« Pour un projet aussi important que Cigéo, il est essentiel qu’à chaque étape, toutes les parties prenantes puissent exprimer leurs attentes pour assurer des décisions concertées », Thibaud Labalette - Sfen

« Pour un projet aussi important que Cigéo, il est essentiel qu’à chaque étape, toutes les parties prenantes puissent exprimer leurs attentes pour assurer des décisions concertées », Thibaud Labalette

Publié le 24 septembre 2013 - Mis à jour le 28 septembre 2021

Vincent Ducros est allé à la rencontre de Thibaud Labalette, Directeur des Programmes à l’ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radioactifs).

SFEN Jeune Génération : pouvez-vous nous décrire votre parcours et ce qui vous a poussé à rejoindre le milieu du nucléaire ? En quoi consiste votre poste à l’Andra aujourd’hui ?

Thibaud Labalette : j’ai rejoint l’Andra il y a 7 ans, après le vote de la loi de programme du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs. J’avais précédemment travaillé sur différents projets d’infrastructures de transport et ce qui m’a intéressé dans le poste que me proposait l’Andra c’était à la fois la dimension scientifique et technique des projets étudiés et l’importance de la concertation entre les différentes parties prenantes. C’est un aspect qui avait été très motivant pour moi dans mes précédentes fonctions.

Aujourd’hui en tant que Directeur des Programmes, je suis en charge du pilotage stratégique des projets de l’Agence. En particulier, il s’agit du projet de centre de stockage géologique pour les déchets les plus radioactifs (Cigéo, http://www.cigeo.com) et du projet concernant les déchets de faible activité à vie longue (FAVL). A ce titre, je m’occupe notamment de faire la synthèse des échanges avec les différentes parties prenantes, notamment l’Etat, les producteurs de déchets, les évaluateurs et les acteurs locaux, pour les intégrer dans le projet.

Pouvez-vous nous rappeler les dates marquantes de l’histoire de l’Andra, son fonctionnement et ses missions principales ?

TL : L’Andra est un établissement public à caractère industriel et commercial placé sous la triple tutelle des ministères en charge de l’énergie, de la recherche et de l’environnement. Nous comptons près de 600 personnes réparties sur plusieurs sites, dans la Manche, dans l’Aube, en Meuse et en Haute- Marne et dans la région parisienne. Le cœur de la mission de l’Andra est de trouver et de mettre en œuvre des solutions sûres à long terme pour la gestion de tous les déchets radioactifs produits en France.

Toutes nos missions sont définies par le Parlement. La loi de 1991 a organisé les recherches sur la gestion des déchets radioactifs et a créé l’Andra en tant qu’établissement public indépendant des producteurs de déchets radioactifs. La loi du 28 juin 2006 a complété nos missions et c’est elle qui fonde aujourd’hui tout le travail que nous menons. Nous avons plusieurs ambitions : être un industriel exemplaire en matière d’exploitation de centres de stockage de déchets radioactifs ; développer des solutions de stockage et d’entreposage s’appuyant sur une R&D de haut niveau ; optimiser les filières de gestion des déchets et diffuser et valoriser nos connaissances en France et à l’étranger. Ces objectifs viennent de faire l’objet d’un contrat entre l’Etat et l’Andra pour la période 2013-2016.

Aujourd’hui, quels sont les ordres de grandeur de l’inventaire national des déchets (nature, quantité, provenance) et quelles sont les solutions proposées par type de déchet ?

TL : L’Andra publie tous les trois ans un inventaire national des déchets et des matières radioactifs produits en France qui se fonde sur les données fournies par les producteurs de déchets. A fin 2010, il existait sur le territoire national plus d’1,3 million de mètres cube de déchets radioactifs produits par différents secteurs d’activité : l’électronucléaire, la défense, la recherche et le secteur médical. Outre EDF, AREVA et le CEA, il existe également un grand nombre d’autres producteurs concernés (industrie classique, établissements de la santé, laboratoires de recherche, universités…).

A l’horizon 2030, on prévoit un doublement de cet inventaire. L’un de nos objectifs est d’avoir des filiales de gestion opérationnelles pour tous les types de déchets produits en France. On distingue les déchets suivant leur niveau de radioactivité et leur durée de vie :

— les déchets de très faible activité (TFA), qui proviennent essentiellement du fonctionnement et du démantèlement des installations nucléaires, mais également d’industries classiques utilisant des matériaux naturellement radioactifs ainsi que de l’assainissement et de la réhabilitation d’anciens sites pollués. Ils se présentent généralement sous forme de déchets inertes (béton, gravats, terres…) ou de déchets métalliques.

— les déchets de faible et moyenne activité à vie courte (FMA), qui sont essentiellement des déchets liés à la maintenance (vêtements, outils, gants, filtres…) et au fonctionnement des installations nucléaires (traitement d’effluents).

Les déchets TFA et FMA représentent environ 90 % en volume des déchets radioactifs produits chaque année. Ils sont pris en charge dans des centres de stockage dédiés en surface exploités par l’Andra dans l’Aube.

— les déchets de faible activité à vie longue (FAVL) : il s’agit notamment des déchets contenant du radium et des déchets de graphite qui seront produits par le démantèlement des réacteurs UNGG. Pour ces déchets, nous étudions un projet de centre de stockage dans une couche d’argile à une quinzaine de mètres de profondeur. L’Andra a remis un rapport à l’Etat fin 2012, avec des propositions pour la suite des études et la démarche de recherche de site.

— les déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue (HA et MA-VL). Il s’agit des déchets les plus radioactifs, principalement des résidus issus du traitement des combustibles usés des réacteurs nucléaires (déchets vitrifiés, gaines métalliques des combustibles) mais aussi de composants ayant séjourné dans les réacteurs nucléaires ou de déchets issus d’opérations de maintenance et de démantèlement d’installations nucléaires, d’ateliers, de laboratoires… Pour des raisons de sûreté et de radioprotection, ces déchets ne peuvent pas être stockés en surface ou à faible profondeur. Le projet de stockage profond Cigéo est étudié pour la mise en sécurité définitive de ces déchets.

Pouvez-vous nous rappeler quelles sont les stratégies de traitement des déchets ultimes retenues par nos voisins Européens ?

Tous les pays s’orientent vers le stockage profond pour assurer la gestion sûre à long terme de leurs déchets HA-MAVL et ce choix a été conforté par la directive européenne de juillet 2011. Pour les pays qui n’ont pas fait le choix comme la France du traitement des combustibles usés, il s’agit d’étudier la mise en stockage de combustibles usés. Plusieurs pays en Europe travaillent sur un stockage dans l’argile (c’est le cas de la Belgique et de la Suisse) et d’autres (comme la Finlande et la Suède) étudient le stockage en milieu granitique. La Suède et la Finlande, les pays les plus avancés en Europe, sont aujourd’hui entrés dans la phase d’instruction de la demande d’autorisation de construction de leurs centres de stockage. En France, la phase de conception industrielle est engagée et nous prévoyons de déposer la demande d’autorisation de création de Cigéo en 2015.

Nous avons beaucoup de coopération avec les autres pays européens, notamment dans le cadre des programmes européens. En particulier, on peut citer la plateforme Implementing Geological Disposal of Radioactive Waste Technology (http://www.igdtp.eu) qui regroupe tous les pays travaillant sur des solutions de stockage géologique pour les déchets les plus radioactifs.

Quel est l’impact sur les activités de l’Andra des décisions politiques concernant la stratégie nucléaire française ?

TL : Quels que soient les choix futurs en matière électronucléaire, près de la moitié des déchets destinés à Cigéo sont déjà produits et entreposés de manière temporaire sur les sites de la Hague, Marcoule et Cadarache dans l’attente d’une solution de gestion définitive à laquelle nous travaillons aujourd’hui.

Les décisions politiques concernant la stratégie nucléaire française peuvent impacter l’inventaire des futurs déchets radioactifs à gérer. Dans l’inventaire national, deux scénarios volontairement contrastés sont ainsi étudiés : l’un prévoit la poursuite de la production d’électricité d’origine nucléaire et l’autre son non-renouvellement.

Le principal impact pour le projet Cigéo serait le stockage direct de combustibles usés, dont la loi de 2006 prévoit aujourd’hui le traitement, mais cet impact n’interviendrait qu’à l’horizon 2080 ou au-delà. L’Andra a montré en 2005 la faisabilité de principe du stockage des combustibles usés. Par précaution, le Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs demande à l’Andra de vérifier que les concepts de stockage de Cigéo restent compatibles avec le stockage éventuel de combustibles usés.

Il est légitime de se poser la question du financement de ces stratégies. Pouvez-vous nous indiquer quels en sont les principes ?

TL : Ce sont les producteurs de déchets radioactifs qui financent les activités de l’Andra. Sur le projet Cigéo, les études et recherches sont financées par une taxe sur les installations nucléaires payée par les exploitants. Dans le cas des centres existants, la construction, l’exploitation, la surveillance et la fermeture sont financées par les producteurs de déchets par l’intermédiaire de contrats avec l’Andra.

Venons-en au projet Cigéo qui a pour objectif de prendre en charge les déchets HA et MA-VL : où en est-on de la démonstration de la faisabilité d’un tel stockage ? Les solutions techniques (stockage, réversibilité) sont-elles toutes arrêtées ?

TL : La faisabilité de principe du stockage sur le site étudié en Meuse/Haute-Marne a été établie en 2005 et confirmée par l’ASN, la Commission nationale d’évaluation et une revue d’experts internationaux. La période 2006-2010 a notamment permis de préciser l’implantation du projet, qui est entré depuis 2011 dans une phase de conception industrielle avec le support de maîtrises d’œuvre spécialisées. L’Andra présente lors du débat public en 2013 un projet industriel et prendra en compte les recommandations issues du débat dans la suite des études. Parmi les sujets discutés, on peut notamment citer les conditions de réversibilité, qui feront l’objet d’une future loi, et l’insertion du projet dans le territoire (desserte, emplois, formation, logement…). L’une des spécificités du projet est sa construction progressive qui ouvre la porte à des évolutions techniques possibles pendant la période séculaire d’exploitation de Cigéo. Dans le cadre de ses propositions sur la réversibilité, l’Andra propose de prévoir des points de rendez-vous pendant tout le déroulement de Cigéo pour évaluer son fonctionnement et préparer les étapes suivantes.

Par sa taille et par ses enjeux, c’est un des plus gros projets industriels européens à venir. Pouvez-vous nous rappeler quelques ordres de grandeur ?

TL : Entre 1300 et 2300 personnes interviendront pour la phase de construction initiale des installations de surface, des liaisons entre la surface et le fond (puits et descenderies) ainsi que des premières galeries. On estime ensuite entre 600 à 1000 les emplois pérennes liés au fonctionnement du centre pendant plus de 100 ans. C’est donc un projet structurant pour le territoire. L’Etat a mis en place un projet de schéma interdépartemental de développement du territoire pour étudier son implantation.

Cigéo est l’équivalent d’un grand chantier d’infrastructure en souterrain. Les déblais de roche excavés lors du creusement de l’installation souterraine représenteront par exemple un volume de l’ordre de 10 millions de mètres cubes produits sur plus de 100 ans. A titre de comparaison, le tunnel sous la Manche en avait généré 7 millions et environ 15 millions sont prévus pour le futur tunnel de base de la liaison ferroviaire Lyon-Turin, pour des chantiers d’une dizaine d’années.

La commission du débat public du projet Cigéo a proposé une approche interactive avec des réunions publiques et des espaces participatifs sur le net pour favoriser un vrai débat. Comment analysez-vous les difficultés rencontrées lors des premières réunions ?

TL : Le projet n’est pas décidé aujourd’hui et le débat public est une étape très importante pour l’Andra. Il y a déjà de nombreuses contributions qui vont alimenter nos réflexions pour la suite des études. La Commission nationale du débat public vient de décider de nouvelles modalités pour la suite du débat, avec en particulier des réunions-débats avec la possibilité de questions en direct, une conférence citoyenne et des réunions locales.

Depuis plusieurs années, nous avons une démarche d’échanges avec les acteurs de Meuse et de Haute-Marne avec de nombreuses réunions de dialogue et de présentations des études. Plus de 14 000 personnes ont été reçues sur le site du Laboratoire Souterrain l’année dernière. Cette démarche d’écoute et de dialogue est pour nous inhérente au projet Cigéo et elle nourrit la conception du projet. Le sondage réalisé en Meuse/Haute-Marne à la demande de la Commission nationale du débat public montre que 9 habitants sur 10 déclarent avoir entendu parler du projet et près de ¾ des personnes interrogées affirment bien voir ce dont il s’agit. C’est un résultat encourageant pour l’Andra.

Quelle serait selon vous la clé du succès de ce projet ?

TL : Pour moi, pour un projet aussi important que Cigéo, il est essentiel qu’à chaque étape du projet toutes les parties prenantes puissent exprimer leurs attentes (les évaluateurs scientifiques et de sûreté, les acteurs locaux, les producteurs…) pour assurer des décisions concertées. L’Andra propose de poursuivre la démarche par étapes, mise en place par la loi de 1991, après la mise en œuvre de Cigéo s’il est autorisé. Un premier rendez-vous 5 ans après la mise en service pourrait ainsi être programmé suite à la phase de démarrage de Cigéo.

Pour la première fois, l’humanité s’engage dans un tel projet bien au-delà des générations actuelles. Comment s’assure-t-on de la pérennité de l’utilisation et des connaissances du site (ce que l’on y stocke, ce que l’on y fait) ?

TL : Notre objectif est de maintenir le plus longtemps possible la mémoire de nos sites. Outre les réflexions concernant les supports, le langage… nous orientons nos réflexions sur la manière dont chaque génération pourrait transmettre à la génération suivante ses connaissances et lui donner envie de la transmettre à son tour. Sur le centre de stockage de la Manche, dont l’Andra assure la surveillance, nous expérimentons par exemple un système de relecture régulière des documents de synthèse de la mémoire du Centre par des intervenants externes pour identifier les compléments éventuels à apporter. Les réflexions sur ce sujet nous amènent également à travailler avec des artistes qui apportent leur point de vue sur ce sujet.

Par Vincent Ducros