1. « Nous sommes la seule industrie au monde à nous occuper jusqu’au bout de nos déchets »
Article publié dans la Revue Générale Nucléaire PRINTEMPS 2023 #1
Guillaume Dureau, président d’Orano projets, directeur de la R&D et de l’innovation d’Orano et vice-président de la Société française d’énergie nucléaire (Sfen) explique les spécificités du cycle aval, ses perspectives de développement et sa perception par l’opinion publique.
Le débat nucléaire, en France, se focalise surtout sur les réacteurs et récemment sur leur approvisionnement en combustible, mais l’aval du cycle est souvent oublié. C’est pourtant un enjeu stratégique sur lequel la France possède un savoir-faire technologique important.
Comment l’expliquer ?
Guillaume Dureau : Je pense d’abord que le sujet est très technique. Deux pays seulement au monde ont vraiment un cycle qui fonctionne de manière industrielle : la France et la Russie. D’autres nations sont certes technologiquement extrêmement avancées, mais elles n’ont pas ou plus de cycle complet – on pense aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Japon ou à la Chine. Il faut dire que ce sont des systèmes très complexes, on le voit au quotidien chez Orano à travers les fluctuations de production de l’usine Melox et le vieillissement de certaines installations de la Hague. Deuxièmement, la question de l’aval du cycle a été rendue tellement polémique par certains mouvements antinucléaires qu’il peut être difficile d’en parler sereinement. À l’origine pourtant, le sujet ne l’était pas. Quand on parle d’« aval du cycle », on traite très prosaïquement la question de la sortie d’un réacteur : « Que fait-on des déchets ? ». Ce sur quoi nous nous devrions d’abord insister, c’est que nous sommes quasiment la seule industrie au monde à nous occuper jusqu’au bout de nos déchets. Par comparaison, les industries fossiles ne s’occupent ni du CO2 ni du sulfure d’hydrogène qu’elles émettent dans l’atmosphère. De plus, en France, le coût de la gestion des déchets est placé dans des provisions qui sont dédiées uniquement à cette fin. C’est une garantie de bonne gestion donnée à tous les citoyens.
Troisièmement, parlant de déchets, on aborde le sujet des produits liés à l’utilisation de l’uranium, comme le plutonium, qui sont recyclables et les actinides qui ne le sont pas. L’amalgame entre l’utilisation civile de ces matières et sur leur utilisation militaire a pu être fait, à tort. Les Allemands notamment ont porté cette confusion à son paroxysme, ce qui s’explique par leur histoire. Enfin, ces matières ont des temps de décroissance particulièrement longs. Quand on évoque des durées s’échelonnant sur des centaines de milliers d’années, nous touchons à des dimensions qui ne sont plus compréhensibles par les individus.
Le Parlement va bientôt se pencher sur la prochaine Loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) et sur la future Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Qu’en attendent la filière et Orano concernant l’aval du cycle ?
G.D. : La priorité est de réaffirmer l’importance de développer l’aval du cycle en France et la nécessité de poursuivre notre stratégie de traitement et recyclage. C’est vraiment très clairement la première attente d’Orano et, je l’espère, de toute la filière. Pourquoi réaffirmer ce principe ? Premièrement, si nous arrêtons le traitement des combustibles usés, nous allons perdre les connaissances technologiques acquises, ce qui entraînera relativement rapidement leur disparition. Deuxièmement, cela signifie – c’est très clairement ce que visent les antinucléaires – l’accumulation des combustibles usés sur les sites des centrales. Ce qui peut être accepté aux États-Unis car c’est un pays immense dont les centrales sont particulièrement isolées ne le sera sans doute pas en France. Il est donc nécessaire de continuer à faire du traitement, seule façon d’éviter l’accumulation sur site.
Ensuite, il nous faut déterminer si l’outil industriel peut être maintenu ou s’il faut le remplacer rapidement. C’est un arbitrage très important. Si l’on remplace cet outil dès aujourd’hui, ce sera à peu près avec les mêmes technologies. En revanche, si l’on est capable de maintenir l’outil industriel actuel, cela permettra de s’ouvrir, un peu plus tard, à de nouvelles technologies. Nous pourrions mener 10 à 15 ans de recherche afin de définir la pertinence de s’engager vers une voie beaucoup plus innovante d’un point de vue industriel. Sachant qu’il faudra en tout état de cause renouveler les installations, le pays se donne deux ou trois ans pour voir si on est capable d’entretenir les usines et, le cas échéant, savoir si potentiellement on pourra les renouveler avec de nouvelles technologies. D’ores et déjà, le Conseil de politique nucléaire (CPN) nous donne un premier rendez-vous en fin d’année sur ce sujet.
Le dernier point important est de connaître la dimension du futur parc nucléaire. Est-ce qu’il sera composé de 6 à 14 EPR 2 aujourd’hui programmés, donc plus petit que le parc actuel ? Ou bien avons-nous l’ambition d’avoir un parc plus important ? Dans ce second cas, veut-on pouvoir produire du combustible pour de nouveaux types de réacteurs ? Certains d’entre eux utiliseront du plutonium, voire du plutonium mélangé à des actinides mineurs. En profite-t-on pour aller jusqu’au bout de la logique du programme « France 2030 » et donner à la filière industrielle française les moyens de fournir ces nouveaux réacteurs ?
Justement, le développement de SMR et d’AMR soulève la question de nouveaux combustibles. Est-ce qu’Orano travaille déjà sur ces sujets et quelles en seraient les implications pour votre outil industriel ?
G.D. : Il y a plusieurs types de réacteurs à considérer. Pour ce qui est du SMR Nuward, le sujet est simple. Le combustible est assez similaire à celui des réacteurs à eau légère du parc actuel donc il n’y a pas d’enjeux techniques particuliers. D’une manière plus générale, Orano suit de près le sujet des Accidents Tolerant Fuels (ATF). Nous savons que, pour certains d’entre eux, une utilisation plus importante de chrome sera nécessaire. Or le chrome, dans le procédé actuel de la Hague, n’est pas sans conséquence. Il implique des temps de dissolution beaucoup plus importants, ce qui va réduire notre capacité industrielle. Cela nous invite à questionner nos process et donc, encore une fois, il y a du sens à se donner du temps de recherche pour savoir quelle sera l’usine de recyclage de demain. D’ici à ce que les ATF terminent leur développement, qu’ils soient qualifiés, qu’ils rentrent en production, qu’on les brûle et qu’on les fasse refroidir, nous aurons eu le temps de développer l’outil industriel.
Pour ce qui des Advanced Modular Reactors (AMR), la plupart des start-up françaises, si ce n’est toutes, nous ont déjà contactés au moins une fois. Avec certaines d’entre elles, nous entretenons un dialogue très direct. Pour ce qui est des réacteurs dits à sels fondus, l’une des technologies possibles, nous sommes très allants, car ils nous apparaissent comme étant des bons « brûleurs » d’actinides et c’est un des axes de recherche que l’on promeut maintenant depuis plusieurs années. En effet, si on veut travailler sur le sujet de l’acceptation du public, le gros du travail que nous avons à réaliser est la réduction du volume de déchets mais également de leur durée de vie, ce qui passe par une meilleure gestion des actinides. Sur cette technologie, cela fait deux ans que l’ona des contacts avec Terrapower aux États-Unis et nous sommes partenaires sur l’appel d’offres américain. Nous sommes aussi très avancés avec les Néerlandais de Thorizon qui ont créé une filiale française. Ils développent des concepts, eux aussi, de réacteurs à sels fondus proches de ce que nous connaissons.
Pour finir sur cette filière technologique, nous sommes également en discussion avec le français Naarea. Avec Newcleo [qui développe un réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb, ndr], nous menons des études préliminaires notamment sur l’utilisation du MOX dans ce type de réacteurs. Il faut plus généralement noter l’accélération de la création de nouvelles sociétés depuis la mi-février 2023, avec lesquelles nous entamons des discussions sur leurs attentes en matière de combustible.
D’une manière générale, nous sommes très engagés sur ce sujet au côté du CEA. Avec Philippe Knoche [Directeur général d’Orano, ndr], nous pensons qu’il est nécessaire et utile d’aider au développement de ces technologies. Nous ne voulons pas parier sur une technologie plus qu’une autre. La vocation d’Orano est que si plusieurs technologies émergent, nous devons être en capacité demain de leur proposer le combustible dont elles ont besoin pour faire fonctionner leur réacteur. L’industrie française ne peut pas être absente de cette dynamique d’innovation.
Vous évoquez l’idée de concevoir des usines modernes du traitement et du recyclage. Est-ce que la R&D est suffisamment active sur ce sujet ?
G.D. : Je n’observe ni retard, ni avancées phénoménales sur ces sujets. On se pose aujourd’hui la question de réduire le volume des actinides mineurs. Mais cet enjeu n’était pas aussi central auparavant. Tout le monde se focalisait sur l’assertion, simpliste, selon laquelle les surgénérateurs au sodium rendraient caduques la question des déchets.
La R&D se reposait donc un peu trop sur les réacteurs rapides sodium qui devaient tout résoudre, ce qui, en réalité, n’arrive jamais. C’est en posant les questions de manière différente que l’éventail des solutions s’est ouvert. C’est ainsi par exemple qu’a pris de plus en plus de place la question du multi-recyclage en REP afin de réduire la croissance rapide de nos inventaires de plutonium.
Orano la Hague est une installation qui vieillit et Orano Melox a rencontré des difficultés l’éloignant de sa production nominale. Quel est le plan d’Orano pour investir dans son outil industriel aval ?
G.D. : Du côté de Melox, nous avons pris le sujet à bras le corps avec la création d’un certain nombre de redondances à l’intérieur de l’usine. La production a déjà augmenté en 2022 par rapport à l’année précédente et l’objectif est clair : remonter à plus de 100 tonnes de production annuelle dans les années à venir, voire plus.
Du côté d’Orano la Hague, nous continuons d’investir. Avec le projet « Nouvelle unité de concentration des produits de fission » (NCPF), il s’agit de remplacer des évaporateurs de produits de fission existants par de nouveaux équipements. C’est en phase de raccordement sur l’une des deux unités de la Hague. Au total, sur le site, on investit approximativement 1 à 2 % par an de la valeur des usines dans la maintenance et le renouvellement. Il faudrait atteindre les 5 %. Mais cet accroissement représente un effort financier colossal qu’Orano ne peut pas réaliser sur ses fonds propres. Toutes les usines de l’aval ont été construites, rappelons-le, via le financement des clients. Nous devons donc prendre des décisions politiques afin de trouver un système de financement dédié. C’est un dialogue que nous avons d’ores et déjà engagé avec EDF, l’Agence des participations de l’État (APE), et la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC).
En réalité, nous avons besoin, à l’instar de ce qui a été fait sur le parc de réacteurs, d’un grand carénage. Cela permettrait de maintenir l’outil industriel une vingtaine d’années supplémentaires. Cela donnerait le temps d’atteindre la maturité des programmes de R&D aujourd’hui en cours, afin de faire émerger des ruptures technologiques industrielles.
On s’aperçoit que l’opinion publique est de plus en plus favorable au nucléaire. Mais la question des déchets, au sens large, reste problématique. Comment répondre à cette crainte ?
G.D. : Je pense qu’il faut vraiment réaffirmer que la filière nucléaire n’ignore pas cette question. Aujourd’hui, les déchets nucléaires, sont entreposés ou stockés et isolés loin de l’homme et en protection de son environnement. Il faut néanmoins continuer de chercher et de progresser. Concrètement, nous travaillons sur des solutions que l’on va implanter progressivement, comme le multi recyclage des combustibles usés en REP par exemple. Il faut aussi redire que les réacteurs du futur peuvent aider à réduire le volume des déchets. Il faut être direct en affirmant que nous avons des enjeux à régler et que nous y répondons sans pour autant promettre la lune.
Dans les années 1980, on a promis de régler la question des déchets dans les dix à quinze ans à venir. C’est ce que l’on a fait en France avec les réacteurs à spectre rapide refroidis au sodium et c’est pour cela que les antinucléaires ont attaqué Superphénix. Nous avons dû ensuite lancer le projet Astrid, mais l’enjeu de ce démonstrateur n’a pas été bien compris. Et une fois que celui-ci a été arrêté, nous n’avions plus de réponse pratique. Nous devons parvenir à démontrer que l’on sait faire des progrès concrets, même si ce ne sont pas des pas de géant.