Le nucléaire à horizon 2050
Le 8 juin, la section Economie et Stratégie de la SFEN réunissait l’ensemble des professionnels, prospectivistes et économistes, qui étudient la place que pourrait occuper l’énergie nucléaire en 2050. Plus qu’un repère, cet horizon est le virage que devra prendre la communauté internationale si elle souhaite atteindre les objectifs climatiques qu’elle s’est fixés : rester en-deçà d’un réchauffement global de la terre de 2°C à l’horizon 2100.
Si toutes les études montrent que le nucléaire est indispensable, les projets de construction de centrales nucléaires restent insuffisants pour boucler le bilan énergétique mondial. Pour croître, l’atome aura besoin d’apporter des réponses aux interrogations des populations, des Etats et des investisseurs. Plus que jamais, l’acceptation sociale, la volonté politique et les capacités d’investissement forment le triptyque indispensable au développement du nucléaire.
Les scénarios énergétiques mondiaux
En 2050, on aura besoin de toutes les énergies
L’histoire de l’humanité montre que nos sociétés ne savent pas croître sans une énergie abondante et bon marché. A la fin du XIXe siècle, la première révolution industrielle s’est appuyée sur la consommation d’énergies fossiles, principale source d’émissions de dioxyde de carbone. « Aujourd’hui encore, il y a un lien robuste entre la consommation d’énergie et la croissance économique. Ce qui fait que depuis 1965, le bouquet énergétique mondial est stable avec une grande majorité d’énergies fossiles que seul le développement du nucléaire de 1975-1980 et les chocs pétroliers ont permis d’infléchir » rappelle Jean-Eudes Moncomble (du Conseil Français de l’énergie – CFE).
Le Conseil Mondial de l’énergie (dont dépend le CFE) a travaillé sur deux scénarios : Jazz (le marché décide) et Symphonie (les populations décident). Partant du principe que ce sont avant tout les territoires qui « font » la transition énergétique, « les deux scénarios s’appuient sur une méthode originale fondée sur le terrain » explique M. Moncomble. Le CFE a sondé plusieurs pays pour savoir comment ils voyaient l’avenir.
Si chaque scénario a ses caractéristiques, Jean-Eudes Moncomble dégage plusieurs tendances :
- « Compte-tenu du prix que les consommateurs sont prêts à mettre, demain il y aura encore des fossiles. (…) Dans les transports, le pétrole restera l’énergie reine ».
- « D’ores et déjà, l’objectif des 2°C est raté, et ce même si 80 % des centrales à charbon étaient équipées de système de captation du CO2. L’objectif nouveau est 3°C ».
- « La transition énergétique coûtera chaque année, à l’échelle du monde, 250 à 300 euros par habitant. Une somme considérable pour les pays en développement, et pour une partie non négligeable de la population des pays de l’OCDE. »
Par ailleurs, selon une étude de l’Imperial College de Londres, « en l’absence de solution de stockage, la pénétration des renouvelables dans le système électrique ne pourrait aller au-delà de 25 %. » indique le professeur Alain Bucaille.
La place du nucléaire dans ces scénarios
Les grands organismes de prospective montrent que les voies choisies pour atteindre les objectifs de 2°C passent très souvent par le nucléaire. Seuls 8 scénarios, parmi les 1 200 répertoriés et analysés par le GIEC, envisagent de se passer du nucléaire pour limiter le réchauffement à 2°C.
L’étude conjointe Agence Internationale de l’Energie – Agence de l’Energie Nucléaire, « Nuclear Technology Roadmap » ne dément pas ce constat. Selon elle, le nucléaire est, avec l’éolien, l’énergie qui permet de réduire le plus les émissions de CO2 en 2050. « Mieux, il est à cet horizon la source d’électricité bas carbone la plus importante » précise de l’AEN. « Il faudrait construire pas loin de 1000 GW de nucléaire à l’horizon 2050 soit 17 % du mix électrique (contre 11 % aujourd’hui). L’accroissement sera particulièrement considérable dans certaines régions du monde : Chine, Inde, Russie. Quand dans les pays de l’OCDE le nucléaire restera stable. Malgré cette embellie, le nombre de projets est insuffisant si l’on souhaite être dans les clous du scénario 2°C. Pour respecter cette trajectoire, 12 à 15 GW nucléaires devraient être mis en service chaque année jusqu’en 2020 » conclut-il.
Deux raisons à ce ralentissement : l’accident de Fukushima et le financement des projets nucléaires.
Fukushima pose la question de la gouvernance. « Le nucléaire ne pourra se développer que si la technologie est sûre », estime Jean-Eudes Moncomble qui propose de s’inspirer de l’aéronautique : « Soit les acteurs se mettent d’accord sur des normes communes, soit l’AIEA étend ses prérogatives ».
La question du financement est également déterminante. Si les situations locales restent hétérogènes (en Asie, l’avantage économique du nucléaire ne se dément pas), le cadre économique de la mise en œuvre des technologies bas carbone s’harmonise lentement. « Graduellement, le nucléaire pourra bénéficier, comme d’autres énergies bas carbone, d’aides, de financements, de contrats avec des modalités qui, à l’instar des énergies renouvelables permettront de diminuer les émissions de CO2 » estime Jean-Guy Devezeaux de Lavergne,Directeur de l’I-tésé.
Les grands marchés du nucléaire
Les spécificités locales restent marquées. En Europe, le nucléaire est dans une situation complexe, aux Etats-Unis il est plutôt en perte de vitesse, en Asie et en Amérique du Sud il se développe à grands pas, et il est appelé à jouer un rôle croissant en Afrique et dans les pays du Golfe.
Chine
« Gelés pendant 4 ans après Fukushima, de nouveaux projets ont démarré cette année » indique Pierre-Yves Cordier (CEA). « Entre 2020 et 2025, la Chine devrait devenir le deuxième parc mondial avec environ 60-80 réacteurs ». L’empire du Milieu s’organise pour créer une filière à même d’exporter, en témoigne le développement de CAP 1700, un réacteur d’une puissance équivalente à celle de l’EPR, et de Hualong 1, réacteur concurrent de l’AP 1000 sur le marché chinois.
Le pays mène aussi des recherches sur le cycle fermé (réacteurs à neutrons rapides). A l’export, la Chine se positionne sur plusieurs marchés dont le Pakistan, la Turquie, l’Afrique du Sud, la Roumanie… et au-delà s’inscrit dans des consortiums internationaux, comme au Royaume-Uni avec la filière française.
Etats-Unis
« Aux Etats-Unis, le nucléaire ne fait pas partie du débat énergétique » indique Jean-Marc Capdevila (de l’Ambassade de France à Washington). « Quels que soit les scénarios, le nucléaire est appelé à se maintenir à son niveau actuel, c’est-à-dire à dire à près de 20 % du mix électrique. » Si cinq réacteurs AP1000 sont actuellement en construction, les industriels sont davantage tournés vers les projets de « long term operation » (exploitation à long terme, un peu l’équivalent du programme Grand Carénage d’EDF). « En 2016, les premières demandes pour une exploitation au-delà de 60 ans seront déposées » assure Jean-Marc Capdevila.
Outre-Atlantique, le système énergétique est bien différent de celui de l’Hexagone. Selon les Etats, le marché peut être régulé ou pas. « Les centrales nucléaires souffrent dans les Etats où le marché de l’électricité est dérégulé. Cinq réacteurs ont été arrêtés pour des raisons économiques et une dizaine d’autres sont menacés pour les mêmes raisons ».
Conscients d’avoir « perdu du terrain » sur le marché du nucléaire, les Etats-Unis tentent de se relancer avec les SMR (Small Modular Reactor), qui pourraient remplacer certaines centrales à charbon vieillissantes devenues hors norme.
France
A l’occasion du débat national sur la transition énergétique, l’ANCRE (Agence nationale de Coordination de la recherche pour l’énergie) a mené un exercice de prospective. Il montre que l’atteinte du facteur 4 (pour le CO2) est envisageable, mais suppose dans tous les cas des investissements considérables. Cependant, en devenant autosuffisante et donc en important moins d’énergies, la France permet à son économie de se renforcer.
Dans le scénario alternatif de décarbonisation par l’électricité, « ELEC-V », la part du nucléaire n’est pas contrainte : elle évolue naturellement à mesure de l’introduction progressive des énergies renouvelables. Ce faisant, la part du nucléaire se réduit progressivement pour descendre autour de 50 % en 2050. « Ce scénario obtient de meilleurs résultats en matière d’émissions de CO2 quand les autres scénarios connaissent une hausse des émissions en 2025 à cause du recours au back up gaz » explique Jean-Guy Devezeaux de Lavergne.
Union européenne
Les projections de coût des technologies à l’horizon 2050 sont nimbées de fortes incertitudes, d’autant plus que les coûts inhérents au fonctionnement électriques dans leur globalité (coûts de systèmes) sont encore mal connus, même pour les valeurs actuelles de ces coûts.
Selon Michel Matheu (EDF-Eurelectric), en 2050, les renouvelables pourraient fournir 40 % de l’électricité de l’UE, et l’hydraulique 10 %. « Reste que même à ce niveau-là de pénétration des renouvelables, il faudra une production conventionnelle qui soit une base décarbonée », entendez ici l’énergie nucléaire.
En 2030, la Commission européenne estime que les énergies renouvelables représenteront 40 % du mix électrique, contre 20 % pour le nucléaire. De son côté, Eurelectric, s’appuyant sur une logique d’optimisation économique, projette un mix électrique où nucléaire et renouvelables fourniraient autant d’électricité l’un que l’autre : 25 %.
Au-delà de l’engagement climatique (dont la motivation est de plus en plus importante), les raisons qui poussent les pays à développer l’énergie nucléaire sont multiples. Pour certains, « les développements économique et démographique exercent une pression pour une énergie moins coûteuse et abondante » estime Jean-Eudes Moncomble. D’ailleurs, l’urbanisation est une opportunité pour l’atome qui pourrait « jouer un rôle important pour approvisionner en électricité les grands centres urbains ».
D’autres raisons motivent les Etats à développer l’atome : renforcer son indépendance énergétique, diversifier son mix électrique (Arabie Saoudite), avoir un coût de production d’électricité stable, et développer une filière industrielle pour l’export (Chine).
Le développement des usages non-électriques du nucléaire est également un axe important. A l’avenir, l’atome a une carte à jouer pour fournir de la chaleur (cogénération), pallier l’intermittence des ENR (suivi de charge), produire de l’hydrogène, dessaler l’eau de mer, fournir de l’énergie à des territoires isolés (SMR), etc.
Quelle place pour l’industrie française dans ces scénarios ?
« L’industrie nucléaire française n’a pas de place « gardée » en 2050 » selon Charles-Antoine Louët (Direction Générale de l’Energie et du Climat). « Pour se développer l’industrie nucléaire n’a plus le droit à l’erreur, il faudra délivrer les chantiers dans les délais. C’est une question de survie ». Pour le sous-directeur de l’industrie nucléaire « le nucléaire français pourra se développer s’il démontre sa capacité à nouer des partenariats gagnant-gagnant dans la construction de réacteurs, le combustible, la gestion du plutonium, la gestion des déchets ».
La filière nucléaire française dispose d’atouts que les événements récents ne sauraient remettre en cause. Le premier atout est que la filière peut proposer « une offre globale pour le développement du nucléaire : de la construction de réacteurs, aux combustibles nucléaires, en passant par la recherche et la formation de professionnels » estime Frédéric Lelièvre (AREVA).
En effet, l’offre de la filière nucléaire va au-delà de la construction des réacteurs. Elle est très importante dans les services d’entretien aux réacteurs. Elle est également appuyée par une recherche puissante dans l’exploitation longue des réacteurs et les nouveaux aspects de sûreté post-Fukushima. Au-delà, il y a la maitrise de l’ensemble du cycle du combustible : de l’amont à l’aval, la gestion des déchets radioactifs, sans oublier la fabrication de combustible MOX,que seule la France maîtrise. Cette expérience procure d’importants avantages à l’heure de la R&D sur les réacteurs de 4e génération, capables de multi-recycler le combustible.
Le démantèlement pourrait-il être une filière d’avenir ? Les perspectives à l’export existent mais se concentrent aux opérations de démantèlement complexes. Des interventions à haute valeur technique qui ne permettent pas de créer d’emplois en France (ceux-ci sont généralement créés localement).
Les débouchés pour la filière française sont importants dans les pays qui recherchent un partenaire stratégique : en Europe (Royaume-Uni, Pologne), dans les pays qui redémarrent leur programme (Brésil, Argentine et Afrique du Sud) et surtout en Chine, marché « incontournable » selon Philippe Anglaret (Alstom).
Depuis Daya Bay (centrale construite en partenariat entre EDF et CGNPC dans la province du Guangdong), la France et la Chine savent travailler ensemble. « Une histoire toujours visible puisque 77 % des réacteurs en exploitation, 75 % des réacteurs en construction et 25 % des projets avancés sont liés à la technologie française » rappelle Pierre-Yves Cordier. « Les entreprises s’appuient sur la supply chain française, même pour des projets hors filière française. » Le partenariat franco-chinois pourrait prendre une nouvelle dimension si l’EPR de Taishan démarrait avant l’AP1000 de Westinghouse. Le modèle américain ayant été choisi à l’origine pour être le réacteur de 3e génération du pays.
En résumé
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