La Pologne se tourne vers les États-Unis - Sfen

La Pologne se tourne vers les États-Unis

Publié le 20 janvier 2023

Le lancement du programme nucléaire polonais se confirme avec la sélection de l’Américain Westinghouse pour la construction d’une première centrale nucléaire. Le choix américain est fortement motivé par des raisons politiques allant bien au-delà des seules questions énergétiques.

Le programme nucléaire adopté par le gouvernement polonais en 2020 vise la construction de 6 à 9 GW de nucléaire d’ici à 2043. Pour ce faire, la Pologne a privilégié un dialogue de gré à gré avec le partenaire américain. Néanmoins, cela n’a pas empêché EDF et le Coréen KHNP de présenter spontanément des offres concurrentes. Le 28 octobre 2022, la Pologne a sélectionné l’offre non engageante de Westinghouse pour la construction au nord du pays d’une première centrale nucléaire de 3,3 GW.

Le nucléaire, l’un des piliers de la politique énergétique polonaise

Le programme nucléaire polonais s’insère dans une politique plus globale de transition énergétique qui, selon la feuille de route gouvernementale (EPP 2040), se veut socialement juste, neutre en carbone et apte à offrir une bonne qualité de l’air. Le caractère de justice sociale aborde en particulier l’abandon du charbon alors qu’en 2020 la Pologne était le dixième plus gros producteur de charbon au monde et le deuxième en Europe, derrière l’Allemagne. Représentant 70 % de la production d’électricité polonaise, l’arrêt de son extraction et de son utilisation pose donc un double défi : la transition industrielle des régions minières et la maîtrise du prix de l’électricité sans houille ni lignite. Pour respecter ces objectifs, l’EPP 2040 décline huit volets spécifiques avec, entre autres, une augmentation des moyens de production électrique associés à une densification du réseau  électrique (objectif no 2), la construction d’un parc nucléaire (no 5) et le développement des énergies renouvelables, avec l’éolien en mer à l’honneur (no 6).

Le programme nucléaire polonais

Le gouvernement polonais vise la construction de 6 à 9 GW de nucléaire d’ici à 2043. Le premier site identifié et caractérisé est situé à Lubiatowo-Kopalino, au nord du pays à une centaine de kilomètres de Gdańsk, sur la mer Baltique. C’est celui-ci qui doit accueillir les trois unités AP1000 (3,3 GW) de Westinghouse. Le premier béton de la première unité est planifié en 2026 pour une mise en service en 2033. La feuille de route énergétique prévoit ensuite la mise en service d’une nouvelle unité tous les deux à trois ans jusqu’en 2043 grâce à d’autres sites nucléaires. Leur attribution est toujours ouverte et EDF a par ailleurs indiqué maintenir son offre EPR. Le Programme nucléaire polonais (PPEJ) 2020 identifie plusieurs sites recommandés dont Pątnów, au centre du pays, et Bełchatów, un peu plus au sud en Voïvodie de Łódź. Ils présentent une configuration décrite comme favorable à l’implantation de réacteurs en termes d’infrastructures et d’emplois.

Décarboner l’industrie avec des réacteurs à haute température

L’EPP 2040 envisage également à plus long terme de recourir à des réacteurs à haute température (HTR) pour décarboner la chaleur industrielle. « Un projet de recherche est mené au National Centre for Nuclear Research (NCNR) », précise notamment la feuille de route. Le Programme nucléaire
polonais (PPEJ) 2020 ne prévoit cependant pas un déploiement avant 2040.

La relation américano-polonaise privilégiée

Les accords bilatéraux avec les États-Unis signés en octobre 2020 ont dominé d’un bout à l’autre la décision polonaise. EDF a par ailleurs annoncé regretter que son offre préliminaire basée sur la technologie EPR remise en octobre 2021 n’ait pas été discutée pour ce premier site. Ce retour en force américain sur la scène internationale et en particulier en Europe, après bientôt un an de guerre en Ukraine, s’affirme dans plusieurs domaines
stratégiques comme la défense ou l’énergie. Une « mainmise américaine » selon les propos de Thierry de Montbrial, président del’Institut français des relations internationales (IFRI) : « Ce qui me préoccupe, c’est qu’après avoir un moment hésité, les États- Unis ont saisi cette opportunité [de la guerre en Ukraine, ndr] pour reprendre complètement en main la destinée de l’Europe ».

Un partenariat atlantiste resserré dans un contexte géopolitique tendu

Le communiqué du Department of Energy (DoE) américain du 19 octobre 2020 annonçant le partenariat dans le domaine nucléaire civil affichait déjà la couleur. « Cet accord tient la promesse du Président [Trump, ndr] en renforçant le partenariat stratégique global en matière d’énergie, en diversifiant le bouquet énergétique de la Pologne et en réduisant la dépendance énergétique de la Pologne à l’égard de fournisseurs coercitifs. » Suite à la sélection de Westinghouse, il est désormais possible d’ajouter le secteur nucléaire – en plus de la défense et du gaz naturel liquéfié1– aux domaines de coopération. Les propos de la ministre de l’Énergie américaine, Jennifer Granholm, témoignent de l’importance politique que revêt la décision : « L’annonce de la Pologne est un signal envoyé au monde que notre partenariat stratégique, central dans l’Alliance atlantique, demeure indestructible ». Ce nouveau partenariat permettra « de lutter contre le chantage énergétique de la Russie2 », a-t-elle poursuivit, se plaçant alors en défenseur de l’Europe au détriment de l’offre… la plus européenne. En effet, les Américains ne disposent pas d’une chaîne de fournisseurs en Europe contrairement à EDF qui démontre sa capacité à localiser ses chantiers avec Hinkley Point C où 64 % de la valeur des contrats vont à des entreprises basées au Royaume-Uni3. Au contraire, Jennifer Granholm s’est félicitée, lors de son allocution, de la création de plus de 60 000 emplois aux États-Unis pour la construction des premières unités sans jamais mentionner les retombées locales4. La Pologne estime que le nucléaire pourrait créer entre 25 000 et 38 000 emplois directs d’ici à 2040, selon le nombre d’unités construites5.

APR-1400 : l’offre coréenne évincée par Westinghouse ?

Au même titre qu’EDF, la Corée a porté une offre spontanée pour répondre aux ambitions nucléaires polonaises. Celle-ci a été remise en avril 2022 et comprenait la construction de six réacteurs APR-1400 pour une capacité totale de 8,4 GWe. Cette offre a été doublée d’une initiative privée à Pątnów pour construire un réacteur sur le site d’une ancienne centrale à charbon. Néanmoins, Westinghouse a intenté une action en justice aux États-Unis contre son concurrent KHNP. Alors que le 31 octobre 2022, l’électricien coréen signait une lettre d’intention pour la phase de développement préliminaire de son projet à Pątnów et que des accords pour le développement du nucléaire étaient signés par les gouvernements respectifs, Westinghouse a fait barrage. La question se pose aujourd’hui de savoir si KHNP a le droit d’exporter son réacteur sans avoir le blanc-seing des autorités américaines que ce soit en Pologne, en République tchèque ou en Arabie saoudite. Westinghouse déclare que l’export de l’APR-1400, contenant des briques technologiques de propriété américaine de l’entreprise Combustion Engineering, doit faire l’objet d’un feu vert de la part des  autorités.

Le programme nucléaire polonais, une bonne nouvelle qui questionne

Le lancement d’un programme nucléaire en Europe est une bonne nouvelle pour le climat (en particulier dans un pays avec un mix électrique intense en carbone) et la sécurité d’approvisionnement. Néanmoins, le litige entre Westinghouse et KHNP rappelle d’une part l’importance que revêt la souveraineté industrielle et technologique à long terme et d’autre part la force de frappe américaine. Le réveil de l’Oncle Sam, dont l’objectif est de rattraper son retard sur les Russes et les Chinois dans le domaine nucléaire, vient de fait concurrencer l’offre française en Europe.


1. Dans le domaine gazier, la Pologne a depuis longtemps mené une politique de réduction des imports de gaz russe dont la part est passée de 70 % en 2010 à 55 % en 2021, ces importations de gaz russe étant en grande partie remplacées par des importations de gaz naturel liquéfié (LNG) américain.
2. Weaponization est traduit ici par « chantage ».
3. EDF Energy, “Socio-economic Impact Report”, 2022.
4. On peut faire l’hypothèse que le discours, en amont des midterms, s’adressait avant tout aux citoyens américains.
5. EPP 2040.

Par Gaïc Le Gros, Sfen

Photo I Légende : La première centrale nucléaire se situera à une soixantaine de kilomètres de la ville de Gdańsk.

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