Décryptage : augmenter la disponibilité du parc nucléaire français
La disponibilité du parc nucléaire français doit être accrue, assure le nouveau patron d’EDF. Elle est aujourd’hui affectée par des exigences réglementaires accrues, l’ampleur des travaux de modernisation, la fréquence des arrêts, ou encore la logique de modulation. Pour autant, EDF se dote de leviers industriels structurants, tels que les programmes Start 2025, Camox ou encore l’augmentation de puissance, pour accroître durablement la performance du parc.
Le nouveau président d’EDF Bernard Fontana a indiqué, lors de son audition au Parlement du 30 avril dernier, que son premier objectif sera de « poursuivre le rétablissement de la production du parc nucléaire, à des niveaux cohérents avec les meilleurs standards internationaux ». Il a rappelé l’ambition donnée dans le projet de Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE3) de produire 400TWh à l’horizon 2030, après une production de 361,7TWh en 2024. Il a noté que presque tous les opérateurs dans le monde travaillent à optimiser la durée de leurs arrêts, à augmenter la puissance de leurs réacteurs quand c’est possible, et à utiliser des combustibles nucléaires qui seraient à recharger moins souvent. À l’occasion de cette audition, plusieurs parlementaires ont posé la question de la disponibilité comparée des parcs nucléaires français et américains. Qu’en est-il ? Quels sont les gisements aujourd’hui pour augmenter la disponibilité du parc nucléaire ? La Sfen décrypte.
Qu’est-ce que la disponibilité ?
L’AIEA définit le facteur de charge d’un réacteur nucléaire (« load factor » ou « capacity factor ») comme la production d’énergie réelle d’une installation de production d’électricité divisée par l’énergie qui serait produite s’il fonctionnait à sa puissance maximale pendant toute l’année. Il est généralement exprimé en pourcentage.
En France, on distingue traditionnellement le Kd (disponibilité) et le Kp (production). Le Kp correspond au facteur de charge tel que défini par l’AIEA : il est calculé sur la base de la production vendue par EDF. Le Kd correspond lui au potentiel de production disponible, c’est-à-dire à l’énergie qui serait produite si les centrales fonctionnaient à leur puissance maximale lorsqu’elles sont connectées au réseau. Dans les pays où le nucléaire fonctionne en base, comme aux États-Unis, il n’y a pas de différence entre Kd et Kp car toutes les centrales couplées au réseau fonctionnent à 100% de puissance, sauf en cas d’événement fortuit. En France, l’ambition d’avoir un parc nucléaire très majoritaire dans la production d’électricité a conduit très tôt à un besoin d’ajustement de la production au niveau de consommation pour les centrales nucléaires. Historiquement les baisses de puissance avaient surtout lieu la nuit. Les réacteurs français sont donc équipés de grappes de commandes dédiées à la reprise des effets de température qui leur permet de réaliser du suivi de charge. Il est faux d’affirmer à propos de la modulation, comme on peut encore le lire parfois, qu’aucun réacteur nucléaire n’a été conçu pour cet usage. Les réacteurs du parc français ne fonctionnent pas en permanence à pleine puissance, ce qui conduit à un Kp plus bas que le Kd.
Quels sont les chiffres ?
En 2024, selon RTE, le parc nucléaire français a produit 361,7TWh, le chiffre le plus élevé depuis 2019, année qui incluait encore la production des deux réacteurs de Fessenheim (11 TWh). Cette performance a été réalisée alors que, en 2024, EDF a réalisé cinq visites décennales des quarante ans sur les réacteurs 900 MW contre une seule en 2019. Ce point est important, car ces visites, du fait de l’ampleur des travaux qu’elles intègrent, sont des arrêts longs, d’environ six mois, alors que les visites décennales des 30 ans sur les réacteurs 900 MW duraient environ trois mois. Ce point illustre le fait que le programme industriel très dense du parc français à l’heure actuelle pèse sur sa disponibilité. Par ailleurs, les questions de corrosion sous contrainte (CSC) sont maintenant maîtrisées.
La France a ainsi battu en 2024 plusieurs records historiques. Ainsi, la production d’électricité bas carbone française a atteint pour la première fois le niveau de 95 % de la totalité de l’électricité produite en France. L’intensité carbone de la production d’électricité française est descendue à 21gCO2/kWh. Enfin, la France a exporté un niveau record de 89TWh vers les pays voisins, pour un montant évalué à environ 5 milliards d’euros.
Alors que, toujours selon RTE, le parc a dû moduler à la baisse pour 30TWh, un rapide calcul donne un Kp de 67% et un Kd de 73%. À noter un pic de 56GW en ligne en janvier 2025, soit 85 % de disponibilité. Seuls les réacteurs dont les arrêts étaient programmés durant cette période n’étaient pas connectés au réseau. Si on regarde les chiffres de facteur de charge (Kp) internationaux, on voit en effet que la moyenne mondiale en 2023 était de 81,9 % (source : PRIS, AIEA). Pour les États-Unis, le chiffre est stable au-dessus de 92 % (source : Statista) depuis 10 ans. Il est important de comprendre les facteurs qui conduisent à ces différences.
Comparer France et États-Unis : plusieurs facteurs entrent en jeu.
La différence de disponibilité entre la France et les États-Unis n’est pas nouvelle. En 2005, une étude EDF visait à comprendre les raisons de la différence de Kd entre la France (83 % à l’époque) et les États-Unis (proche de 90 %). Elle introduisait déjà la notion de Kp, pour prendre en compte que le parc français faisait du suivi de charge, et non le parc américain. La part importante (40 %) des réacteurs à eau bouillante (BWR) aux États-Unis ne semblait avoir aucune incidence. En revanche l’étude mettait en avant les différences importantes sur la durée des campagnes entre deux rechargements du combustible, les durées moyennes d’arrêts de tranche, la mise en place aux États-Unis de nouvelles pratiques managériales et de nouvelles approches entre l’Autorité de sûreté (NRC) et l’industrie.
Aujourd’hui, on peut identifier trois facteurs importants :
- Première grande différence : l’ampleur des travaux. Alors que la réglementation américaine pour l’exploitation à long terme repose sur le maintien de la conformité des installations par rapport au référentiel initial, l’ASN a demandé en France, à l’occasion du passage des 40 ans, une hausse du référentiel de sûreté des réacteurs du parc afin de se rapprocher des objectifs de sûreté des réacteurs de toute dernière génération, c’est-à-dire des EPR. Les travaux du grand carénage français sont donc d’une ampleur sans équivalent aux États-Unis. Ils comprennent non seulement des changements de grands composants, mais surtout des modifications importantes des installations, dont la mise en œuvre de nouveaux équipements nécessitant des travaux très lourds. Ces travaux sont réalisés en deux phases : une phase A lors du 4e arrêt décennal (la VD4), lequel dure environ six mois, et une phase B lors d’un arrêt ultérieur, généralement une visite partielle qui se trouve ainsi allongée d’une vingtaine de jours. On constate avec le déploiement du plan de performance industrielle Start 2025 des gains de performance importants dans la réalisation des chantiers VD4 du palier 900 MW. Alors que les premiers ont nécessité 200 jours d’arrêt, les meilleurs temps obtenus en 2024 se situent à 160 jours. Cette situation va encore durer puisqu’à partir de 2026 vont débuter les quatrièmes visites décennales des réacteurs de 1300 MW, dont la durée devrait être un peu supérieure à celles des réacteurs de 900 MW, ce qui pèsera sur la disponibilité du parc. Les effets de Start 2025 et en particulier la standardisation de ces visites décennales devrait permettre d’en réduire progressivement la durée. Il va de soi que les réacteurs américains sur lesquels les travaux de cette nature ne sont pas réalisés au nom de la doctrine de « maintien du design » ne connaissent pas d’arrêts aussi longs.
- Deuxième grande différence : le nombre d’essais et de contrôles à réaliser. L’exemple des épreuves hydrauliques des équipements sous pression est particulièrement parlant. En France, la réglementation impose la réalisation d’épreuves hydrauliques. Il s’agit de tester la capacité des circuits et des équipements sous pression à résister à niveau de pression supérieure à la pression normale de fonctionnement. Ces essais, qui représentent un volume très important d’activités à réaliser lors des arrêts des réacteurs, doivent être réalisés à la fois sur le circuit primaire principal, le circuit secondaire principal, les équipements sous pression nucléaire, et les équipements sous pression classique. Il n’existe pas de réglementation de type aux États-Unis. Au-delà des épreuves hydrauliques, des comparaisons récentes montrent que EDF réaliserait sur ces réacteurs quatre fois plus de contrôles non destructifs et cinq fois plus d’essais périodiques que les réacteurs équivalents du parc américain. Ainsi, en France, près de 650 essais périodiques doivent être réalisés avant le redémarrage d’un réacteur après chaque arrêt simple pour rechargement. Le nombre d’essais à réaliser au redémarrage s’est accru de 30 % après les 4e réexamens périodiques. Ces volumes d’activités sont liés à la réglementation (épreuves hydrauliques, examens non destructifs pour partie), aux choix de maintenance (examens non destructifs), ou aux règles de sûreté (essais périodiques). Ils sont aussi liés au niveau de risque toléré dans l’exploitation des centrales. Il va de soi que plus celles-ci sont vérifiées, plus le risque est faible.
Les arrêts des centrales américaines sur lesquelles l’exploitant ne réalise pas d’épreuves hydrauliques, moins d’examens non destructifs et moins d’essais périodiques au redémarrage, sont sans surprises plus courts que les arrêts des centrales françaises.
- Troisième grande différence : la durée des campagnes de combustible. Ce facteur avait déjà été identifié en 2005. Alors que la durée des campagnes était déjà de 18 mois et plus aux États-Unis, elle était (et est toujours) de 12 mois en France sur les réacteurs 900MW et de 18 mois sur les 1300MW. Pour rappel, un simple arrêt pour rechargement (ASR) nécessite en France un arrêt d’environ 35 jours, pour décharger le combustible usé et recharger le combustible neuf (sachant que certains tests et opérations de maintenance sont également réalisés). Aux États-Unis, un premier test a été lancé en avril dernier sur le réacteur de Vogtle 2 (Southern Nuclear, Georgie) pour opérer 24 mois d’affilée, sans arrêt pour rechargement, grâce entre autres à une légère augmentation de l’enrichissement du combustible. Les campagnes courtes présentent l’avantage de permettre une meilleure utilisation du potentiel énergétique du combustible, mais l’inconvénient d’augmenter le nombre d’arrêts. Il faut également noter que la prise en compte en France de certaines hypothèses dans les études d’accidents non prises en compte aux États-Unis constitue un facteur limitant sur la durée des campagnes. En France, des premières études, lancées à la fin des années 2000, avaient été interrompues à la suite de l’accord PS-EELV de 2012 de réduire la part du nucléaire en 2025, et donc de fermer un très grand nombre de réacteurs 900MW. Comme on le verra, les études ont repris en 2022, avec le lancement du projet Camox.
D’autres différences existent entre la France et les États-Unis qui contribuent aux écarts sur la disponibilité, en particulier sur le droit du travail. Les salariés qui travaillent dans les centrales nucléaires sur les arrêts aux États-Unis peuvent travailler 12 heures par jour et 72 heures par semaine. Le droit américain permet de constituer des équipes mixtes mélangeant des salariés des entreprises sous-traitantes et des salariés de l’exploitant avec un commandement unique ce qui est interdit en France. Des opérations, réalisées par une seule équipe mixte aux États-Unis, sont donc réalisées de façon séquentielle en France.
Quels sont les leviers de progression pour la disponibilité des réacteurs nucléaires en France ?
L’atteinte de l’objectif de 400TWh de production du parc va être un défi important dans un contexte où :
- le programme industriel de travaux est amené à croître encore dans les années qui viennent : poursuite des quatrièmes visites décennales (VD4) sur le palier 900 et des lots de modifications post-visites décennales (VD4-lot B) ; début des VD4 sur le palier 1300 MW en 2026, un important programme de maintenance courante (remplacement de gros composants type générateurs de vapeur sur Flamanville 2 en 2025, Paluel 3 en 2027, et Cruas 2 en 2027) ; Visite complète n°1 (VC1) sur le réacteur EPR de Flamanville 3 ; 3e visites décennales des réacteurs N4 1540 MW (à partir de 2028).
- Le développement de la production renouvelable en France et en Europe, comme prévu par RTE (BP 2023) à l’horizon 2030, avec, devrait amener le parc nucléaire à moduler de plus en plus en milieu de journée, avec une amplitude moyenne en hausse, de l’ordre de 7GW, contre 2GW il y a encore quelques années. L’effet d’un nombre croissant d’heures durant lesquelles la production renouvelable à coût marginal quasi nul conduit à des prix de marché très faibles, les volumes annuels de modulation du parc nucléaire pour absence de débouchés économiques devraient augmenter, d’autant plus que la demande, à court terme, est en stagnation.
Plusieurs chantiers engagés par EDF doivent permettre cependant d’augmenter la performance du parc nucléaire :
- Le programme Start 2025 (Soyons tous acteurs de la réussite des arrêts de tranche) : lancé en 2019, il vise à améliorer l’efficacité opérationnelle sur la planification et la réalisation des arrêts. Start 2025 constitue une approche globale et systématique visant à améliorer la performance sur les arrêts de réacteurs. Il concerne les organisations, avec par exemple le développement d’équipes mutualisées permettant de renforcer les sites lors des pics d’activité, la standardisation des procédures et des plannings, les compétences avec le développement des entraînements et la réinternalisation d’activités par EDF, l’efficacité opérationnelle avec le développement d’approches lean sur les chantiers et une plus grande responsabilisation des unités sur l’atteinte de leurs résultats en leur donnant plus de marges de manœuvre. Start 2025 a été construit en associant le plus possible les équipes de terrain. C’est un projet concret et mobilisateur. Start 2025 se poursuit et est régulièrement enrichi de nouveaux chantiers qui s’ouvrent au fur et à mesure que les performances progressent.
- La mise en œuvre du programme Camox : lancé en 2022, il vise une tête de série en 2028 qui permettra d’augmenter progressivement de 12 à 16 mois la durée des cycles du combustible des réacteurs de 900 MW et donc de diminuer sur ces réacteurs la fréquence des arrêts pour rechargement. Le délai entre le lancement du projet (2022) et la tête de série (2028) est lié au fait qu’il nécessite une reprise en profondeur des études de sûreté dans le but de produire une nouvelle démonstration de sûreté.
- L’option d’augmenter la puissance des réacteurs : Ce type d’opération, largement réalisée à l’étranger et en particulier aux États-Unis, était devenue impossible depuis le vote, lors de la loi LTCEV de 2015 d’un article limitant la puissance totale du parc à 63,2GW. Cet article a été abrogé en 2022. La première solution, techniquement éprouvée, consiste à augmenter la capacité de la turbine en utilisant des équipements plus modernes. Déjà déployée sur neuf réacteurs 900MW (entre 1999 et 2015), elle permet de gagner 35MW sur un 900MW de type CP0 ou CP1. 13 réacteurs de ce type peuvent potentiellement faire l’objet de cette augmentation de puissance. La seconde solution consisterait à augmenter la puissance thermique de la chaudière. Elle a déjà été étudiée dans le passé sur les réacteurs de 1300 MW et permet d’espérer un gain de puissance compris entre 5 et 8%. Cette opération nécessite des études de sûreté approfondie ainsi que des modifications de l’installation qui s’apparentent à un réexamen périodique.
Les résultats de Start 2025 sont aujourd’hui visibles. Les données publiées par EDF montrent que 17 arrêts de la campagne 2024 ont respecté ou fait mieux que leur durée prévisionnelle. Parmi eux4 visites décennales, 5 visites partielles et 8 arrêts pour simple rechargement. Certains sites ont également battu des performances historiques. Civaux a réalisé en 2024 l’arrêt simple rechargement (ASR) le plus court du palier 1450 MW depuis plus de 15 ans. Dampierre 2 a réalisé un arrêt simple rechargement en 29 jours, ce qui constitue une performance jamais atteinte jusque-là pour un réacteur appliquant le référentiel en vigueur après les VD4. Dampierre et Tricastin ont réalisé les VD4 les plus courtes depuis le lancement du programme. Ces performances intéressantes en termes de durée s’accompagnent d’un niveau de sûreté qui reste satisfaisant selon le bilan 2024 de l’ASNR.
Atteindre 400 TWh de production pour le parc dans le contexte industriel qui a été décrit est un défi qui est atteignable au regard de la dynamique de progrès portée par Start 2025 et des leviers portant sur les augmentations de puissance et la durée des campagnes. L’intercomparaison avec les autres parcs nucléaires et en particulier les États-Unis est intéressante pour rechercher de bonnes pratiques et START 2025 en intègre plusieurs, elle relève de la caricature si elle n’intègre pas des éléments structurants qui, aujourd’hui, distinguent les conditions d’exploitations des centrales nucléaires des deux côtés de l’Atlantique. ■