Le plan Messmer : retour aux sources du parc électronucléaire français - Sfen

Le plan Messmer : retour aux sources du parc électronucléaire français

Publié le 28 octobre 2024 - Mis à jour le 19 novembre 2024

Au moment de lancer un nouveau programme de construction de centrales nucléaires, le plan Messmer, qui a acté le choix du « tout nucléaire » comme énoncé il y a 50 ans, fait souvent figure d’exemple à suivre ou à reproduire. Retour sur la genèse et la mise en oeuvre d’un des plus ambitieux projet industriel français.

Après la Seconde Guerre mondiale, la question de l’indépendance nationale constitue l’un des fondements de la politique énergétique de la France. Pour un pays ne disposant pas de ressources énergétiques à la dimension de son ambition industrielle, la promesse d’une production d’électricité rentable grâce à l’énergie nucléaire est envisagée dès les années 1950 et formalisée par les plans quinquennaux du Commissariat général au Plan. Celui-ci s’appuie sur la Commission pour la production d’électricité d’origine nucléaire (commission Peon) qui évalue l’évolution des coûts et de la compétitivité des différentes filières développées en France par le CEA et EDF, ainsi qu’à l’étranger. Les premiers plans prescrivent tous le renforcement des capacités industrielles nationales en attendant que « l’énergie nucléaire prenne le relais des ressources traditionnelles1 ».

Le rôle précurseur de la commission Peon

En 1964, la commission Peon estime que le seuil de rentabilité de la filière française Uranium naturel graphite gaz (UNGG) est proche. En conséquence, le gouvernement inscrit dans le Ve plan quinquennal l’objectif d’atteindre 25 % d’énergie d’origine nucléaire dans le mix énergétique d’ici 1970. Cependant, la baisse des prix du fioul couplée à des difficultés techniques qui limitent le rendement des réacteurs freine la mise en oeuvre de ce plan. Certains critiquent alors la filière UNGG et plaident pour un passage à la filière américaine dite à « eau légère », jugée plus aboutie techniquement et plus économique. Après plusieurs années de controverse, la « guerre des filières » se solde en 1969 par l’abandon de la filière française UNGG. Deux projets de centrales nucléaires à eau légère fonctionnant avec des réacteurs à eau pressurisée (REP) américains de la firme Westinghouse sont lancés sur les sites de Fessenheim et Bugey.

Pour faciliter le transfert technologique, les équipes d’EDF et de Framatome (chargé de la conception des chaudières nucléaires) décident de prendre comme références des centrales en cours de construction aux États-Unis (Beaver Valley en Pennsylvanie pour Fessenheim et North Anna en Virginie pour Bugey). Les ingénieurs se forment et adoptent alors les pratiques de conception et la réglementation américaine. De son côté, le CEA opère sa transition pour apporter, entre autres, son expertise en sûreté, développer le cycle du combustible ou encore concevoir les réacteurs à neutrons rapides (RNR).

Le VIe plan (1971-1975) propose l’accélération du programme avec la mise en chantier de six autres réacteurs à eau légère entre 1971 et 1975. Framatome met en service en 1972 un atelier de construction de cuve, avec une capacité de six unités par an et ouvre en 1973 un nouvel atelier à Chalon-sur-Saône, dédié aux générateurs de vapeur. EDF, qui adopte depuis plusieurs années une stratégie de centralisation et d’harmonisation des pratiques, se tourne vers la construction en série de réacteurs standardisés par palier afin de bénéficier d’économies d’échelle. Entre 1971 et 1973, un premier palier de réacteur de 900 MWe est élaboré à partir des expériences de Fessenheim et Bugey. Au premier semestre de 1973, EDF prospecte de nouveaux sites pour accueillir ces réacteurs parmi lesquels Tricastin, Gravelines et Dampierre-en-Burly (surnommés « TAGADA » par les équipes d’EDF).

Pierre Messmer, Premier ministre du 5 juillet 1972 au 22 mai 1974. © AFP

Le plan Messmer, fruit d’une minutieuse préparation

Lorsque la guerre du Kippour éclate le 6 octobre 1973, la base industrielle et technologique nécessaire au déploiement du plan Messmer, qui sera annoncé dans les mois qui suivront, est déjà en grande partie en place. D’autant que dans les faits, la crise de l’énergie n’a pas commencé en 1973 : des signes avant-coureurs étaient visibles depuis 19692. Face à la flambée des prix du pétrole, les projets de nouvelles centrales thermiques à fioul sont abandonnés et la commission Peon recommande la mise en service de 13 000 MWe d’énergie nucléaire d’ici 1982. Présenté à la télévision le 6 mars 1974, le plan Messmer annonce la construction de 13 réacteurs et prévoit de poursuivre le programme au rythme de 6 à 7 réacteurs par an jusqu’en 1980.

Pierre Messmer reconnaîtra plus tard que ce plan nucléaire avait été soigneusement préparé au sein d’EDF3. Les réacteurs du plan Messmer appartiennent au palier de 900 MWe et sont construits sur des sites déjà identifiés. Le rythme de 6 à 7 réacteurs par an est calé sur la capacité maximale de production de l’industrie française, telle qu’évaluée par EDF et Framatome fin 1973.

Sur le plan comptable, le plan Messmer apparaît, de prime abord, comme une franche réussite avec des réacteurs réalisés en un temps record, bien loin des aléas qui ont affecté des projets plus récents comme celui des EPR en Finlande ou à Flamanville. Et pour cause : la durée moyenne de construction des réacteurs des trois premières centrales du plan Messmer (TAGADA) est de six années, contre plus d’une dizaine pour les réacteurs aux États-Unis4.

Cet exploit industriel est réalisé, notamment, en minimisant l’innovation. Le PDG d’EDF, Marcel Boiteux, reconnaîtra avec malice que « l’ardeur farouche de la direction à réfréner l’appétence naturelle des ingénieurs pour l’innovation est l’une des raisons majeures ayant permis de réaliser un programme nucléaire aussi bon marché via l’effet de série5 ». Si cette standardisation rigoureuse permet des gains substantiels, toute médaille a son revers. EDF en fait l’expérience en 1978, en découvrant ce qui deviendra le talon d’Achille de son parc électronucléaire : les défauts génériques. Des anomalies de fabrication sont détectées sur des composants essentiels des réacteurs, tels que les tubulures de cuve et les générateurs de vapeur6. Ces problèmes entraînent des retards significatifs dans la mise en service des centrales et engendrent des coûts importants  pour EDF. L’affaire des « défauts sous revêtement » fait alors la une de la presse française et suscite de vives réactions. La CGT et la CFDT vont jusqu’à s’opposer au  chargement des premiers réacteurs issus du plan Messmer. Des analyses techniques, plutôt rassurantes, viendront cependant clore cette première crise.

Enjeux financiers et jeunesse des réacteurs

Au même moment, la direction d’EDF commence à s’inquiéter de la dérive des coûts et des délais de construction, notamment pour les réacteurs du nouveau palier 1 300 MWe7. Le surcoût, évalué à environ 50 %, est attribué à certaines modifications de conception, mais surtout à un durcissement des procédures d’autorisation en raison de l’implication croissante du public et des exigences de sûreté de plus en plus nombreuses. En 1978 toujours, André Giraud, alors ministre de l’Industrie après avoir dirigé le CEA pendant huit années, commande un audit externe sur les « coûts et délais du programme nucléaire », qu’il confie à l’inspecteur des finances et ancien gouverneur de la Banque de France, Renaud de La Genière. Le rapport, rendu le 14 septembre 1979, pointe du doigt les dérives engendrées par l’utilisation de critères de choix non financiers dans le fonctionnement d’EDF : la sûreté, la sécurité, l’environnement, la fiabilité, les conditions d’exploitation et les spécifications techniques. Après le temps du chantier vient celui du démarrage des réacteurs (avec son lot de difficultés et d’incidents8) puis de leur exploitation. Les premières années de service sont marquées par ce que les ingénieurs du secteur nomment des « maladies de jeunesse », chronophages et coûteuses. L’une des plus marquantes, à partir du milieu des années 1980, est liée à un phénomène générique de corrosion, découvert sur les générateurs de vapeur des réacteurs de 900 MWe. Il conduit, in fine, à leur remplacement sur de nombreuses centrales. Cette opération, extrêmement délicate car non prévue à la conception, est effectuée pour la première fois en 1990 sur le réacteur Dampierre 19, l’un des réacteurs du plan Messmer.

Un programme nucléaire surveillé et contesté

La mise en oeuvre du très ambitieux plan Messmer ne s’est donc pas faite sans heurts et constitue même, à bien des égards, la période avec les plus fortes tensions de l’histoire de l’industrie nucléaire française. Tout d’abord, le déploiement du plan Messmer est marqué par des tensions, nombreuses et parfois virulentes, entre les industriels et les organismes d’expertise et de contrôle.  Bien que moins formalisé qu’aujourd’hui, le système en charge de la gestion des risques nucléaires est déjà très structuré. Les nombreux experts en sûreté du CEA, qui formeront l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) en 1976, puis l’IRSN en 2001, jouissent d’une forte légitimité et jouent un rôle important dans le programme nucléaire. Avec l’appui des décisions de l’ancêtre de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) au sein du ministère de l’Industrie, ces travaux d’expertise conduisent EDF à réaliser de nombreuses études de vérification de la sûreté de leurs installations, à entreprendre certaines modifications de conception des réacteurs, ainsi qu’à l’abandon, combiné à d’autres raisons, de certaines sites (comme le site du Pellerin en Loire-Atlantique). Dès la fin des années 1970, les responsables d’EDF attribuent une part significative de la hausse des coûts du nucléaire à des exigences de sûreté changeantes et de plus en plus strictes imposées par ces organismes.

Ensuite, bien que l’option nucléaire fasse l’unanimité politique, le rythme, l’ampleur et la gouvernance du programme nucléaire suscitent de vives critiques. Lors des débats parlementaires, le Parti socialiste dénonce, par exemple, une prise de risque inconsidérée de la part du gouvernement, qu’il accuse de s’engager tête baissée vers une solution unique, « le nucléaire à tout prix, tout de suite, et à n’importe quel rythme10 ». Pendant plusieurs années, des parlementaires de tous bords, y compris de la majorité, s’indignent du manque de concertation et du déficit démocratique du gouvernement dans la gestion du programme, appelant à la création d’organismes indépendants pour diffuser l’information, superviser et contrôler le programme.

Les années 1970 sont également marquées par l’essor du mouvement antinucléaire en France, avec les premières manifestations à Fessenheim et Bugey en 197111. Le lancement du plan Messmer donne une nouvelle ampleur à ce mouvement, qui parvient à mobiliser des dizaines de milliers de personnes lors de manifestations près des sites nucléaires. À mesure que le mouvement prend de l’ampleur, il se diversifie, avec l’engagement de physiciens (Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire – GSIEN), d’économistes (Institut d’études juridiques et économiques de Grenoble – IEJE), de syndicats (notamment la CFDT) et de certaines personnalités scientifiques ou politiques. Cette diversité permet au mouvement de mener une véritable « guerre d’information » contre les promoteurs du nucléaire.

Les formes d’action visant à contrecarrer le plan Messmer varient, allant de la critique scientifique aux manifestations, en passant par des actions plus violentes, comme les affrontements avec les forces de l’ordre qui culminent le 31 juillet 1977 avec la mort du militant antinucléaire Vital Michalon lors d’une manifestation contre la centrale de Creys-Malville (Superphénix). On déplore également des attentats sur des centrales en construction (Fessenheim en 1975, Superphénix en 1982), en exploitation (Brennilis en 1975 et 1979) ou encore au domicile de personnalités du programme nucléaire, comme Marcel Boiteux en 1977.

Le plan Messmer a été un programme industriel hors-norme, concrétisant une aventure nucléaire débutée dans l’après-guerre et fruit d’un contexte technique, social et politique particulier. Il fait aujourd’hui office de mythe fondateur chaque fois que le sujet d’un plan de relance12 du nucléaire est mis sur la table, en oubliant trop souvent que sa mise en oeuvre ne fut pas aisée et réalisée sous hautes tensions.


1. Troisième plan de modernisation et d’équipement (1958-1961) adopté en 1959, Commissariat au Plan.

2. Beltran, A., « La question énergétique en France de 1960 à 1974 : dépendance, crise et rôle de l’État », in Bussière, E., Georges Pompidou face à la mutation économique de l’Occident, 1969-1974, PUF, p. 189-200, 2003.

3. Dänzer-Kantof, B. et Torres, F., L’Énergie de la France : De Zoé aux EPR, l’histoire du programme nucléaire, 2013.

4. Kitschelt, H. P.,  » Political Opportunity Structures and Political Protest : Anti-Nuclear Movements  » in Four Democracies, British Journal of Political Science, 16(01), 57, 1986.

5. Boiteux, M., « Le programme électronucléaire : EDF et ses choix industriels », in Beltran, A., Bouneau, C., Bouvier, Y., Varaschin, D. & Williot, J. (Eds.), État et énergie XIXe-XXe siècle, Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, p. 407-418, 2009.

6. Foasso, C., « Histoire de la sûreté de l’énergie nucléaire civile en France (1945-2000) : technique d’ingénieur, processus d’expertise, question de société », Université de Lyon, 2003.

7. La moyenne de temps de construction est de 65 mois pour les réacteurs de 900 MWe, 78 mois pour les réacteurs de 1 300 MWe et encore bien davantage pour les réacteurs du palier N4 des années 1990.

8. Derrien, C., « Bilan des démarrages des tranches nucléaires PWR 900 MW », in Revue générale nucléaire (4), 318-322, 1981.

9. Bacot, J., et al., « Le remplacement des générateurs de vapeur de Dampierre 1 », in Revue générale nucléaire (5) : 444-457, 1990.

10. « Seconde session ordinaire de 1974-1975 – compte rendu intégral – 34e séance – 1re séance du mercredi 14 mai 1975 », Assemblée nationale, JORF, no 34, 1975.

11. Topçu, S., La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, 2013.

12. Garcias, F. et Tillement, S., « Face au mur énergétique : industrie électronucléaire et planification dans la France post-plan Messmer », Entreprises et histoire, 2024/1, no 114, p. 140-160, 2024.

Par Michaël Mangeon, docteur en sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement Ville Société (EVS) et Mathias Roger, docteur en sociologie de science et des techniques

Photo I Construction d’une salle de contrôle de la centrale nucléaire du Bugey en 1976.

© Edmond Pinaud / AFP

Revue Générale Nucléaire #3 | Automne 2024