Sûreté nucléaire : “un contexte préoccupant” pour l’ASN
Grand carénage, premier réexamen de sûreté pour les installations du cycle du combustible, mise en place des dernières mesures post-Fukushima, construction de nouvelles installations… En France, le nucléaire fait face à des enjeux sans précédent alors même que les principaux acteurs sont en pleine mutation. « Un contexte préoccupant » estime Pierre-Franck Chevet qui demande des moyens supplémentaires pour l’ASN. Le Président de l’Autorité de sûreté revient également sur le dossier de la cuve de l’EPR de Flamanville. Interview.
Quel est le contexte en matière de sûreté nucléaire en France ?
Pierre-Franck Chevet – En matière de sûreté et de radioprotection, le contexte est préoccupant. Il y a trois raisons à cela. D’abord, nous entrons dans une phase, prévue et annoncée dès 2011, où il y a des enjeux sans précédent à gérer. Ensuite, les grands industriels sont en difficulté sur les plans économique, financier et/ou budgétaire. Enfin, l’autorité de contrôle, l’ASN, et son appui technique l’IRSN, n’ont pas les moyens nécessaires à la réalisation de leur mission. Le cumul de ces trois constats me fait dire que la situation générale est préoccupante.
Quels sont les « enjeux sans précédent » que vous évoquez ?
PFC – Le premier des enjeux est la prolongation – ou non – de la durée de fonctionnement des réacteurs au-delà de leur quatrième réexamen de sûreté. C’est un enjeu très compliqué sur le plan technique. Il y a en particulier 5 ou 6 sujets qui demandent un approfondissement technique fort. Par exemple : comment assure-t-on une sûreté équivalente à celle du récupérateur de corium qui existe sur l’EPR, mais pas sur le parc existant ?
Il y a aussi un calendrier très serré : la première quatrième visite décennale sera celle de Tricastin 1 en 2019. L’ASN pourrait être en mesure de donner son avis générique sur la question de la prolongation fin 2018, au mieux.
Dans les prochains jours, l’ASN rendra public un premier avis qui fixera les grandes orientations dans ce domaine. Il s’agit d’une première brique, car nous sommes loin de pouvoir définir les conditions précises qui seront fixées à l’éventuelle prolongation.
Une exploitation à 80 ans, comme les Etats-Unis l’envisagent, n’est donc pas pour tout de suite…
PFC – Actuellement, ce qui est étudié est une prolongation sur 50 ans. Sur certains sujets, EDF essaie d’avoir une vision à 60 ans. Mais, à ce jour, personne n’a , en France, une vision à 80 ans sur ces sujets.
La philosophie américaine dans le domaine de la prolongation est loin de la nôtre. Les Américains partent du principe qu’il faut maintenir la sûreté à son niveau initial. L’approche française vise à améliorer la sûreté pour se rapprocher, autant que possible, du niveau de sûreté de l’EPR.
D’autres installations nucléaires – hors centrales – sont-elles concernées par des examens de sûreté ?
PFC – Certaines installations d’AREVA et du CEA vont faire leur premier réexamen de sûreté. L’ASN s’attend à un exercice compliqué, parce qu’il s’agit du premier réexamen sur des installations plutôt anciennes.
En nombre d’installations à traiter, c’est tout à fait considérable : actuellement l’ASN a reçu une vingtaine de dossiers de réexamen et d’ici 2017, il y en aura une cinquantaine. La charge de travail pour les exploitants et l’ASN est considérable.
Où en sont les modifications post-Fukushima ?
PFC – La première tranche d’amélioration de sûreté vient de s’achever. Elle a été déployée sur l’ensemble des installations nucléaires. Il s’agissait pour l’essentiel de moyens « flexibles » et « mobiles ».
L’ASN a fixé une exigence supplémentaire : une seconde tranche avec l’implantation cette fois de mesures de sûreté « en dur » (cf. le noyau dur). Ces dispositifs doivent être protégés contre toutes les agressions externes. D’importants travaux seront engagés dans les 5 à 10 ans à venir pour les mettre en œuvre.
Quid des chantiers en cours ?
PFC – Cigéo, Iter, EPR, RJH… on constate que tous ces chantiers ont des difficultés, des retards. Ils comportent des enjeux industriels considérables mais sans impact sur la sûreté, à l’exception de l’anomalie de la cuve de l’EPR…
Où en est le dossier de la cuve de l’EPR de Flamanville ?
PFC – L’anomalie identifiée dans la cuve de l’EPR est une anomalie sérieuse touchant un composant essentiel pour la sûreté.
Des essais complémentaires sont en cours ; ils s’étaleront sur plusieurs mois. Selon l’exploitant, le dossier, avec le bilan des essais et les analyses de sûreté, pourrait être terminé cet été. L’ASN pourrait émettre un avis en fin d’année.
Lors de votre conférence de presse, vous avez regretté que ce soit l’ASN qui ait identifié cette anomalie…
PFC – Cette anomalie a été mise en évidence sous l’impulsion de l’administration qui a demandé un certain nombre d’essais complémentaires. Alors qu’en temps normal, une anomalie de ce type doit d’abord être identifiée par les contrôles internes…
Il est impératif qu’il y ait un réexamen systématique des éléments qui ont été fabriqués à cette période, il y a 5 et 10 ans. Il faut vérifier qu’il n’y a pas d’autres anomalies du même genre.
Un audit est actuellement en cours au Creusot, dans les usines d’AREVA.
La presse parle de « dérogations » d’AREVA sur la cuve, qu’en est-il ?
PFC – L’ASN a modifié à la marge la réglementation applicable aux équipements comme ceux de la cuve. Mais il n’y a rien de nouveau. Cette dérogation existait déjà dans l’ancienne réglementation de 2005 et ne concerne pas particulièrement la cuve. De plus, une dérogation n’est pas obligatoirement acceptée. Il y a des justifications à présenter à l’ASN et aux commissions spécialisées.
La réglementation de 2005 demande des justifications supplémentaires de la qualité des équipements. Force est de constater que les industriels ont eu beaucoup de peine à satisfaire certaines exigences en matière de preuves à fournir. Après discussions avec eux et moyennant un engagement fort de leur part, l’ASN leur a accordé un délai supplémentaire de trois ans pour qu’ils se mettent en pleine conformité avec les exigences de la réglementation.
L’ASN est-elle affectée par la restructuration de la filière nucléaire ?
PFC – C’est une très bonne chose que le gouvernement ait défini un nouveau schéma industriel. Cependant, force est de constater que la mise en œuvre de la nouvelle organisation et la restauration des capacités financières des entreprises prendra du temps… Alors même que ces acteurs font face à des enjeux sans précédent comme nous venons de l’évoquer.
Pour donner un ordre de grandeur, sur la question de la prolongation, EDF prévoit d’investir 55 milliards d’euros. Les travaux réalisés lors de la quatrième visite décennale devraient être quatre fois plus impactants que ce qui se fait actuellement.
Il s’agit là d’efforts colossaux, alors même que les entreprises sont dans un état économique et financier compliqué.
Comment voyez-vous les prochaines années ?
PFC – Je suis inquiet. Il n’y a pas de bonne sûreté s’il n’y a pas des exploitants en état de marche.
Par ailleurs, le système de contrôle et d’expertise, ASN et IRSN, ne dispose pas des moyens pour bien gérer ces enjeux.
L’ASN va devoir prioriser. La priorité sera donnée aux installations qui fonctionnent. Les projets nouveaux, qui ne présentent pas à ce stade d’enjeux de sureté, seront placés en priorité de rang deux.
Cette situation n’est satisfaisante pour personne. Il va falloir trouver au plus vite la solution pour financer les moyens humains que l’ASN demande, pour elle et pour l’IRSN.