Le nucléaire en Asie du Sud-Est : urgence climatique et rivalités économiques
Encore très dépendants du charbon et du gaz, les États d’Asie du Sud-Est regardent à nouveau du côté du nucléaire pour décarboner leur énergie. Les petits réacteurs dominent les feuilles de route et les grands pays exportateurs renforcent leurs actions de coopération.
Le site de Bataan, aux Philippines, a longtemps fait office de symbole des ambitions des pays d’Asie du Sud-Est en matière de nucléaire. Achevé en 1985, son réacteur Westinghouse de 620 MW n’a jamais été mis en service, après que le dictateur Marcos a été renversé et dans un contexte de répercussions de l’accident de Tchernobyl. Le Vietnam a connu également cette histoire faite d’ambitions contrariées lorsque l’envolée des coûts des projets et l’après-Fukushima ont conduit, en 2016, à l’abandon des deux sites préparés pour accueillir deux paires de réacteurs.
Près de dix ans plus tard, le nucléaire semble faire son retour dans la planification énergétique au sein d’une région où l’abondance de charbon et de gaz a nourri le décollage économique. Indonésie, Vietnam ou Thaïlande se tournent vers l’atome pour concilier leurs modèles de croissance et leurs engagements dans la lutte contre le changement climatique. Les progrès des petits réacteurs modulaires (SMR) offrent une technologie mieux adaptée à leurs besoins et à leurs contraintes, tant géographiques que financières, et cela dans un horizon temporel relativement court. Les défis restent toutefois nombreux dans cette zone ASEAN (du nom de l’alliance économique des pays de la région, Association of Southeast Asian Nations), très exposée aux catastrophes naturelles et où l’environnement réglementaire et l’expertise technique sont en grande partie à construire de toute pièce. Plusieurs États, dont la France, se positionnent pour devenir des partenaires stratégiques sur ce nouveau marché faisant du nucléaire l’objet d’une réelle lutte d’influence.
L’ASEAN et la transition énergétique
La zone ASEAN est toutefois loin d’être une terra nullius sur le plan nucléaire, outre les tentatives avortées du Vietnam et des Philippines. Les grandes économies de la zone disposent de réacteurs de recherche et affichaient même de réelles ambitions commerciales au tournant des années 2010. La Thaïlande prévoyait la mise en service de deux centrales de 1 000 MW à horizon 2020, la Malaysia Nuclear Corporation espérait un premier réacteur pour 2021, Kuala Lumpur ayant même brièvement collaboré avec EDF sur sa feuille de route nucléaire ; l’Indonésie envisageait quant à elle une capacité de 5 GW à horizon 2025. Pour soutenir ces initiatives, l’ASEAN avait entamé une convergence réglementaire avec la création du NEC-SSN (Nuclear Energy Cooperation Sub-Sector Network) en 2008 puis de l’ASEANTOM (ASEAN Network of Regulatory Bodies on Atomic Energy) en 2013. Une partie de ces plans a été remisée après Fukushima, une autre ne s’est pas concrétisée faute de moyens financiers et de planification suffisante.
Mais les défis de la transition énergétique ont favorisé le regain d’intérêt pour le nucléaire dans une région encore dépendante à près de 80 % des combustibles fossiles pour son électricité, selon l’ASEAN Centre for Energy. Les besoins de ces puissances industrielles émergentes sont conséquents. L’Indonésie prévoit d’augmenter sa puissance installée de 69 GW d’ici 2034 (soit près de la moitié de la capacité française toute énergie confondue). Les besoins non satisfaits du Vietnam ont été mis en lumière lorsque le pays a procédé ces dernières années à des coupures tournantes en raison de l’envolée de la demande privée et industrielle. Face à ces enjeux, le développement effréné de centrales thermiques est une option de moins en moins compatible avec leurs engagements climatiques. Ces deux pays ont en effet signé des « partenariats pour une transition énergétique juste » (JETP) qui les engagent à une sortie accélérée du charbon. Jakarta et Hanoï présentent, sans surprise, l’agenda le plus ambitieux en matière de développement du nucléaire, tablant sur un premier réacteur d’ici à 2032 et respectivement 9 et 7 GW de capacité installée d’ici à 2040. Les Philippines (2032, plus de 2 GW en 2040) et la Thaïlande (2037) affichent également de fortes ambitions.
Trouver la formule pour un développement rapide
L’option SMR a retenu l’attention de nombre de ces États, qui ne disposent pas d’une filière nucléaire très structurée. Ces petits réacteurs sont vus comme un moyen rapide et abordable d’intégrer l’atome dans leur mix électrique. Leur modularité répond aussi à des besoins spécifiques, comme la dispersion du réseau et l’usage fréquent de centrales captives. L’un des projets les plus avancés à l’heure actuelle est une centrale côtière flottante sur une île de l’archipel indonésien, composée de deux réacteurs aux sels fondus de 250 MW, développée par l’entreprise américaine ThorCon. Après deux ans de travaux préparatoires, la société a déposé sa demande d’autorisation pour ce site de démonstration en mars 2025, avec un premier équipement attendu en 2029. NuScale, autre concepteur de SMR américain, est en discussion pour un projet sur l’île de Bornéo (Indonésie), ainsi qu’aux Philippines. Le russe Rosatom prépare de son côté le développement de ses SMR au Myanmar et en Indonésie (en version flottante). Quant à la Thaïlande, elle a enrôlé récemment le coréen KHNP et le concepteur danois d’un SMR à sels fondus flottant, Saltfoss Energy.
Les Philippines explorent également sérieusement une autre voie, celle des réacteurs de grande puissance. L’arrivée au pouvoir de Ferdinand Marcos Jr., fils du dictateur déchu, a redonné de l’élan au projet de réhabilitation de la centrale de Bataan. Un devis de KHNP aurait fixé son coût à 1,5 Md$, selon un officiel local rencontré par la BBC en 2023, sans qu’aucune décision officielle n’ait été prise à l’heure actuelle. Du côté du Vietnam, la volonté de reprendre les chantiers des centrales de Ninh Thuan 1 (NT1) & 2 (NT2) a en revanche été actée par les autorités en 2024. Les deux projets de 4 000 MW avaient connu des fortunes diverses. Attribué à Rosatom, NT1 avait été suspendu indéfiniment en 2014, malgré l’obtention d’un prêt d’État russe de 8 Mds$ pour son financement. Le consortium japonais sélectionné pour NT2 avait été notifié de l’annulation du projet en 2016. La partie russe a déjà manifesté son intention de reprendre les travaux après la nouvelle impulsion insufflée par Hanoï.
Un nouvel enjeu de diplomatie économique
Le développement de ces projets s’accompagne d’une densification de la coopération politique et économique en matière de nucléaire. L’Indonésie, les Philippines, le Vietnam et Singapour font partie des 25 pays signataires de l’accord dit « 123 » permettant l’exportation de technologies civiles américaines, une liste à laquelle s’est ajoutée la Thaïlande en février 2025. La Russie reste très active dans la zone et traite même avec les États parias (Myanmar) ou dont l’intérêt pour l’atome a peu de chance de se matérialiser dans l’immédiat (Cambodge, Laos).
Les réacteurs ont même fait partie des infrastructures proposées par la Chine à travers sa « Belt & Road Initiative », sans projet notable à ce stade. Présente de longue date dans la zone dans le secteur de l’énergie, la France a également bénéficié de la récente tournée d’Emmanuel Macron pour renforcer sa coopération en matière de nucléaire civil, au menu des discussions à Singapour, en Indonésie et au Vietnam.
Cette diplomatie nucléaire relève autant du jeu d’influence que du soutien aux exportations, dans un contexte où l’absence de filière locale consolidée crée d’importants besoins de formation et de financement. Dans le cadre de la relance des projets Ninh Thuan, le régulateur Vinatom a indiqué que le Vietnam ne disposait que d’environ 400 spécialistes et comptait sur ses partenaires pour étoffer ses réserves de main d’oeuvre qualifiée, rapporte la presse locale. Un sujet qui a pu figurer au menu des discussions menées par le PDG d’EDF Bernard Fontana avec ses homologues d’EVN fin mai, et lors de sa rencontre avec le Premier ministre vietnamien en visite début juin à Paris. Côté financement, la France peut aussi espérer se positionner par le biais des JETP, dont elle est un donateur important, même si le nucléaire reste pour l’instant exclu de ce cadre.
Au-delà des effets d’annonce politiques, l’Asie du Sud-Est est en bonne voie pour voir le lancement de son premier réacteur commercial au courant de la prochaine décennie. Un obstacle demeure : lors d’une récente visite d’inspection aux Philippines, l’AIEA a jugé que le pays n’atteignait pas encore son « Milestone I », attestant de la solidité du cadre réglementaire d’un État s’engageant dans un programme nucléaire. La montée en gamme se heurte à l’immédiateté des besoins énergétiques de nombreux États de l’ASEAN. Le temps de développement des projets est peut-être le meilleur ennemi du nucléaire dans la conquête de ce nouveau monde.