Au CEA et à l’IRSN, les gardiens de la mémoire du nucléaire
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En quoi consiste votre métier d’archiviste du nucléaire ?
Romain Benoit À assurer, en cohérence avec toute la filière archives du CEA (sites de Saclay, Fontenay-aux-Roses, Grenoble, Cadarache et le site du Cesta), le traitement et la valorisation des archives courantes et intermédiaires1 produites et reçues sur le site CEA de Marcoule depuis sa création au milieu des années 1950. J’interviens également pour les installations CEA du site de Pierrelatte. Ces deux sites conservent des documents descriptifs de la construction, de l’exploitation, de la production et du démantèlement de leurs installations nucléaires. Ils proviennent des activités de Recherche et développement menées sur ces sites mais aussi des services supports et de la direction du centre de Marcoule.
Camille Bouchain À l’IRSN, je participe à l’organisation de la collecte, à l’administration du logiciel de gestion des archives, à la recherche de documents et au traitement des demandes de communication ainsi qu’à l’animation de toute la politique d’archivage et à la maîtrise du formidable fonds de mon institution. L’IRSN conserve environ 15 kilomètres d’archives dispersées sur les sites de Fontenay-aux-Roses, du Vésinet et de Cadarache. Ce sont les documents produits et reçus depuis la création de l’institut en 2001-2002 mais aussi ceux hérités de ses aïeux2. En somme, l’IRSN conserve les archives de la sûreté nucléaire et de la radioprotection française depuis ses origines, dans les années 1940, jusqu’à nos jours.
Est-on un archiviste « comme un autre » lorsque l’on travaille sur le nucléaire, un domaine caractérisé par des temporalités hors-normes, des enjeux de sécurité et de confidentialité considérables et une très forte technicité ?
Romain Benoit Je dirais que l’archiviste du nucléaire n’a pas qu’un seul profil. Il peut intervenir dans des organismes publics, archivant donc les documents publics selon la réglementation en vigueur3, ou dans des entreprises privées ancrées depuis des décennies dans le secteur nucléaire. Dépassant largement le cadre de l’exploitation de réacteur nucléaire produisant de l’électricité, l’archiviste du nucléaire peut, selon l’organisme qui l’emploie, traiter et valoriser des documents produits et reçus dans le domaine de la recherche et du développement, du démantèlement ou de l’exploitation d’installations nucléaires, de la gestion de déchets, de l’expertise, de la fabrication d’équipements, chacun d’eux se plaçant dans un périmètre d’activités civil et/ou militaire. Enfin, peut-être davantage que ses confrères qui ne sont pas employés par un site nucléaire, l’archiviste évoluant dans ce milieu tâche de mettre en oeuvre la réglementation spécifique à la communicabilité des archives publiques propres aux activités et sites nucléaires civils et militaires4.
Camille Bouchain J’ai travaillé sur des procès-verbaux municipaux du XVe siècle, des actes de cession immobilière du XIXe et des rapports scientifiques et techniques du XXe siècle. Fondamentalement, le métier et les enjeux demeurent les mêmes. Notre mission est de collecter, classer, conserver et communiquer les documents produits ou reçus par l’organisme, quels que soient leur date ou leur support. Toutefois, pour le nucléaire, il existe selon moi deux spécificités. La première d’entre elles est la nature scientifique et technique d’une large partie des documents : l’archiviste n’a pas besoin d’avoir un diplôme d’ingénieur nucléaire mais il a nécessairement besoin d’acquérir quelques connaissances dans le domaine pour mieux appréhender les documents. La connaissance de l’histoire de la filière, du fonctionnement basique d’un CNPE, du cycle du combustible est indispensable à l’archiviste qui devra un jour se prononcer sur la conservation ou l’élimination d’un document « nucléaire ». Cette connaissance doit également permettre de décrire au mieux un document afin qu’il puisse être retrouvé et consulté par des demandeurs. La seconde spécificité de nos organismes est bien entendu la nature sensible des informations. L’IRSN manipule des données techniques et doit se prémunir de tout risque de fuite pouvant entraîner une menace pour la sécurité. Toutefois, l’IRSN s’inscrivant dans une démarche de transparence du nucléaire vis-à-vis de la société, il doit s’assurer que ses archives sont, sous réserve des dispositions réglementaires, communicables de plein droit à tout citoyen qui en fait la demande. L’archiviste se tient entre ces deux logiques comme entre le marteau et l’enclume. La solution réside dans le dialogue avec les différents acteurs5.
Quels types d’acteurs mobilisent les archives du CEA Marcoule et de l’IRSN ?
Romain Benoit Les premiers utilisateurs des archives conservées sur le site CEA de Marcoule sont les personnels du site, qu’ils soient salariés du CEA ou parfois d’entreprises partenaires. Ces personnels travaillent principalement sur les projets de démantèlement, de recherche mais aussi pour les services supports du centre (RH, service commercial, service de santé). Les demandeurs souhaitent consulter tantôt des documents spécifiques (plans, notes techniques ou de calcul, courriers, photographies, dossiers constructeurs, etc.) ou des dossiers complets portant sur des équipements ou des procédés présents dans les installations du site, le génie-civil des bâtiments, ou encore des résultats de recherches. Plus rarement, on accueille également des universitaires ou des chercheurs s’intéressant à des aspects plus sociologiques, politiques ou réglementaires de l’histoire du nucléaire français. Les archives du CEA en général, et de Marcoule en particulier, étant publiques, il est obligatoire de pouvoir les mettre à disposition des citoyens selon les règles décrites dans le code du patrimoine mais aussi du code des relations entre le public et les administrations pour ce qui relève des documents dits administratifs.
Camille Bouchain Nos archives sont régulièrement demandées et consultées par des chercheurs/experts internes et externes. Au fil du temps, notre mission IRSN d’évaluation de sûreté sur l’ensemble des installations nucléaires a contribué à enrichir notre fonds de documents IRSN mais également de documents transmis par EDF, Orano, le CEA, l’Andra, etc. Cet ensemble unique est devenu un outil incontournable pour les ingénieurs du domaine à la recherche de documents, parfois anciens, mais qui sont encore mobilisés tous les jours dans le cadre des recherches et expertises réalisées par l’IRSN.
Au même titre que les « datas » numériques, les données contenues dans nos archives issues des programmes de recherche constituent un trésor aujourd’hui réexploitable. Un exemple récent concerne des expériences de criticité sur le site de Valduc6 de 1963 à 2016, menées par le CEA puis l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), au cours desquelles un très grand nombre de données a été produit. Comme les plus anciennes (des colonnes de chiffres et de grandes courbes imprimées sur des feuilles A3 en papier millimétré) ne sont pas réexploitables directement, les archivistes ont fait numériser ces documents en coordination avec le service en charge de l’étude du risque de criticité. Grâce à des outils numériques spécialisés, les pics de criticité sur des documents papier ont pu être transformés automatiquement en données numériques exploitables. Ainsi, ces données vieilles parfois de plus de 50 ans ont permis d’enrichir et d’améliorer les logiciels de calcul de criticité qui contribuent aujourd’hui à mieux prévenir ce risque bien connu de tous les exploitants.
Dans un contexte technologique en évolution et à l’orée d’une relance du nucléaire, quels sont les enjeux en cours et à venir pour les archivistes et les fonds d’archives du nucléaire ?
Romain Benoit Comme pour bon nombre de mes consoeurs et confrères, l’entrée dans l’archivage numérique est un grand défi pour les archivistes du nucléaire. Il s’agit de mettre en oeuvre les moyens et les pratiques qui garantiront que les informations sur supports numériques sont, comme pour les informations sur support papier, intègres, fiables et authentiques. Un autre enjeu sera la mise en oeuvre de la communicabilité des archives produites et reçues sur des sites nucléaires ainsi que la vigilance sur les évolutions réglementaires sur ce sujet. En effet, les deux dernières modifications sur ces questions ont été formalisées dans la loi sur les archives de juillet 2008, elle-même modifiée en août 2009. Elles ont décrit et précisé des conditions de communicabilité spécifiques à certains documents et informations produits dans le cadre d’activités nucléaires civils ou militaires.
Camille Bouchain Le premier enjeu du moment est la digitalisation des processus métier et l’archivage électronique. Notre fonds s’est constitué sur plus de 70 ans mais la rupture numérique des années 2000, la crise sanitaire et la généralisation du télétravail ont entravé les versements d’archives papier réguliers que nous recevons des unités. Si nous disposons d’un fonds d’archives si riche, c’est grâce à la rigueur des anciens et au souci qu’ils ont eu de préserver la mémoire de leur travail en confiant les documents à des archivistes en mesure d’assurer leur conservation. La même logique devrait s’appliquer pour les documents produits aujourd’hui mais nous nous retrouvons face au biais cognitif classique qui laisse à penser qu’un document enregistré sur un serveur ou un cloud est, de fait, archivé. De plus, si les supports informatiques sont pratiques, leur durée de vie est limitée et la lisibilité des formats n’est pas assurée à long terme. Pouvoir accéder et exploiter des documents au-delà de 10-20 ans est crucial, et ce d’autant plus dans le domaine du nucléaire où la question du temps long prend tout son sens. C’est pour cette raison que nous travaillons sur une politique d’archivage adaptée à ces nouvelles pratiques, sur la sensibilisation du personnel et sur l’acquisition d’un outil d’archivage électronique capable de garantir la conservation et la lisibilité de nos documents de manière sécurisée et pérenne.
Le second enjeu du moment est celui de la communication interne et externe. Les demandeurs d’archives que nous accompagnons dans leurs recherches nous font tous le même retour : « C’est incroyable ! Je ne savais pas que vous aviez tout ça dans vos fonds ». Si les archives ne sont jamais consultées, toute la fonction perd son sens.
Enfin, dans le contexte actuel de fusion et de création de la nouvelle Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), notre objectif le plus immédiat consistera à suivre les déménagements de documents et à garantir à l’archivage la place qu’il mérite dans la nouvelle organisation.
- Les archives connaissent différents « âges » correspondant à différents types d’utilisation. Elles peuvent être « courantes », « intermédiaires » et « définitives ». Le CEA et l’IRSN bénéficient d’un régime dérogatoire qui permet à ces deux organismes d’assurer la conservation de leurs archives définitives.
- Le SCPRI est créé en 1957 au sein du ministère de la Santé et de l’Institut de protection et de sûreté (IPSN) nucléaire en 1976 au sein du CEA. L’IPSN et l’OPRI (qui remplace le SCPRI en 1994) sont intégrés à l’IRSN en 2001.
- Décrite dans le livre II du code du patrimoine.
- Décrite aux articles L. 213-1 et L. 213-2 du code du patrimoine.
- Intervention de Gilles Le Berre dans le compte rendu de la journée Archives et nucléaire tenue à Mulhouse le 6 juillet 2023 : JE Archives & nucléaire – Compte rendu (myportfolio.com).
- Situé à 45 km de Dijon, le centre CEA de Valduc est rattaché à la Direction des applications militaires (DAM) du CEA.
- Variété historique du français qui était parlé à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance.