu’à 15 ans.

La question de l’application des CfD au nucléaire existant a fait quant à elle l’objet de nombreux débats, plusieurs pays européens craignant que la redistribution aux consommateurs des revenus reversés au-delà du plafond ne crée une distorsion de concurrence en faveur des entreprises françaises. Le Conseil a finalement tranché en faveur de la position tricolore, et de celle des États rassemblés par la ministre française autour de l’« Alliance du Nucléaire », qui est d’inclure le nucléaire existant dans le dispositif. « Cette neutralité technologique est un combat constant de la France et ses alliés européens dans les instances européennes », a confirmé le ministère de l’Énergie. Le projet de la Commission stipule qu’elle s’assurera, via la DG concurrence dans le cadre de la législation actuelle, que la redistribution aux consommateurs des revenus budgétaires éventuellement générés en période de prix hauts ne créera pas de distorsion de concurrence sur le marché intérieur.

Plusieurs étapes encore sont attendues

L’accord trouvé par le Conseil européen, basé sur la proposition de la Commission européenne, est une étape importante. Cet accord est désormais entré en phase de trilogue qui réunit le Parlement, les États membres et la Commission européenne. L’adoption du texte définitif devra intervenir fin 2023 ou au plus tard début 2024 afin de pouvoir être promulguée avant les prochaines élections européennes.

La France disposera alors de ces options dans sa boite à outils pour atteindre ses objectifs de stratégie énergétique. Des discussions sont en cours sur le rôle des différents instruments (solutions de marché, PPA, CfD…) et la façon de les combiner pour apporter à la fois prévisibilité de revenus pour les producteurs et stabilité de factures pour les consommateurs. En ce qui concerne les CfD, que ce soit éventuellement pour le programme du nouveau nucléaire, ou le cas échéant pour le nucléaire existant, la France devra engager une procédure auprès de la Commission, dans le cadre des aides d’État. Un travail qui devrait dans un cas comme dans l’autre prendre plusieurs mois. ■

Par Valérie Faudon, Déléguée générale de la Sfen

Photo : © julian stratenschultedpadpa Picture-Alliance via AFP

[1]  ACER Final Assessment of the EU Wholesale Electricity Market Design – 2022

[2]  The role of natural gaz in electricity prices in Europe – UCL, Zachery & Staffel – 2023

[3] Dispositifs de soutien aux consommateurs – CRE – 2023

[4] Contrôle budgétaire sur les dispositifs de soutien aux consommateurs d’énergie – juin – 2023

[5] EDF – 2022

[6]  Connaissance des énergies – 2022

[7] Peut-on prendre le risque de ne pas renouveler le parc nucléaire français ? – Sfen 2020

[8] Décorréler les prix de l’électricité de ceux du gaz : mission impossible ? – Terra Nova – 2023

[9]  Lignes directrices concernant les aides d’État au climat, à la protection de l’environnement et à l’énergie pour 2022

[10] Dispositifs de soutien aux énergies renouvelables – Ministère de la transition écologique – 2021

[11] Loi relative à la transition énergétique et à la croissance verte – 2015

[12] Séminaire IFNEC-NEA -2021