Le Kazakhstan au carrefour de la géopolitique de l’uranium - Sfen

Le Kazakhstan au carrefour de la géopolitique de l’uranium

Publié le 28 octobre 2025

Le grand pays d’Asie centrale domine la production mondiale de minerai d’uranium depuis une décennie. Étroitement lié à ses voisins russe et chinois, il demeure aussi un fournisseur de poids des pays occidentaux. Ce rôle de pivot en fait un acteur scruté de près, alors que les lignes de fracture de la politique internationale pourraient redessiner la carte des investissements pour répondre à la future demande.

Le Kazakhstan est-il la « baleine » capable de faire basculer le marché de l’uranium en raison de son poids sur le marché ? L’analogie entre l’entreprise minière Kazatomprom et le géant du pétrole Saudi Aramco serait tentante, si elle n’occultait pas le contexte si particulier avec lequel compose l’État kazakh. La diversification commerciale et la montée en gamme technologique du pays restent tributaires de ses liens très étroits avec la Russie, et de plus en plus avec la Chine, sous l’oeil inquiet de certains de ses partenaires occidentaux. À l’heure où la fracture des filières d’approvisionnement menace le marché de l’uranium, les choix du Kazakhstan sont lourds de sens, même s’il n’a pas toutes les cartes en main pour décider seul de son propre futur.

Un producteur à bas coût cherchant à optimiser sa rente

Le Kazakhstan est sorti en pole position de la crise qui a frappé l’industrie minière après la chute des prix dans le sillage de 2008 et de l’accident de Fukushima, dont l’impact a décimé le secteur canadien, leader mondial à ce moment-là. Un récent rapport piloté par l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à la demande du ministère français de la Défense, rappelle que la majorité des mines kazakhes opèrent à un coût inférieur à 20 dollars par livre d’U3O8 (produit de référence pour la cotation de l’uranium), contre une moyenne globale mondiale de 70 dollars. De quoi bénéficier d’un avantage économique certain : le pays représentait ainsi environ 40 % de la production mondiale de minerai d’uranium en 2023 selon la World Nuclear Association (WNA). Dont la moitié au moins est vendue directement par Kazatomprom, la société publique exploitant seule ou en joint venture une quinzaine de sites.

Bien que le marché de l’uranium soit essentiellement régi par des contrats d’approvisionnement de long terme, Kazatomprom fait figure de baromètre des tendances de marché. Soumise à des quotas de production annuels accordés par le gouvernement, l’entreprise dispose cependant d’une marge de manoeuvre pour préserver ses ressources et peser sur les prix, ce qu’elle a fait à de multiples reprises ces dernières années. Lors de la présentation de sa nouvelle stratégie décennale en janvier 2025, Kazatomprom a admis avoir restreint sa production d’environ 48 000 tonnes depuis 2018 (soit presque deux années entières de quotas). Revers de ce jeu opportuniste, le marché a appris à se méfier des prédictions d’Astana : le cours de l’U3O8 n’a donc que peu varié à la suite des dernières coupes de production annoncées début septembre. L’augmentation de la production reste de toute façon significative dans un contexte d’équilibre entre l’offre et la demande mondiale. Le Kazakhstan n’atteindra qu’avec deux ans de retard son objectif de dépasser les 30 000 tonnes annuelles, qu’il s’était fixé initialement pour 2025.

Le grand frère russe, partenaire indispensable devenu encombrant

Pour certains experts en Europe et aux États-Unis, l’attentisme du marché tient aussi à une méfiance vis-à-vis du contexte géopolitique. Le Kazakhstan reste tributaire de Moscou a beaucoup de points de vue, une dépendance particulièrement pesante depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Deuxième client de l’uranium kazakh après la Chine, la Russie détient des participations directes dans plusieurs sites miniers. Via l’entreprise Uranium One (filiale du russe Rosatom), elle possèderait, selon les estimations de l’Iris, 21 % des droits sur la production actuelle, loin devant les autres partenaires internationaux d’Astana. Moscou a également la main sur des projets très prometteurs, à l’instar de cette garantie d’approvisionnement obtenue pour un nouveau développement sur le site de Budenovsokye, l’un des plus importants gisements de la planète.

Les contraintes logistiques entretiennent également la dépendance du Kazakhstan La majeure partie de la production kazakhe reste exportée via les ports de Saint-Pétersbourg et Oust-Luga, et est en grande partie transformée sur le territoire russe. L’ouverture d’un deuxième corridor via la mer Caspienne depuis 2018, notamment à destination des clients occidentaux, se heurte à des goulots d’étranglement et à un coût élevé. Si l’uranium bénéficie encore d’un régime spécial dans le plan de sanctions pris à l’égard de Moscou depuis 2022, le spectre de mesures de rétorsion pèse donc sur le marché. Le cours des actions du groupe canadien Cameco a ainsi brièvement dévissé début 2025 par suite de l’arrêt de la production sur le site d’Inkai, exploité en joint-venture avec Kazatomprom. Officiellement, un problème d’autorisation non renouvelée dans les temps… Pour les experts cités par le site spécialisé Central Asia-Caucasus Analyst (proche de Washington), il faut surtout y voir un coup de semonce pour montrer que l’influence de Moscou porte toujours dans son ex-république.

Une stratégie de diversification et de montée en gamme tournée vers la Chine

Opportunément pour Astana, son uranium est courtisé par son autre puissant voisin depuis le milieu des années 2000 : la Chine. Du fait du développement rapide de son parc
nucléaire, elle absorberait aujourd’hui entre 50 % et 60 % des exportations du Kazakhstan. Une croissance que certains estiment avoir été réalisée au détriment des clients occidentaux. Pékin s’est même immiscé dans le domaine réservé de la Russie, rachetant les participations d’Uranium One dans deux joint-ventures en décembre dernier. C’est là l’aboutissement d’une stratégie pragmatique de séduction à l’égard des autorités kazakhes, analysée dans une note du Carnegie Endowment for International Peace en 2024. Les entreprises chinoises ont signé dès les années 2000 des contrats prévoyant des contreparties de transferts de technologie et d’aides à la construction d’infrastructures. Symboles de cette collaboration, l’usine d’assemblage d’Ulba, ouverte en 2024, et l’établissement d’une gigantesque zone de stockage dans la ville frontalière d’Alashankou. Devant aboutir l’an prochain, ce second projet est annoncé comme une première étape pour établir une nouvelle route logistique directe via la Chine.

Pour toute la richesse de son sous-sol, le Kazakhstan n’en oublie pas de tenter d’exporter son savoir-faire à l’écart de l’étau de ses deux puissants voisins. Signature de partenariats de développement de mines avec la Mongolie ou la Jordanie, d’accords d’approvisionnement avec le Brésil, la Suède ou les Émirats arabes unis… La stratégie de diversification de Kazatomprom dépasse la perspective d’un découpage des chaînes d’approvisionnement selon des lignes de fracture géopolitiques. Malgré toutes les inquiétudes actuelles, Cameco ou Orano continuent aussi d’opérer et de développer des projets au Kazakhstan. Le pays ne détient pas seul la clé de l’avenir du marché de l’uranium, mais il entend jouer sa partition et protéger ses intérêts.

Par Paul Laurent, journaliste

Photo I Entrée du site d’Irkol, exploité par Kazatomprom dans la région kazakhe de Kyzylorda

© Shutterstock / Vladimir Tretyakov