Petits réacteurs nucléaires sur le territoire : quelles attentes des citoyens ? - Sfen

Petits réacteurs nucléaires sur le territoire : quelles attentes des citoyens ?

La France s’engage résolument dans le développement des petits réacteurs nucléaires (SMR/AMR) destinés à être implantés pour certains en dehors des sites nucléaires actuels, souvent à proximité des pôles industriels. La Sfen, en collaboration avec OpinionWay, a mené une étude pour mieux comprendre les attentes des citoyens face à ces nouvelles infrastructures porteuses d’innovations de rupture.

En 2022, la France a lancé un programme ambitieux de développement des petits réacteurs nucléaires innovants, les Small/ Advanced Modular Reactors (SMR/AMR), dans le cadre du programme « France 2030 ». Concrètement, le gouvernement soutient le développement du nouveau réacteur nucléaire Nuward développé par EDF, et a lancé un appel à projets (AAP) qui a permis de sélectionner une douzaine d’entreprises travaillant sur le sujet. Ces SMR/ AMR présentent de nouvelles technologies de fission et de fusion, de nouvelles méthodes de construction (fabrication modulaire en usine), de nouvelles approches de sûreté (petite taille, sûreté intrinsèque) et même, pour certains, de nouveaux modes de gestion des matières et des déchets (multi-recyclage).

En plus de ces avantages, les SMR/AMR permettent, en plus de la production d’électricité, de satisfaire de nouveaux besoins dits de « décarbonation profonde » tels que la production de chaleur bas carbone pour les besoins du chauffage urbain et de l’industrie, l’alimentation d’électrolyseurs à haute température pour produire de l’hydrogène propre, ou la désalinisation de l’eau de mer. Leur taille est adaptée pour servir des zones industrielles, des collectivités (via des réseaux de chaleur) ainsi que des zones non interconnectées.

La chaleur, contrairement à l’électricité, ne se transporte pas sur de longues distances. Aussi servir ces zones nécessiterait, dans de nombreux cas, d’ouvrir de nouveaux sites nucléaires, plus rapprochés des zones de consommation que les sites actuels sur lesquels sont exploités les réacteurs de grande puissance. La plupart des entreprises lauréates envisagent, dans un premier temps, un premier prototype sur un site nucléaire existant, et ont fait des demandes en ce sens au gouvernement. Les projets, à différents stades de maturité, ont déjà commencé à prendre contact avec des industriels potentiellement intéressés par ces solutions, afin de mieux comprendre leurs besoins. La société Jimmy  a notamment annoncé le 30 avril 2024 le dépôt d’un dossier de demande d’autorisation de création (DAC) pour un projet d’implantation d’un réacteur d’une puissance de 10 MWth sur le site de Cristanol dans la Marne.

La Sfen a entrepris de s’interroger, dans cette phase préliminaire, sur les facteurs clés de succès pour l’implantation à terme de ces solutions dans les territoires. Il s’agit, d’une part, de mieux comprendre les perceptions et les attentes des citoyens relativement à l’installation de petits réacteurs nucléaires pour décarboner les sites industriels sur leur territoire. Et d’autre part, de formuler de premières recommandations aux industriels futurs clients, aux concepteurs de réacteurs, ainsi qu’aux décideurs publics nationaux et locaux pour prendre en compte et répondre à ces attentes.

Panel et méthode

La Sfen a commandé auprès d’OpinionWay une enquête qualitative pour comprendre la perception, les attentes et les interrogations des citoyens vis-à-vis des nouveaux petits réacteurs nucléaires. Menée du 4 au 18 octobre 2023, cette étude a impliqué six groupes de participants de tranches d’âge, de milieux socioprofessionnels et d’opinions sur le nucléaire civil variés, résidant dans une grande diversité de lieux (grandes villes, zones rurales, industrielles et Seveso).

Ce travail a en outre pris en compte les enseignements de travaux antérieurs, à savoir un premier travail exploratoire d’OpinionWay mené avec des professionnels des affaires publiques de différentes entreprises du secteur et prolongé par un workshop à la Sfen en décembre 2023, et d’autre part des baromètres quantitatifs réalisés pour EDF auprès des Français par différents organismes d’études (comme Ipsos). Enfin, des entretiens réalisés par la Sfen auprès de porteurs de projets américains et canadiens à l’occasion du Winter meeting de l’ANS (American Nuclear Society) de novembre 2023 ont également été versés au dossier.

1. Clarifier auprès du public la « proposition de valeur » des nouveaux réacteurs

Les participants à l’étude OpinionWay, exposés au concept de petits réacteurs, ont spontanément reconnu un certain nombre de bénéfices associés, en particulier le potentiel de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’industrie, le gain en indépendance énergétique, la création en France d’une nouvelle filière d’emplois hautement qualifiés, ainsi que les bénéfices de certaines des solutions envisagées en matière d’utilisation de matières recyclées. Les panels ont montré aussi que les participants s’interrogent sur les potentiels apports pour les riverains des installations.

1.1 La lutte contre les émissions et la pollution de proximité

Dans le baromètre annuel EDF Ipsos, les personnes interrogées perçoivent, depuis de nombreuses années, l’industrie comme étant fortement émettrice de gaz à effet de serre. Interrogés par OpinionWay sur la consommation des industries en énergie de manière générale, les participants aux focus groups ont manifesté la claire conscience d’une différence de volumes de consommation, sans commune mesure avec ceux d’un particulier. Ils estiment aussi que les industries utilisent davantage d’énergies fossiles : plus de pétrole, plus de gaz, et aussi plus de charbon que les particuliers. Cette consommation polluante est sans surprise souvent associée au secteur de la pétrochimie.

En pratique, les détails des besoins énergétiques des industriels locaux sont restés flous dans l’esprit des participants. À travers ses échanges avec d’autres pays, la Sfen a plus globalement constaté que les citoyens souffrent d’un manque de connaissances précises sur ces sujets. Ainsi les populations du nord de l’Ontario (Canada), comme l’indiquent leurs  échanges datant de 2023 avec le ministère de l’Énergie canadien, ignorent-elles le recours à de grands générateurs diesel fortement émetteurs par les principaux sites miniers isolés de la région. L’étude OpinionWay confirme qu’au-delà de l’électricité, les vecteurs de la consommation énergétique semblent eux aussi mal connus : les participants ont eu des difficultés à identifier les besoins de chaleur dans les procédés industriels. Ceux-ci sont d’ailleurs mal répertoriés dans la consommation énergétique nationale, où ils apparaissent souvent sous la forme par exemple d’un agrégat général de consommation de gaz ou de pétrole.

Dans notre étude, l’électricité a spontanément été évoquée et associée au nucléaire, combinée avec des énergies renouvelables. Plusieurs participants ont demandé si les SMR/AMR n’étaient pas destinés à remplacer en partie les centrales nucléaires actuelles : « Je trouve ça étonnant de rajouter des mini centrales alors que des grosses existent déjà » (urbain, 18-30 ans, CSP intermédiaire, hésitant face au nucléaire). Les participants n’ont pas spontanément émis l’idée qu’électrifier les procédés industriels actuels permettrait de réduire l’utilisation d’énergies fossiles.

Lorsque les animateurs des panels ont évoqué le fait que le nucléaire pouvait produire de la chaleur industrielle bas carbone, des explications ont été nécessaires à plusieurs titres : d’abord parce que les « besoins industriels de chaleur » étaient mal compris par les personnes interrogées, et aussi parce que le nucléaire était associé spontanément à la production d’électricité. Pour autant, la possibilité que ces petits réacteurs viennent remplacer une installation énergétique polluante est perçue spontanément par certains, et positivement de manière générale par les participants1, tout comme est appréciée leur faible emprise au sol.

Les participants disent également apprécier les avantages attachés aux petits réacteurs comme l’amélioration de la qualité de vie locale, en particulier l’élimination ou la diminution de certaines nuisances, qu’il s’agisse de la réduction du trafic routier des camions approvisionnant les installations industrielles locales, de la diminution des nuisances olfactives, ou de l’amélioration de la qualité de l’air2.

Recommandation de la Sfen
Si la nécessité de décarboner l’industrie à l’échelle nationale est reconnue, il apparaît nécessaire, pour les futurs porteurs de projets, de sensibiliser les citoyens sur l’usage des énergies fossiles par les sites industriels qui les entourent. Engager un débat sur les stratégies de substitution aux énergies fossiles à l’échelle du territoire, dans le cadre d’un mix énergétique diversifié, est indispensable.

1.2 Des bénéfices économiques pour le territoire

Au niveau national, la proposition de valeur des SMR/AMR s’adresse d’abord aux industriels, avec la promesse de la fourniture d’une solution de décarbonation fiable et compétitive, et aussi à la Nation, avec une promesse de souveraineté énergétique, d’emplois qualifiés et de réduction des émissions de gaz à effet de serre : « Cela fait marcher l’économie française et l’emploi » (rural proche d’un site industriel, 30-45 ans, CSP intermédiaire, hésitant face au nucléaire). Au moment de l’étude, il nous est apparu que la perspective économique locale n’était pas encore suffisamment identifiée pour tous les participants, au-delà des besoins propres de l’industriel client.

Plusieurs participants se sont en outre révélés sceptiques quant à l’idée que les industriels, parce qu’ils s’équiperaient en petits réacteurs nucléaires et bénéficieraient ainsi d’énergie  compétitive et décarbonée, préserveraient l’emploi sur le territoire.  Pour certains, une énergie moins onéreuse n’apparaît pas comme une condition suffisante pour garantir la durabilité des emplois et éviter de possibles délocalisations. D’autres témoignent de leur manque de confiance vis-à-vis des industriels, particulièrement dans les  régions ayant connu un accident industriel (comme à l’usine Lubrizol de Rouen) ou des délocalisations importantes3.

En revanche, les répondants ont spontanément évoqué un intérêt potentiel de ces solutions pour l’ensemble du territoire. Plusieurs ont été fortement marqués par la crise de l’énergie qui a touché l’Europe et la France en 2022 et 2023. Certains ont raconté avoir, à cette occasion, changé d’avis sur le nucléaire : « J’étais complètement contre le nucléaire, je n’en voyais que les inconvénients. Mais avec le réchauffement climatique, le coût de l’électricité, je pense qu’on fait une énorme erreur en fermant les centrales » (rural ou proche d’un site industriel, 30-45 ans, CSP intermédiaire, hésitant face au nucléaire). Le nucléaire a été également souvent évoqué comme un facteur d’indépendance nationale : « À un moment, c’était tout sauf le nucléaire. Il fallait être super vert et on s’est rendu compte que ce n’était pas si mal d’être indépendant » (urbain, 30-45 ans, CSP+, favorable au nucléaire).

Interrogés sur les bénéfices de cette solution sur le territoire, les participants aux groupes ont spontanément évoqué deux intérêts. Premièrement, le SMR vu comme un moyen énergétique d’appoint : en cas de défaillance ou de maintenance des sources d’énergie principales, ces petits réacteurs seraient susceptibles de fournir une alimentation de secours, garantissant ainsi une continuité de service. Le petit réacteur nucléaire est comparé à l’équivalent, pour l’électricité, d’un « château d’eau4 ». Deuxièmement, l’implantation d’un réacteur vu comme un facteur d’attractivité économique : le fait pour le territoire de pouvoir garantir la fourniture d’une source d’énergie stable et fiable permettrait d’attirer de nouvelles entreprises sur le territoire.

Recommandation de la Sfen
Il nous apparaît nécessaire d’engager avec les différents territoires concernés une discussion portant sur le mix énergétique local et les services pouvant être rendus par les SMR, au-delà des seuls besoins industriels.

2. Gouvernance des projets et construction de la confiance avec les citoyens

2.1 Une forte attente vis-à-vis des institutions

De manière générale les répondants manifestent une certaine défiance envers le secteur industriel, particulièrement dans les territoires ayant connu des accidents industriels. Cette méfiance s’ancre souvent dans des expériences du passé, durant lesquelles la gestion des incidents ou des situations de crise par les entreprises impliquées a été perçue comme inadéquate ou opaque. Selon les participants, un tiers de confiance doit être aux côtés des porteurs de projets. Dans ce cadre, la plupart des personnes interrogées par OpinionWay évoque spontanément le besoin d’une « autorité de sûreté » chargée de garantir la sûreté des installations.

La participation de l’État, d’entreprises nationales connues ou d’organisations bien établies et respectées dans le secteur nucléaire comme l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) apparaît comme un facteur de réassurance auprès des répondants : « Un partenariat avec l’État… EDF peut-être » (urbain, 30-45 ans, CSP+, favorable au nucléaire). Ces entités, fortes d’une légitimité ancienne en matière de sûreté et d’innovation technologique, ont été jugées capables d’accompagner le développement des petits réacteurs nucléaires et d’apporter des assurances supplémentaires contre de potentiels risques, en raison de leur réputation, de leur expertise et de leur expérience. Toutefois, il apparaît que la structuration du secteur du nucléaire en France est assez peu claire pour les participants. En dehors d’EDF et de l’État, peu d’acteurs sont identifiés clairement. A  fortiori, les fonctions que remplissent ces acteurs demeurent floues. Les participants ont indiqué la nécessité d’une information ouverte et transparente des populations et la prise en considération de leurs préoccupations.

Le rôle des Commissions locales d’information
Rappelons qu’en France, depuis le début des années 1980, les industriels du nucléaire échangent avec les parties prenantes au sein des Commissions locales d’information  (CLI). Celles-ci rassemblent des élus, des représentants d’associations et des syndicats au voisinage des sites nucléaires. Les 35 CLI sont consultées lors des étapes importantes de la vie d’une installation. Elles peuvent demander des expertises indépendantes et réaliser des visites. Plusieurs études montrent que la gouvernance de la sûreté nucléaire en France est de manière générale bien perçue par la population. Ainsi l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) mène chaque année une enquête d’opinion auprès des Français sur  leur perception du nucléaire et de son contrôle. Les résultats montrent une amélioration continue de cette perception avec, en 2022, plus d’un Français sur deux (56 %) qui juge efficace le contrôle de la sûreté des centrales nucléaires, un niveau qui n’avait pas été atteint depuis 2014. Cette opinion est partagée par 69 % des riverains interrogés, proches des installations nucléaires (0 – 10 km). 

Les participants à l’étude OpinionWay ont aussi exprimé des inquiétudes quant au déploiement potentiel de très nombreux réacteurs nucléaires sur les territoires : « Cela m’inquiète, je vois la carte de la France avec je ne sais pas combien de centrales, on va dire dix, mais avec les petits j’en vois partout » (urbain, 30-45 ans, CSP+ hésitant face au nucléaire). Ces possibles appréhensions suggèrent la nécessité de communiquer de manière plus claire et structurée des besoins précis que ces installations pourraient  satisfaire et sur quels territoires.

Recommandation de la Sfen
Encourager chaque collectivité territoriale à engager une réflexion sur son territoire avec les industriels, les populations, les porteurs de projets et les propriétaires fonciers pour définir des plans de transition énergétique incluant les SMR comme levier. À mesure que des projets concrets sont envisagés, mettre en place très en amont des structures d’échange, comme les CLI (Commissions locales d’information), permettant, entre autres, des interventions régulières de l’ASN et des porteurs de projet.

2.2 La nécessité de pédagogie en matière de sûreté

Interrogés sur les lieux d’implantation de futurs petits réacteurs nucléaires, les participants indiquent spontanément que les nouvelles installations devraient être situées loin des zones résidentielles : « Je vois ça à distance des habitations » (urbain, 30-45 ans, hésitant face au nucléaire), et proposent les zones industrielles comme site  d’implantation. Significativement, les participants mentionnent, quand on leur demande de décrire la représentation qu’ils se font des petits réacteurs, des images de « forteresses » ou des « bunkers », traduisant leur attente de dispositifs de sûreté et de sécurité visibles et tangibles. Dans la mesure où l’étude couvre plusieurs technologies de réacteurs en même temps, il n’a pas été possible de tester les réacteurs sur des dispositifs spécifiques. Mais le terme de « réacteur » nucléaire est bien compris et admis, et  préféré à des termes alternatifs qui pourraient être perçus comme du jargon : « “Réacteur”, on sait que c’est nucléaire » (urbain, 30-45 ans, hésitant face au nucléaire).

Les participants n’ont pas répondu favorablement à la notion de « sûreté passive », laquelle, dans l’industrie nucléaire, fait référence à des systèmes de sécurité fonctionnant automatiquement ou grâce aux lois de la physique, soit sans intervention humaine. Un mode de sécurité mis en avant par la majorité des réacteurs innovants. « Ce n’est pas très sécurisant » (urbain, 18-30 ans, CSP intermédiaire, favorable au nucléaire). Certains y voient même de l’inaction : « On attend, comme s’il n’y avait pas de contrôle, on  attend un problème, on ne bouge pas » (urbain, 18 -30 ans, CSP intermédiaire, hésitant face au nucléaire).

Recommandation de la Sfen
Réaliser un travail de pédagogie autour des nouvelles technologies de réacteurs, pour expliquer en des termes simples, pour chacune d’entre elles, les nouveaux modèles de sûreté qu’ils permettront de mettre en oeuvre.


1. Ce qui est une véritable proposition de valeur. Le projet du porteur de projet Jimmy, à Bazancourt, doit justement venir en substitution de brûleurs à gaz. De même, le projet américain d’implantation de quatre réacteurs de la société X-Energy entend réduire la consommation en gaz de Dow Chemical, et de ce fait ses émissions d’environ 440 000  t/an d’équivalent CO2.
2. L’énergie nucléaire n’émettant aucun des polluants atmosphériques tels que le SOX, le NOX, ou les particules fines.
3. Parmi les petits réacteurs nucléaires en développement, les concepts sont plus ou moins créateurs d’emplois pour la phase d’exploitation. Cela varie en fonction de la taille des réacteurs, des innovations liées à leur conception et des modes d’opération (les réacteurs prévus pour être téléopérés ne seraient pas pourvoyeurs d’emplois localement).
4. Cette dimension n’est pas à ce stade une proposition de valeur avancée par les porteurs de projets.

Par Valérie Faudon, déléguée générale de la Sfen et Thomas Jaquemet, responsable des affaires publiques de la Sfen

Photo I Le 29 avril 2024, Jimmy a déposé une Demande d’autorisation de création (DAC), sur le site industriel de Cristanol, à Bazancourt dans la Marne.

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Revue Générale Nucléaire #3 | Automne 2024