[Décryptage] La nouvelle stratégie américaine pour le nucléaire civil
Avec une série de décrets signés fin mai, l’administration Trump affiche une ambition nucléaire inédite : quadrupler la capacité installée d’ici 2050, relancer les réacteurs à l’arrêt, simplifier la régulation et reprendre la main sur le cycle du combustible. Derrière cette offensive, des enjeux de souveraineté, d’intelligence artificielle… et de rivalité géopolitique. Mais la mise en œuvre reste semée d’incertitudes, notamment financières, et suscite des débats jusque dans la communauté nucléaire.
Le 28 juin dernier, a commencé au Sénat américain le process de réconciliation sur la nouvelle loi budgétaire de l’administration Trump, qui comprend en particulier la question des crédits de soutien à l’industrie nucléaire. Le 23 mai dernier, le président Trump avait signé quatre nouveaux décrets (Executive orders), avec pour objectif de « redynamiser l’industrie nucléaire » américaine. Si les administrations républicaines ont toujours été en général en faveur du nucléaire, la question se pose de la pérennité des dispositifs de soutien mis en place par l’administration Biden, en particulier dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA).
La nouvelle stratégie annoncée a pour ambition de répondre « aux besoins urgents d’énergie pour relever les défis de l’IA » et aussi de « consolider la domination énergétique » des États-Unis. Si les nouvelles annonces sont ambitieuses et présentent des avancées importantes, en particulier sur le recyclage, de nombreux points restent encore à éclaircir.
Des objectifs très ambitieux sur le territoire et à l’export
La stratégie de l’administration Trump part d’un constat : si les États-Unis sont toujours le premier producteur mondial d’énergie nucléaire avec 97 gigawatts (GW) et 94 réacteurs, trois nouveaux réacteurs nucléaires seulement ont été mis en service ces vingt dernières années. « 87 % des réacteurs mis en service dans le monde depuis 2017 sont basés sur des designs de « deux pays étrangers » (Russie et Chine, ndr). La nouvelle administration note que l’infrastructure de l’amont du cycle est “atrophiée”, avec une dépendance extérieure importante non seulement vis-à-vis de l’uranium importé, mais aussi des services de conversion et d’enrichissement étrangers, et conclut : « Cela ne peut plus continuer ».
Les décrets du président Trump publiés fin mai fixent l’ambition d’augmenter la capacité nucléaire de 300 GW additionnels d’ici 2050 (quadruplement), encore au-delà de l’ambition du président Biden qui était de 200 GW additionnels (triplement). Sans préciser de trajectoire précise, ils proposent pour l’instant de travailler avec l’industrie pour faciliter des augmentations de puissance de 5 GW, de soutenir le redémarrage des réacteurs et terminer les projets de construction partiellement achevés. Il propose enfin de mettre en construction 10 nouveaux grands réacteurs d’ici 2030.
L’ambition n’est pas seulement nationale. L’administration Trump entend concourir pour des projets nucléaires civils commerciaux à l’échelle mondiale. Le Département d’État et d’autres agences, dont le DOE, sont chargés de définir dans un délai de 90 jours les stratégies, en particulier de soutien financier et technique, pour favoriser l’adoption de la technologie nucléaire américaine à l’étranger. Il s’agit de conclure « au moins 20 nouveaux accords 123 de coopération nucléaire civile ».
Des incertitudes encore sur les moyens financiers fédéraux
Sur le volet réacteur, le Department of Energy (DOE) doit proposer des schémas de financement fédéraux via son Loan Program Office. Les montants ne sont pas précisés à ce stade. À noter que le secrétaire du DOE a annoncé le 20 juin un quatrième décaissement de 100 millions de dollars à Holtec pour le redémarrage de la centrale nucléaire de Palisades, dans le cadre d’un prêt (accordé sous l’administration Biden) de 1,52 milliard de dollars (252 millions ont été versés à date).
L’industrie nucléaire américaine, via le Nuclear Energy Institute (NEI) et 120 de ses entreprises membres, s’est mobilisée ces dernières semaines auprès des membres du Congrès, au cours de l’examen du « One Big Beautiful Bill Act ». La Présidente du NEI, Maria Korsnick, a insisté en particulier sur la nécessité de préserver les « crédits d’impôt » (tax credits) de l’IRA. Ils avaient permis, depuis 2022, dans des marchés dérégulés, de trouver un modèle économique pour les centrales nucléaires face au gaz pour leur exploitation dans la durée. À ce stade, la nouvelle loi budgétaire en discussion au Sénat, qui planifie d’éliminer drastiquement les crédits pour les projets éoliens et solaires qui ne seront pas mis en service d’ici la fin de 2028, prévoit de conserver les crédits pour trois sources d’énergie non carbonée : le nucléaire, l’hydroélectricité et la géothermie. Une condition est que la construction doit commencer d’ici 2033 (un an plus tard que prévu par l’IRA). Les représentants et les sénateurs ont également conservé la « transférabilité », qui permet aux porteurs de projet de transférer des crédits à un tiers.
Réforme de l’autorité de sûreté nucléaire
Le décret « Ordering the Reform of the Nuclear Regulatory Commision » établit un constat critique de l’action de la Nuclear Regulatory Commission (la NRC). Il lui reproche des coûts très élevés et des délais d’instruction trop longs. Il lui reproche aussi d’avoir cherché à protéger les Américains contre des risques très peu probables, sans prendre en compte les risques domestiques (approvisionnement) ou géopolitiques. Priorité est donnée désormais au traitement rapide des demandes de licence et à l’adoption de technologies innovantes. Le DOE est missionné pour conduire un examen et une révision complets des réglementations actuelles de la NRC, en « mettant l’accent sur l’efficacité et le progrès technologique ». Il doit proposer des réformes à la fois structurelles et culturelles. À noter qu’une première réforme avait déjà été engagée avec le vote, à la fois par les Démocrates et les Républicains, de l’Advance Act de juillet 2024. Ce dernier exigeait de la NRC qu’elle réduise certains frais de demande de licence pour les porteurs de projet et autorisait une augmentation du personnel de la NRC afin d’accélérer le processus d’examen.
Le nouveau décret demande à la NRC de s’organiser pour rendre désormais une décision finale dans un délai de 18 mois pour les demandes de construction et d’exploitation d’un nouveau réacteur ; et dans les 12 mois pour les demandes de renouvellement de licence d’un réacteur existant. Dans les autres mesures, on peut lire aussi, entre autres : établir des plafonds fixes pour les frais horaires facturés par la NRC aux industriels pour les examens liés aux permis (depuis la publication de ces décrets, la NRC a divisé par deux ses frais d’instruction) ; créer un processus accéléré pour les concepteurs de réacteurs déjà approuvés par le DOE ou le Department of Defense (DOD), et élaborer un processus d’autorisation simplifié pour le déploiement à grande échelle de microréacteurs et de réacteurs modulaires (certains modèles ou composants pourraient être autorisés via des permis délivrés par le DOD et/ou le DOE).
Si les développeurs avaient demandé plus de visibilité dans le process de licensing, le limogeage mi-juin d’un des commissaires de la NRC, ancien président de ce même organisme, a inquiété la communauté nucléaire américaine. L’American Nuclear Society (ANS), l’équivalent américain de la Sfen, a rendu compte des inquiétudes lors d’un compte rendu d’un débat interne d’experts : « Bien que la NRC puisse et doive s’améliorer, rien ne la remplace, et il est important de maintenir son indépendance ».
Accélération sur l’innovation et renversement de doctrine sur le recyclage
Concernant les réacteurs avancés, les décrets proposent que trois réacteurs pilotes soient construits et testés sur les sites des laboratoires nationaux, avec l’objectif d’atteindre la divergence d’ici le 4 juillet 2026. Ils réactivent ce faisant les travaux de R&D menés avec succès, au début de l’ère nucléaire, par l’INL (Idaho National Laboratory). Le dernier nouveau réacteur construit remontait aux années 70. Le DOE doit réviser sa réglementation afin d’accélérer l’examen et l’approbation des projets de réacteurs sous sa supervision.
Les technologies nucléaires avancées sont citées dans les décrets comme un élément central de la stratégie de sécurité nationale du président Trump, aux côtés des fossiles, pour atteindre la « Domination Energétique ». Ce dernier a demandé au DOE de désigner des centres de données d’IA (Intelligence artificielle), même privés, comme « installations de défense critiques ». Le Department of Energy doit utiliser toutes les autorisations légales disponibles pour localiser, approuver et autoriser le déploiement de réacteurs nucléaires avancés destinés à les alimenter. Le Department of Defense (DOD) devra de son côté, avec l’appui du DOE, déployer d’ici le 30 septembre 2028 un réacteur nucléaire sur un site militaire. Comme on l’a vu plus haut, ces dispositifs seront complétés par une procédure accélérée par la NRC de tout concept de réacteurs testés et démontrés par le DOE et le DOD, sans pouvoir remettre en cause les conclusions de ces deux agences.
Pour accompagner le développement des réacteurs nucléaires avancés, l’administration ouvre, pour la première fois depuis la fin des années 70 (doctrine Carter) la question du recyclage des combustibles usés. Le DOE doit d’abord, sous 90 jours, procéder à un inventaire de ses stocks d’uranium et de plutonium valorisables. Il devra constituer aussi une réserve de 20 tonnes de Haleu destinée à des projets du secteur privé alimentant les infrastructures d’IA. Mais aussi le président charge les administrations concernées de recommander une politique nationale sur la gestion du combustible nucléaire usé et des déchets de haute activité. Le Président ordonne aussi la création d’un programme visant à éliminer le plutonium excédentaire en le traitant et en le rendant disponible pour la fabrication de combustible de réacteur avancé, et à identifier les moyens d’éliminer définitivement les déchets. ■