Nucifer pour lutter contre la prolifération - Sfen

Nucifer pour lutter contre la prolifération

Publié le 18 mars 2015 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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La SFEN JG a rencontré deux chercheurs à la pointe de l’innovation. Ils utilisent des particules infiniment petites, qui nous viennent d’ordinaire du cosmos, pour détecter à distance les substances radioactives et ainsi savoir ce qu’en font les exploitants : le projet Nucifer.

 

Qu’est-ce que NUCIFER ?

En 2003, l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) veut renouveler ses moyens technologiques de lutte contre la prolifération nucléaire. Elle recherche des appareils capables de sonder en continu l’intérieur des réacteurs nucléaires, des détecteurs autonomes, petits et compacts, contrôlables à distance.

C’est là qu’interviennent les neutrinos : la grande majorité des noyaux produits par la fission de l’uranium et du plutonium sont instables et décroissent par radioactivité bêta en émettant des neutrinos ! Compter les neutrinos auprès d’un réacteur, c’est suivre l’historique des fissions qui ont eu lieu dans le combustible, et c’est ce qu’on fait dans l’expérience « Double-Chooz ». Destinée à l’origine à la physique fondamentale, la technique utilisée pour « Double-Chooz » peut aussi servir à la surveillance des centrales. Il ne nous restait plus qu’à compacter ce montage expérimental pour en faire un outil utilisable par l’AIEA: c’est le début de Nucifer en 2004.

Le projet s’installe à Saclay, de par sa proximité avec le lieu de fabrication, et du fait de la présence du réacteur de recherche OSIRIS qui permet de tester le dispositif expérimental.

Dans une phase ultérieure, Nucifer sera également testé dans une centrale nucléaire en exploitation pour prouver la portabilité du dispositif.

Pourquoi Nucifer ? C’est une déformation du nom « Lucifer », l’ange porteur de lumière, en Nucifer, le détecteur qui fait la lumière sur les « Nu ». Cette lettre grecque est en effet le symbole utilisé pour représenter les neutrinos.

 

Comment ça marche ?

Le principe est très simple : c’est un dispositif à base de scintillateur qui fait des flashs de lumière caractéristiques quand des neutrinos le traversent et interagissent.

Nous utilisons le fait que la rencontre d’un neutrino et d’un proton peut entraîner une réaction qui les remplace par deux autres particules : un positron et un neutron. Le positron étant une particule d’antimatière, il disparait presque instantanément en émettant un petit flash de lumière. Mais le positron seul n’est pas suffisant pour affirmer que l’on a détecté un neutrino : il existe d’autres particules telles que les rayons gammas qui peuvent parasiter l’expérience. Celles-ci peuvent venir de n’importe où et ne renseignent donc pas sur la présence de neutrinos.

Pour éliminer l’influence de ces parasites, on détecte aussi le neutron produit par la réaction avec un élément bien connu dans les centrales nucléaires : le gadolinium. Les neutrons sont capturés par le gadolinium, ce qui produit un gros flash lumineux.

Pour être certain d’avoir détecté un neutrino, il faut donc détecter un positron ET un neutron, à savoir un premier flash (disparition du positron) suivi d’un gros flash (capture du neutron), environ 20 microsecondes après.

En pratique la substance scintillante doit contenir des protons et du gadolinium. Nous avons donc choisi une solution de composés liquides aromatiques (avec des cycles benzéniques) dans de l’huile minérale. Ce produit possède les propriétés souhaitées, mais présente aussi l’inconvénient d’être inflammable, problème significatif en zone contrôlée. Pour compenser la puissance modeste d’Osiris (70 MW) Nucifer est en effet installé à 7 m seulement du cœur, juste à l’extérieur du mur piscine.

Dans l’expérience « Double-Chooz », le dispositif est constitué de deux gros détecteurs de 500 tonnes chacun. Pour les besoins de l’AIEA, nous avons compacté : Nucifer et ses blindages de plomb et de polyéthylène pèse juste 50 tonnes, soit 10 fois moins. La masse pourrait encore être réduite d’environ 10 fois près d’un réacteur de puissance, qui permet de s’installer plus loin du cœur, avec beaucoup moins de bruit de fond.

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Existe-t-il d’autres projets comparables ?

La communauté Applied Anti-Neutrino Physics est large et réunit annuellement depuis 2003-2004 de nombreux pays. Des expériences de détection de neutrinos ont été faites aux Etats-Unis, en Russie, au Japon, en Belgique et en France. Cela a débouché sur une dizaine de projets dont certains ont été menés à bien.

Aux États-Unis, un détecteur similaire à Nucifer mais moins sophistiqué fut installé à la centrale nucléaire de San Onofre (Californie) pour une démonstration de faisabilité. Néanmoins  des essais de déploiement en surface n’ont eu que peu de succès jusqu’à présent. Il faut toujours un ou deux planchers de bâtiment au-dessus du détecteur pour réduire le bruit de fond induit par les rayons cosmiques.

 

Quelles sont les applications concrètes de Nucifer ?

Son application principale est la non-prolifération : il s’agit de surveiller que les exploitants nucléaires respectent les accords qui interdisent le détournement de plutonium à des fins militaires.

Dans un réacteur nucléaire en fonctionnement, il y a production de plutonium en permanence. Sur certains modèles de réacteur, il est techniquement possible de décharger ce plutonium pour en faire une arme, en remplaçant le combustible prélevé par de l’uranium neuf. Comme le plutonium et l’uranium n’émettent pas le même nombre de neutrinos par fission, Nucifer permet de détecter une éventuelle substitution, par comptage des neutrinos !

Le détecteur Nucifer est prévu pour être implanté à l’extérieur de l’enceinte de confinement du réacteur, tout en restant situé à moins de 30 mètres du cœur. Pour les exploitants qui l’accepteront, Nucifer permettrait de surveiller ce qui se passe dans le cœur, à travers le mur du bâtiment ! Et si l’on n’accepte pas d’être surveillé, c’est déjà suspect, n’est-ce pas ?

En revanche, compte-tenu de ses caractéristiques, il n’est pas envisageable d’utiliser Nucifer pour détecter des réacteurs nucléaires clandestins à grande distance. Pour cela il faudrait un détecteur bien plus massif, mais néanmoins fondé sur cette même technologie qui a déjà fait ses preuves.

 

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Quelles sont les étapes-clés du développement de NUCIFER ? 

L’idée de Nucifer date de 2004. Le concept tel qu’il est construit date de fin 2006, le financement de 2008, principalement par le CEA.

Le projet a commencé par une phase de conception couplée à la rédaction du dossier de sûreté, remis à l’Autorité de Sûreté Nucléaire. Le prototype a été construit en 2010 et l’installation de Nucifer près d’OSIRIS a eu lieu en 2012. En période de développement et de construction environ 20 personnes travaillaient sur ce projet qui nous montre 300 neutrinos par jour ! Aujourd’hui quelques physiciens exploitent les données.

 

Quel est son coût et comment est-il financé ?

En raison de son utilité pour la non-prolifération Nucifer est financé par la Direction des Applications Militaires, ainsi que la direction des Sciences de la Matière (Institut pour la recherche des lois fondamentales de l’Univers) du CEA. Divers organismes, dont Subatech-Nantes et l’institut Max Planck, nous ont fourni une partie du matériel nécessaire.

Le coût total du projet qui a mené au prototype est inférieur à 1 million d’euros. Un premier détecteur a été construit en environ un an et demi. Les solutions techniques sont maintenant développées. Cette expérience permettrait au prochain Nucifer d’être construit en un an seulement pour quelques centaines de milliers d’euros.

 

Un mot pour la Jeune Génération ?

Dans la recherche, il faut être motivé : c’est un travail qui n’est pas fléché. L’inconnu et les inattendus du développement du projet doivent aiguiser l’œil scientifique pour voir ce qui est intéressant.

Pour l’instant l’énergie nucléaire reste la source la plus concentrée, la plus efficace, mais aussi la plus complexe à maîtriser technologiquement. Et la non-prolifération est un aspect crucial du maintien de l’énergie nucléaire dans le monde.

Le nucléaire permet aussi de faire des travaux très fondamentaux. Le neutrino est un petit bonhomme avec les bras grand ouverts qui traverse pas mal de disciplines, de la physique des réacteurs jusqu’aux questions de la matière noire tant recherchée !

 

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Thierry LASSERRE : « Passionné d’astronomie, je suis également docteur en physique des particules. Pendant ma thèse, j’observais le ciel, à la recherche de ce qu’on appelle la « matière noire », avec  de grands télescopes au Chili. J’ai ensuite repris des études post-doctorales en  2000 sur le sujet des neutrinos. Ces particules, dont l’existence de la masse venait tout juste d’être confirmée, intéressaient fortement la communauté scientifique.« 

 

David LHUILLIER

David LHUILLIER : « Je souhaitais faire de la recherche fondamentale, c’est pourquoi j’ai fait une thèse en physique nucléaire. Ensuite, j’ai étudié pendant une dizaine d’années la structure des composants constitutifs des protons et des neutrons – les quarks – dans des laboratoires de recherche en France, en Allemagne et aux États-Unis. Nous nous sommes rencontrés en 2005 au sein de l’expérience « Double-Chooz », qui consistait à mesurer un des paramètres caractérisant le comportement des neutrinos.« 

 

Publié par Magali Moeglen et Benjamin Levi