Réponse de la Sfen à la consultation des VD4 1300 : prévenir le risque de complexification des règles générales d’exploitation (RGE)
Alors que l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) consulte le public sur la poursuite du fonctionnement des 20 réacteurs de 1300 MW au-delà de leur quatrième réexamen périodique, la Sfen alerte sur un risque de complexification croissante des règles générales d’exploitation (RGE). Forte des retours d’expérience du parc 900 MW et de Flamanville 3, elle appelle à intégrer dès aujourd’hui une exigence de simplicité et d’exploitabilité pour préserver la performance des installations et des équipes.
Le Président de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), Pierre-Marie Abadie, a alerté, en marge de son audition du 22 mai dernier au Sénat, sur la complexification et la rigidité croissantes des Règles générales d’exploitation (RGE) des centrales nucléaires. Il déclarait qu’«il y a une volonté collective [avec EDF] d’aller vers plus de simplification » à la fois pour le parc existant et pour les futurs réacteurs EPR2.
L’ASNR a ouvert du16 mai au 15 juin, sur son site Internet, une consultation du public sur les conditions de la poursuite de fonctionnement des 20 réacteurs de 1300 MWe d’EDF au-delà de leur quatrième réexamen périodique. Comme pour le 4e réexamen périodique des réacteurs de 900MW, des objectifs ambitieux ont été retenus pour les 1300MW. À savoir : rapprocher leur niveau de sûreté de celui des réacteurs plus récents (troisième génération). La Sfen appelle à réfléchir dès maintenant à la façon de prévenir la complexification des RGE sur les réacteurs 1300MW, plutôt que d’avoir à simplifier plus tard.
Rappel sur les règles générales d’exploitation
Les Règles générales d’exploitation (RGE) d’un réacteur nucléaire définissent les conditions autorisées de fonctionnement du réacteur et les procédures de conduite à suivre par le personnel. Elles sont établies par l’exploitant de la centrale nucléaire et sont approuvées par l’Autorité de sûreté. Elles précisent notamment les règles à respecter en fonctionnement normal (procédures de démarrage et d’arrêt), les limites de fonctionnement du réacteur (pression, température, puissance), les matériels requis selon les conditions de fonctionnement, les modalités de surveillance et de contrôle de l’installation, et les règles de conduite à suivre en cas d’incident ou d’accident.
Un projet ambitieux de modernisation pour le palier 1300 MW
Le projet de mise à niveau des 20 réacteurs de 1300MW s’inscrit dans la continuité et à l’identique de ce qui a été fait et réussi pour les 32 réacteurs de 900MW. Cette approche porte à la fois sur les matériels (environ 200 modifications prévues pour le palier 1300) et sur les référentiels, et donc in fine sur l’exploitation nucléaire. EDF est le seul exploitant à relever ce double défi. L’enjeu essentiel dans le travail d’évolution des RGE sera d’améliorer l’exploitabilité des réacteurs en prévision de l’allongement de la durée de fonctionnement.
Des alertes récentes sur la complexification des RGE
La Sfen avait déjà documenté, à l’occasion de sa convention d’automne 2024, la complexité des RGE de Flamanville 3. Une partie de cette complexification provient d’un plus grand nombre de matériels mobilisés sur l’EPR, mais aussi par le développement d’un niveau de détail et de contrainte toujours plus élevé dans la documentation d’exploitation. Cette tendance touche particulièrement la France par rapport aux autres pays qui exploitent aujourd’hui des réacteurs nucléaires de même technologie que le parc français (REP, EPR). Ainsi, les RGE de l’EPR d’Olkiluoto 3, en Finlande, comptent 900 pages tandis que celles de Flamanville 3 comptent plus de 4 000 pages. Au-delà de ces chiffres, le nombre très important de contraintes (interdictions de certaines configurations matérielles dans de nombreux états du réacteur, replis réacteurs requis sous des délais excessivement réduits) peut déstructurer la mise en œuvre des programmes d’entretien des installations.
Complexité et efficacité
Quelques exemples : certaines opérations de maintenance sont fractionnées dans le temps du fait des contraintes des spécifications techniques d’exploitation (STE), des replis requis sous une heure génèrent des transitoires de puissance qui auraient pu être évités grâce à un temps d’analyse suffisant pour évaluer les dispositions les plus adaptées à la gestion de la situation rencontrée. Lors de la convention Sfen, les équipes de Flamanville 3 ont témoigné du temps important, lors des essais et en cas d’événement, nécessaire à savoir si telle ou telle intervention est autorisée, et à comprendre quelle est la conduite prescrite. Elles ont témoigné que cette complexité avait pour conséquence d’alourdir la charge des équipes. D’autant plus que tout écart aux RGE étant encadré réglementairement, cette complexité a d’ailleurs donné lieu à des demandes de dérogations par l’exploitant, accordées par l’ASNR, ce qui interroge sur le caractère adapté de certaines règles, au regard des enjeux de sûreté effectifs.
Des signaux d’alerte partagés
Consciente de la situation, l’ASNR note, dans son rapport sur l’État de la sûreté 2024, que la complexité des RGE « peut être à l’origine d’une perte de sens dans le travail des opérateurs et avoir des effets sur la maîtrise des risques ». L’ASNR indique aussi avoir, en 2024, réuni la profession et les parties prenantes dans cycle de réflexions du COFSOH (Comité d’orientation sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains) sur la complexité des activités d’exploitation des installations nucléaires. Une synthèse de ces travaux doit être publiée en 2025.
Dans son rapport 2024, l’IGSNR confirme également que « La France s’est mise à l’écart des pratiques internationales en matière de RGE ». Elle ajoute que « notre approche, d’une sophistication vertigineuse, est au bout d’un système ». Les acteurs de terrain en témoignent : « On doit choisir entre la lettre et le sens […] la connaissance des règles a pris le pas sur celle de la machine ».
L’ASNR précise que « EDF a initié des actions de simplification à court et moyen terme, ainsi qu’un projet de long terme de refonte globale de ses RGE ». L’objet de cette simplification est de faciliter la lisibilité et l’utilisation par l’exploitant du référentiel, pour une meilleure sûreté opérationnelle. Le projet d’EDF « RGE du futur » a ainsi été lancé pour instruire les propositions EDF et aboutir à une position de l’ASNR en 2027, afin que, au-delà du parc existant, l’EPR2 puisse démarrer avec le bénéfice de ces simplifications. L’angle
Des opportunités pour prévenir le risque de complexification
L’enjeu clef de l’évolution des RGE est d’adopter une approche mesurée de l’exigence. Une première opportunité identifiée par la Sfen concerne le nombre de matériels classés. Un rapport récent remis par EDF à un groupe permanent de l’ASN montre que, sur les 900MW, le nombre de matériels classés de sûreté, qui avait relativement peu évolué en VD3, passant de 7 500 à 8 000, a doublé en VD4 pour atteindre 17 000, avec l’accroissement de contraintes d’exploitation associées : +25 % d’essais périodiques entre l’état VD3-900 et l’état final VD4-900, + 75 % d’événements STE entre ces deux états.
Dans son rapport 2024, l’IGSNR alerte, dans son chapitre 5 dédié aux risques liés à l’inondation interne, sur la complexité accrue qu’apporterait un classement de sûreté d’un nombre supplémentaire important de vannes. Elle estime nécessaire de « tempérer la mécanique du classement » car « si tout est classé, le classement perd tout sens », et on alourdit les procédures de conduite événementielle et les règles générales d’exploitation (RGE). « En cas d’inondation, on demande aux équipes de consulter les notes d’études, aux combinaisons potentiellement innombrables. Le jour venu, plutôt que consulter des études pour fermer une vanne, connaître le terrain et les circuits me semble plus sûr ».
Une seconde opportunité concerne les conduites à tenir en situation incidentelle ou accidentelle, qui tendent à intégrer un nombre toujours plus important de scénarios prédéfinis, quelle qu’en soit la probabilité. Or, ce faisant, on risque de complexifier l’ensemble des procédures et de les rendre moins efficaces dans des situations plus probables. De plus, comme l’a par exemple illustré l’accident de Three Mile Island, ce qui arrive peut ne pas être ce qui a été prévu et les équipes doivent pouvoir s’adapter au plus près de la situation réelle. Ce qu’elles feront d’autant mieux que l’on ne leur aura pas excessivement et inutilement compliqué la vie par ailleurs.
L’enjeu humain au cœur de la sûreté nucléaire
Un point de vigilance particulier est à porter à la Force d’action rapide nucléaire (FARN), qui ne doit pas être grevée à l’excès par des missions issues de situations prédéfinies par des études de sûreté, pour conserver « sa capacité à faire face à l’imprévu ». À ce sujet, l’IGSNR alerte sur le risque d’une croyance « que l’on peut mettre en place un système de règles, de procédures et de contrôles qui fasse l’économie du professionnalisme, des compétences et du discernement ». En réalité, une démarche de décomplexification vise justement à desserrer des mécanismes de contrôle devenus excessifs. Cela implique de redonner de la confiance et des marges de manœuvre au terrain.
En contrepartie, celui-ci doit renforcer sa capacité d’action : « décomplexifier suppose de lutter contre l’illusion du contrôle. Il faut redescendre les responsabilités et demander au terrain de davantage se former, s’entrainer, exercer son jugement, prendre et assumer des décisions », souligne l’IGSNR.
Ainsi, la compétence et l’entrainement des femmes et des hommes sur les sites nucléaires, conjuguée à l’opérabilité des matériels fixes ou mobiles sont au cœur de la sûreté, que l’exploitant doit pouvoir exercer avec un juste équilibre entre règles et gestion responsable par les acteurs sur les installations. ■