[Décryptage] Quel rôle pour le nucléaire à l’horizon 2035 en France ? (Rapport RTE)

Le 20 septembre 2023, le gestionnaire du réseau électrique français, RTE, a présenté son bilan prévisionnel pour la période 2023-2035. RTE explore les leviers disponibles sur cette période pour atteindre les objectifs français de décarbonation et de réindustrialisation. Parmi ces leviers et dans toutes les trajectoires étudiées, le nucléaire a un rôle pivot pour l’approvisionnement en énergie et les besoins de puissance pour passer la pointe.
Au moment même où le ministère de la transition écologique tire les conclusions des groupes de travail dédiés aux réflexions sur la future stratégie française énergie climat (SFEC), RTE publie un nouveau bilan prévisionnel sur la transformation du système électrique d’ici à 2035. Cet horizon de moyen terme intègre deux jalons majeurs en matière de politique énergétique et climatique : d’abord la réduction de 55 % des émissions nettes dans le cadre du plan européen « Fit for 55 » ; ensuite, un plan de réindustrialisation pour la France. RTE explore trois familles de scénarios offrant des éclairages sur les trajectoires d’atteinte des objectifs climatiques et de sécurité d’approvisionnement du système électrique français :
- la famille de scénarios de référence (A – « Accélération réussie ») décrit un univers macroéconomique favorable (financement disponible, réindustrialisation réussie, etc.) où l’ensemble des leviers actionnables pour la transition est réuni ;
- la famille de scénarios où la France accuse un retard plus ou moins marqué sur une combinaison de ces leviers (B – « Atteinte partielle ») ;
- la famille de scénarios où le contexte macroéconomique est dégradé (C – « Mondialisation contrariée »).
La hausse de la consommation d’électricité : un résultat solidement établi
Les Futurs énergétiques 2050 de RTE, publié en septembre 2021, avait déjà contribué à la compréhension large des déterminants de l’évolution de la consommation d’électricité en France. C’est maintenant un consensus appuyé par de nombreux résultats techniques et économiques : l’atteinte des objectifs climatiques passera par une hausse de la consommation électrique impulsée par l’électrification des usages (chauffage, transport) et la relocalisation d’industries à décarboner (via l’hydrogène électrolytique ou l’électrification des process). C’est une nécessité pour atteindre la baisse souhaitée des énergies fossiles, lesquelles plombent la balance commerciale de la France[1]. De tels objectifs « conduisent à positionner les trajectoires de consommation d’électricité à l’horizon 2035 parmi les plus hautes des Futurs énergétiques 2050 », expliquent les auteurs du rapport.
Quatre leviers sont nécessaires pour répondre à cette hausse de la consommation électrique. Côté demande : efficacité et sobriété. Côté offre : renouvelables et nucléaire. RTE est clair sur la contribution de ce tandem : « il n’existe pas de doute sur le fait que le mix électrique français sera durablement composé de réacteurs nucléaires et d’installations renouvelables » explique encore le rapport, précisant du reste qu’un espace de discussion politique reste ouvert quoique contraint par les fondamentaux techniques.
La production nucléaire est incontournable sur le court et moyen terme
Pour ses hypothèses sur la production nucléaire, RTE s’aligne avec les orientations du Gouvernement pour la filière, à savoir, pour le nucléaire existant, la poursuite de l’exploitation au-delà de 50 ans sous réserve de sûreté, et l’engagement des études pour sa poursuite au-delà de 60 ans. Il s’agit donc de revenir sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) en cours qui vise la fermeture de 12 réacteurs nucléaires et un plafonnement de la puissance du parc.
En termes de productible, RTE, en cohérence avec la contribution d’EDF dans le cadre de la concertation pour la loi LPEC, table sur une hypothèse prudente sur le fonctionnement du parc « post-corrosions sous contrainte ». Au total, RTE retient un volume moyen de l’ordre de 350 TWh pour le parc existant, auxquels s’ajoutent 10 TWh apportés par l’EPR de Flamanville qui sera mis en service en 2024, avec une progressive montée en puissance.
Sont également étudiées une variante basse (330 TWh) et une variante haute (400 TWh) qui correspond à des taux de disponibilité d’avant crise. Cette dernière variante tient compte des effets positifs potentiels d’un programme d’augmentation de puissance des réacteurs existants et des bénéfices additionnels du programme Start 2025 sur la performance opérationnelle. C’est ainsi que Luc Rémont auditionné à l’Assemblée nationale le 19 juillet 2023 présentait ce chantier : « Nous allons bâtir un plan d’investissement pour nous ramener le plus proche possible de 400 TWh, ce qui prendra quelques années de plus. C’est un plan ambitieux […] viser 400 TWh sur un parc qui aura 20 ans de plus que l’année en question est un défi industriel colossal ».
« Ambitieux », « colossal », il s’agit là d’épithètes à la hauteur des enjeux de transition et du formidable chantier dans lequel s’engage la filière, d’autant que « maximiser la production annuelle du parc nucléaire existant » est, assure RTE, « un élément incontournable pour réussir la décarbonation au cours de la prochaine décennie ». Ainsi, deux temporalités co-existent pour la filière, celle du moyen/court-terme, avec la performance du parc existant et la mise en service de Flamanville, et celle post-2035 avec la mise en service des premiers EPR2.
Sécurité d’approvisionnement : le rôle pivot du nucléaire pour sortir du charbon
Selon RTE, on s’attend à ce que la sécurité d’approvisionnement se renforce à court terme, « le système électrique français a désormais franchi la période la plus délicate ». Dans ce contexte, la fermeture des deux dernières centrales à charbon est rendue possible « dans un cadre strict » :
- La fermeture de la centrale de Saint-Avold (charbon) dépendra d’une disponibilité élevée du parc nucléaire en hiver (pour passer la pointe) à hauteur de 55 GW minimum ;
- Compte tenu des contraintes du réseau de la Bretagne, tant que l’EPR de Flamanville n’a pas atteint son fonctionnement optimal, le maintien de la centrale de Cordemais (charbon) est nécessaire.
Outre la fermeture de Saint-Avold, une disponibilité élevée du parc nucléaire en hiver permettrait de se passer de la construction de nouvelles centrales au gaz dont la conversion (à l’hydrogène ou la biomasse par exemple) ne serait pas immédiate. Ainsi, dans un contexte[2] où la question de la pointe deviendra cruciale, la sortie des fossiles – charbon et gaz – est subordonnée à la bonne performance du parc existant.
La modulation du parc nucléaire
Aujourd’hui, la modulation du parc nucléaire offre des solutions pour l’équilibrage en temps réel et l’optimisation économique de gestion du combustible suivant les prix de marché. De façon bien plus marginale, la modulation répond aussi à un défaut de débouchés économiques, lorsque les prix sont faibles ou négatifs. Au total, cette modulation représente un volume de 30 TWh annuel. Or la montée en puissance des renouvelables s’accompagne d’une chute des prix sur les marchés affectant la rentabilité des moyens de production conventionnels capitalistiques et ne bénéficiant pas de rémunération hors marché. Ceci conduit RTE à être prudent sur le maintien de l’ensemble des réacteurs (au-delà des autorisations liées à la sûreté) et participe à l’élaboration de la variante basse (330 TWh) dans laquelle de 0 à 6 fermetures de réacteurs sont envisagées. Au niveau européen, l’impact de la production renouvelable sur la modulation du nucléaire français reste limité. ■
Par Ilyas Hanine (Sfen)
Photo: Xavier Piechaczyk, Président du Directoire de RTE, et Thomas Veyrenc, directeur du pôle stratégie, prospective et évaluation de RTE, lors d ela présentation du Bilan Prévisionnel 2023-2035 le 20 septembre – ©RTE
[1] C’est d’ailleurs un enjeu de compréhension clef : si la transition coûte beaucoup d’argent, il faut bien ramener ce coût aux gains attendus de sortie des fossiles.
[2] Électrification du chauffage au premier ordre.