1. Appel à projets « Réacteurs innovants » : vers de plus en plus de fluidité - Sfen

1. Appel à projets « Réacteurs innovants » : vers de plus en plus de fluidité

Publié le 25 janvier 2024 - Mis à jour le 30 janvier 2024

Massimiliano Picciani, responsable de l’appel à projets « Réacteurs nucléaires innovants » pour Bpifrance, tire les  premiers enseignements de cette méthode originale lancée en 2022 sous l’impulsion d’Emmanuel Macron dans le cadre de France 2030.

Aidées par l’appel à projets « Réacteurs innovants », de nombreuses start-up ont émergé en France et beaucoup se sont portées candidates. Quel est votre retour d’expérience sur les premières étapes de ce processus inédit ?

L’objectif de l’appel à projets est en effet de favoriser l’émergence de start-up en vue de développer des prototypes de réacteurs de quatrième génération sur le territoire français. Bpifrance est l’un des opérateurs du plan France 2030, et nous agissons pour le compte de l’État. Nous ne sommes donc pas les décideurs finaux ! Pendant l’évaluation des dossiers, nous sommes aidés de façon remarquable par l’Agence de programme nucléaire innovant (APNI), issue du CEA. Cette aide nous apporte une expertise et une évaluation des projets très complètes du point de vue scientifique et technologique, mais aussi pour ce qui relève des implications sur l’ensemble de la filière nucléaire.

Grâce à l’appel à projets, la France a initié une dynamique très forte : une quinzaine de porteurs de projets ont émergé avec une appréciable diversité de profils, d’âges et d’origines, certains d’entre eux venant d’autres pays d’Europe. Ces derniers souhaitent créer une véritable synergie avec l’écosystème français pour développer leurs projets. Avec tout ce panel d’acteurs, nous avons appris beaucoup sur le plan technologique et sur le marché potentiel du futur nucléaire.

Quels sont les besoins des start-up candidates à l’appel à projets ?

Le premier besoin est financier. Le programme France 2030 dédie environ un milliard d’euros de financements pour le nouveau nucléaire [dont 500 millions d’euros pour le projet de SMR Nuward, ndlr]. Cette somme ne couvre que partiellement le financement nécessaire aux besoins des entreprises qui développent des Advanced modular reactors (AMR). Cela signifie que nous assistons à l’apparition des investisseurs privés dans le secteur du nucléaire : c’est un changement de paradigme majeur que nous avons connu au cours de cet appel à projets.

Il y a de nombreux autres besoins auxquels il faudrait répondre pour aider à faire émerger ces start-up. Nous constatons également des besoins en matière d’évolution des réglementations, ou de capacité de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à s’approprier les nouvelles technologies en cours de développement, afin de pouvoir traiter les dossiers d’autorisation dans des temps courts. En effet, pour les start-up, il est nécessaire d’aller très vite. Dans le secteur des petits réacteurs modulaires, la concurrence est forte, notamment venant des États-Unis. Certains acteurs outre-Atlantique se positionnent sur les mêmes créneaux technologiques que les nôtres. Il ne faut donc pas perdre de temps pour gagner des parts de marché, en Europe et particulièrement en Europe de l’Est. C’est un enjeu pour tous les acteurs de la filière française !

Quels sont les défis technologiques que vous avez identifiés ?

L’un des plus importants concerne les combustibles. Chaque choix technologique va avoir son propre besoin en la matière. Il faut donc être capable d’approvisionner tout le monde dans des conditions sûres et viables d’un point de vue économique. Cela nécessite le développement d’un écosystème bien établi qui puisse accompagner et contribuer au développement de ces start-up. Cela demande aussi qu’elles comprennent l’enjeu de ces importants besoins, discutent entre elles pour identifier si des développements transversaux sont possibles et éventuellement mutualiser les efforts.

La France a fait le choix d’un développement par phase, très progressif. Est-ce la bonne méthode ?

En effet, l’appel à projets se décompose en trois phases : maturation initiale, preuve de concept et prototypage. Si la première tranche a ciblé en priorité les projets en phase de maturation initiale, nous avons cependant accepté des candidats engagés dans une phase plus avancée. L’appel à projets, tel que voulu par l’État, était très disruptif par rapport aux modèles antérieurs que nous connaissions dans le nucléaire, ce qui peut expliquer, sans doute, une certaine « viscosité » initiale lors de sa mise en oeuvre. Mais plus nous avançons, plus les décisions sont faciles et rapides à prendre, car la feuille de route de l’État, maintenant que l’écosystème existe, les possibilités de financement, les coopérations possibles avec les acteurs se font de plus en plus claires. Je pense que nous pouvons dire, avec sérénité, que les prochaines étapes de l’appel à projets seront de plus en plus fluides.

Il faut également reconnaître que l’appel à projets a été victime de son succès. Il y a eu beaucoup plus de candidats que ce que nous attendions, ce qui a provoqué un volume de travail considérable. Et soyez certains que tous les jours nous poussons nos services à aller le plus vite possible pour répondre aux besoins calendaires des candidats.

Justement, d’autres pays ont des systèmes beaucoup plus rapides pour faire avancer les start-up, comme les États-Unis. Ne sommes-nous pas à la traîne ?

Pour ce qui est de la comparaison avec le Royaume-Uni et les États-Unis, il faut être prudent car nous ne sommes pas tout à fait dans la même situation. Outre-Manche, le choix a été fait de miser essentiellement sur des petits réacteurs de troisième génération ou de type HTR. Il ne semble pas encore y avoir de plan de soutien de l’État pour développer des solutions de quatrième génération à spectre rapide. Il y a donc moins de verrous à lever en matière de nouvelles technologies, de réglementations ou de nouveaux concepts de sûreté. Aux États-Unis, les quantités d’argent disponibles pour financer les porteurs de projets sont faramineuses et certains acteurs ont démarré leurs projets depuis très longtemps. On peut penser aux acteurs historiques comme Bill Gates qui a fondé TerraPower en 2006 ! Oui, les États-Unis ont de l’avance, c’est certain et c’est une source d’apprentissage. La France a pour sa part lancé cet appel à projets pour faire émerger différentes solutions et accompagner leur développement afin de voir ce qu’elles peuvent donner, si elles peuvent aboutir. Nous sommes plutôt dans une phase exploratoire.

Les start-up du nouveau nucléaire émergent au sein d’un paysage français où existent déjà de très grands acteurs. Comment interagissent ces deux mondes ?

Nous assistons à des échanges entre ces nouveaux acteurs et les acteurs existant de longue date. Nous incitons les entreprises les plus chevronnées à s’ouvrir aux nouveaux interlocuteurs, ce qu’elles font. Le développement de cette nouvelle filière de réacteurs innovants ne se fera pas sans un apport coopératif, collaboratif et volontaire des grands industriels. Chaque fois que nous analysons des dossiers dans lesquels les porteurs de projets manifestent le besoin d’avoir de l’expertise et des compétences extérieures, nous soutenons toujours cette démarche auprès des grands acteurs. Ces derniers ne pourront pas résister au changement de paysage du nouveau nucléaire sans comprendre et accepter le dynamisme des start-up.

Tout le monde y trouvera son compte. Les deux filières – Gen III+ et Gen IV – sont complémentaires en matière de puissance, de technologies et d’usages. L’objectif final est le même pour tout le monde : produire une énergie décarbonée en France. C’est une opportunité que le nucléaire français ne peut pas rater. Il doit parvenir à développer cet écosystème industriel faisant coexister des SMR/AMR avec les grands réacteurs de puissance. C’est un enjeu de crédibilité pour toute la filière nucléaire.

Comment vous assurez-vous que les projets lauréats ont une chance d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire d’aboutir à un prototype ?

Dès le début de l’appel à projets, les critères d’évaluation des différents projets étaient bien établis dans le cahier des charges. Ces critères sont publics et sont au nombre de sept : l’amélioration de la compétitivité des réacteurs ; l’amélioration de la sûreté intrinsèque de fonctionnement du réacteur ; l’amélioration de la protection physique intrinsèque de l’installation ; la capacité à s’intégrer dans un système électrique plus décentralisé ; le développement d’applications non électrogènes (hydrogène, chaleur, cogénération, radioéléments stratégiques, etc.) ; la fermeture du cycle du combustible nucléaire et la valorisation des matières nucléaires ; l’amélioration de la gestion des substances radioactives du cycle, notamment des déchets produits.

Nous avons constitué un comité d’experts devant lequel tous les porteurs de projets sont passés. Dans les propositions de financement avancées aux différents ministères qui participent à la gouvernance de France 2030, nous avons été épaulés par l’Agence de programme nucléaire innovant (APNI). Ces financements ne sont jamais des décisions que Bpifrance prend seule, et les choix finaux s’appuient sur une expertise technique très pointue. Elle porte  autant sur les aspects technologiques, la sûreté et la sécurité, la fourniture du combustible, les aspects financiers, les études de marché, les besoins de financement, la gestion de la propriété intellectuelle.

Actuellement, presque tous les projets sont en phase 1 (maturation) – nous nous sommes intéressés donc en priorité aux verrous technologiques. Quand nous entrerons en phase 2 et 3, nous demanderons aux porteurs de projets d’étayer leur plan de mise sur le marché, un plan de financement, des études sur les perspectives industrielles. Et nous ferons un point sur les échanges en cours avec les acteurs institutionnels, notamment avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Concrètement : nous demanderons aux porteurs de prouver que leur concept est sur une voie crédible pour être approuvé à terme.

Que se passera-t-il lorsque les start-up atteindront la phase 3 de l’appel à projets ?

La phase 3, selon le cahier des charges de l’appel à projets, concernera des projets qui peuvent aboutir à un démonstrateur. Nous souhaitons que le maximum de start-up parvienne à ce stade. Ce serait formidable pour le pays d’avoir par exemple un site avec plusieurs démonstrateurs qui coexistent. Une sorte de Disneyland du nucléaire ! Mais avant d’en arriver là, se posera la question du débat public pour assurer l’acceptabilité de ces chantiers et les mener à bien. Mais là, nous sortons un peu du périmètre de l’appel à projets et du rôle de Bpifrance : il reviendra à l’État, notamment à la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), de se pencher sur le sujet.

Cette dernière étape marquera donc le passage d’un moment d’exploration et d’innovation créatrice à des enjeux de réalisations concrètes, sans doute bien plus complexes à traiter.


Fin novembre 2023, en marge du World Nuclear Exhibition, le gouvernement français a dévoilé six nouveaux lauréats de l’appel à projets « Réacteurs innovants » du plan d’investissement France 2030. Il s’agit de Jimmy, Renaissance Fusion, Calogena, Hexana, Otrera Nuclear Energy et Blue Capsule. Elles recevront un soutien financier de 77,2 millions d’euros, accompagné de 18,9 millions d’euros d’appui technique du CEA. En juin 2023, Naarea et Newcleo avaient déjà été récompensés. Sans oublier, le SMR Nuward, porté par EDF, Framatome et Technicatome, qui avait bénéficié d’un soutien initial de l’État de 500 millions d’euros.

Les ministères concernés continuent d’examiner les dossiers parmi les 15 candidatures recensées en juin 2023. À l’occasion de ces annonces, la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher, a réaffirmé le soutien du gouvernement au nucléaire, le développement des SMR/AMR s’articulant avec l’exploitation à long terme du parc actuel et de la construction de 6 à 14 EPR 2 en France, une fois le projet validé par le Parlement.

REVUE GÉNÉRALE NUCLÉAIRE #4 | HIVER 2023

Propos recueillis par Ludovic Dupin, Sfen

Photo I © IREFI – Massimiliano Picciani, responsable de l’appel à projets pour Bpifrance