R&D nucléaire : comment accélérer les temps d’innovation ?
A l’image des réussites d’autres industries, l’accélération des temps d’innovation est un enjeu de compétitivité pour le nucléaire. Entretien avec François Gauché, directeur de l’énergie nucléaire du CEA.
Quels sont les défis de la R&D nucléaire ?
François Gauché – L’enjeu de la R&D est d’aller vers un nucléaire toujours plus sûr, plus compétitif et plus durable. Cela nécessite de réfléchir avec une vision globale des systèmes nucléaires – réacteurs et cycles du combustible associés -, et dans la perspective des mix énergétiques décarbonés.
Derrière cet enjeu, les défis de la R&D sont nombreux et de natures très variées. Cela va du développement de briques technologiques innovantes (nouvelles gaines de combustible, procédés de fabrication additive…), jusqu’à celui de nouveaux concepts de réacteurs. Il s’agit aussi de défis scientifiques dans toutes les disciplines entrant en jeu dans le fonctionnement d’un réacteur ou des installations du cycle (matériaux, chimie, thermo-hydraulique, neutronique…). Je pense qu’il y a un défi particulier du côté de la simulation numérique pour aller plus loin dans l’utilisation des outils de calcul scientifique, en visant une modélisation de plus en plus prédictive.
Comment peut-on accélérer les temps d’innovation ?
FG – Je vois plusieurs leviers permettant d’accélérer les temps d’innovation. Je pense d’abord au soutien politique et budgétaire en faveur de la R&D et de l’innovation : c’est autour de projets réels que l’on peut rassembler les meilleures compétences et faire émerger des solutions nouvelles. Un autre point essentiel pour moi est le développement d’outils de modélisation et de simulation, couplés à des plateformes expérimentales adaptées (aux procédés de fabrication, aux combustibles, aux matériaux irradiés…). Je crois également que nous devons faire émerger des projets coopératifs associant les grands donneurs d’ordre, les autres acteurs de la recherche et les industriels, qu’il s’agisse de grands groupes ou de PME/ETI.
Comment travaillez-vous avec les différents acteurs de la filière nucléaire, grands groupes et PME, dans vos programmes de R&D ?
FG – À la Direction de l’énergie nucléaire (DEN) du CEA, nous avons plusieurs façons de travailler avec nos partenaires. La première est celle des grands partenariats, principalement avec les acteurs comme EDF, AREVA, l’Andra. L’objectif de ces partenariats est de mener des travaux de R&D concertés en mutualisant l’ensemble de nos moyens et compétences. Depuis longtemps, la DEN est également ouverte à la collaboration avec d’autres industriels. Elle a plusieurs actions de co-développement technologique associant des PME/ETI mais nous pourrions sûrement aller plus loin. C’est un sujet que nous travaillons dans le cadre du Comité stratégique de la filière nucléaire, le CSFN. L’idée peut être de faire porter nos innovations par des PME-PMI (licences d’exploitation de nos savoir-faire) ou d’intégrer ces PME-PMI dans des consortiums répondant à des appels d’offres émanant de certains guichets de financement. A ce titre, je crois que le PIA nous a permis d’innover dans nos modes de travail. Les collaborations que nous avons montées avec des industriels, français ou étrangers, PME ou grands groupes, autour du projet de réacteur Astrid, en est un exemple emblématique, mais on peut également citer les actions sur des thématiques portées par l’Andra ou l’IRSN.
Une cinquantaine de start-up imagine de nouveaux systèmes nucléaires. La Chine investit massivement sur un panel large de technologies. Quel est le rôle de la France dans ce contexte ?
FG – Le dynamisme des start-up dans le monde anglo-saxon et les investissements de la Chine montrent que la filière nucléaire est en pleine évolution. Dans ce contexte, la France, à travers le CEA, doit maintenir une veille active stratégique sur l’ensemble des filières et des technologies à l’étude dans le monde. Elle doit maintenir ses compétences et son excellence, en particulier dans le domaine du cycle du combustible. Son rôle est de continuer à innover pour préparer les futures générations de systèmes nucléaires, plus sûrs, plus compétitifs et permettant une meilleure gestion des ressources naturelles tout en minimisant la production de déchets.
Quelle est la dernière innovation qui vous a inspiré ?
FG – Je suis personnellement très impressionné par les techniques de fabrication additive. Elles donnent un prolongement matériel aux outils de conception numérique. Dans le monde du nucléaire où la traçabilité et le contrôle de qualité sont très présents, ces techniques ont le potentiel de fournir une ‘tomographie’ de la pièce en même temps qu’elle est fabriquée. Nous ne savons pas encore dire où tout cela nous mènera mais je trouve le sujet passionnant.
Plus généralement, nous sommes indéniablement en plein boom du digital et des objets connectés. Cela nous amène à nous interroger sur l’opportunité que représentent ces nouvelles technologies pour la filière nucléaire et sur la manière dont elles peuvent la transformer. Les maquettes 3D, les jumeaux numériques, les plateformes collaboratives sont autant de nouveaux outils dont nous devons nous saisir à bon escient.
Nous sommes en 2050, à quoi ressemble le nucléaire et quel est son rôle dans la société ?
FG – En 2050, nous pouvons souhaiter, dans un monde de paix, que de nombreux pays auront beaucoup plus accès à l’électricité qu’aujourd’hui, ce qui s’accompagnera d’une élévation du niveau de vie, d’éducation, de confort, d’espérance de vie, de temps libre… Mais il faudra en même temps avoir atteint l’objectif d’une énergie globalement décarbonée sous peine de continuer à contribuer massivement au dérèglement climatique. Sans que l’on puisse prédire la place du nucléaire dans la production d’électricité mondiale à cet horizon, mais aussi dans d’autres secteurs comme la chaleur et, indirectement, les transports, le nucléaire jouera un rôle central, et, qui sait, peut-être encore plus important que ce que l’on pense. En 2050, le nucléaire est ainsi développé de manière massive en Asie et l’on voit apparaître sur la scène mondiale des champions chinois dans ce domaine. Le parc nucléaire est majoritairement constitué de réacteurs à eau légère de 3e génération, mais l’on constate aussi plusieurs démonstrateurs de réacteurs à neutrons rapides préfigurant la 4e génération et un développement des usines de retraitement du combustible. La France a bien sûr une carte à jouer dans cette histoire industrielle qu’il reste à écrire.