Le choix des sites d’implantation des centrales nucléaires en France : entre souplesse et pragmatisme - Sfen

Le choix des sites d’implantation des centrales nucléaires en France : entre souplesse et pragmatisme

Le plan de relance du nucléaire décidé par le chef de l’État en novembre 2021 suppose la construction de réacteurs de type EPR 2 sur des sites déjà « nucléarisés », qui ont été sélectionnés dans les années 1960 et 1970. Le maillage territorial du futur parc nucléaire dépend donc de choix anciens, reflétant la tradition française, entre souplesse et pragmatisme.

Dans les années 1950-1960, les sites nucléaires sont choisis par les exploitants (CEA ou EDF) selon des critères variés. Après avoir implanté ses premiers sites en banlieue parisienne (à Fontenay-aux-Roses et à Saclay), le CEA s’établit à Marcoule (Gard), Grenoble (Isère), puis Cadarache (Bouches-du-Rhône). Pour le premier, des agents du Commissariat expliquent que « c’est en cherchant une région proche d’un fleuve à grand débit, présentant une densité de population assez faible (…), que le CEA a fixé son choix sur Marcoule1 ». Les critères qui président à la sélection de Cadarache sont plus étendus puisqu’il s’agit d’ «être proche d’une ville universitaire, dans une région peu peuplée, avoir un sol solide, être proche d’une rivière, et être situé dans une région qui soit attractive pour les ingénieurs et leur famille2 ». Le choix de Grenoble, quant à lui, est lié à la présence et à l’influence de Louis Néel, prix Nobel de physique3.

Du côté d’EDF, les premiers sites sont sélectionnés selon « des critères techniques habituels, très voisins de ceux utilisés pour les centrales thermiques “classiques” (charbon, pétrole, gaz)4 ». L’électricien choisit par exemple d’implanter sa première centrale nucléaire dans le Val de Loire, profitant du débit du fleuve tout en répondant à un déficit de production électrique régional5. Le site est ensuite fixé sur la commune d’Avoine (centrale nucléaire de Chinon) qui a l’avantage d’être éloignée de toute agglomération importante, suffisamment vaste (80 hectares) et possédant un sol de haute résistance à même de supporter des bâtiments dont la masse s’évalue en milliers de tonnes.

Avec l’augmentation de puissance des réacteurs – et donc des conséquences potentielles en cas d’accident et des besoins croissants en source de refroidissement – la question de la « sélection des sites d’implantation » prend de l’ampleur, devenant un sujet de réflexion central dans les discussions internationales. Contrairement aux Américains qui emploient un critère réglementaire basé sur un rapport puissance du réacteur/distance des habitations, ou aux Britanniques, qui expriment le risque sous forme probabiliste pour justifier des constructions proches des villes6, les experts français privilégient des solutions au cas par cas et sans critères trop contraignants.

Formellement, un décret du 11 décembre 1963 vient encadrer le processus. Une demande d’autorisation de création, incluant les spécifications de l’installation ainsi que la délimitation du site concerné, est adressée au ministre du Développement industriel et scientifique. L’autorisation, délivrée par décret, requiert l’avis préalable d’une Commission interministérielle des installations nucléaires de base (CIINB) ainsi que l’accord du ministre de la Santé. Dans les faits, cette procédure, d’apparence rigide, se révèle très souple : la parution du décret d’autorisation de création s’effectue souvent a posteriori, alors que le chantier est déjà lancé. Le nombre relativement peu élevé de centrales, la faible densité de population et l’opposition locale limitée rendent finalement le processus de sélection assez peu problématique en France.

Sélectionner les sites de la France électronucléaire

La problématique du choix des sites gagne en importance au cours des années 1970, avec le développement massif du nucléaire civil. La réutilisation des terrains des centrales thermiques désaffectées est exclue : leur petite superficie, leur proximité avec les villes et leur implantation sur des rivières au débit d’étiage souvent insuffisant les rendent inadaptés. Au début des années 1970, EDF et les services de l’État prospectent l’ensemble du territoire pour constituer une réserve de sites.

Les sites utilisés pour l’application du premier volet du plan Messmer sont soit déjà nucléarisés (Saint-Laurent-des-Eaux [Loir-et-Cher], Bugey [Ain] ou Chinon), soit appartiennent à cette réserve. C’est le cas des sites de Tricastin, Gravelines et Dampierre-en-Burly pour lesquels des procédures de déclaration d’utilité publique ou des travaux de terrassements sont déjà en cours au début de l’année 1974.

La poursuite du programme implique toutefois la multiplication des sites et leur répartition sur l’ensemble du territoire. Dans cette perspective, en novembre 1974, le ministre de l’Industrie Michel d’Ornano diffuse un document auprès des 36 000 communes de France pour les convaincre et les associer au programme nucléaire en cours.

Ce document s’accompagne d’une carte représentant les sites nucléaires en service, en construction ou envisagés. Reproduite ici par le géographe spécialiste du nucléaire Teva Meyer, cette carte illustre l’ampleur du programme et le maillage du territoire projeté.

Il n’est pas prévu de construire des centrales sur chacun des sites recensés sur la carte, dont certains sont très proches géographiquement, mais de mailler le territoire autour de projets discutés localement. Certains sites potentiels n’ont pas encore de commune associée (comme les points autour de Nogent-sur-Seine) et d’autres portent des noms qui vont évoluer (comme Sentzich, une ancienne commune française de Moselle rattachée à celle de Cattenom en 1971). Cette carte a donc vocation à évoluer. À cet égard, le cas du site de l’estuaire de la Loire est emblématique : surnommé par les opposants « la centrale baladeuse7 », le projet connaît plusieurs localisations. En 1974, plusieurs sites sont envisagés (les deux points autour d’Ingrandes sur la carte) ; en 1976, le site du Pellerin est retenu, puis déplacé en 1981 de quelques kilomètres au Carnet, avant d’être abandonné au milieu des années 1990.

La proximité d’une source froide fiable et abondante constitue un critère central expliquant la localisation de la moitié des sites en bord de mer ou en estuaire. Comme l’explique un responsable à la direction de l’Équipement d’EDF, « les puissances mises en jeu sont si grandes, qu’à l’exception du Rhône, les rivières ne suffisent plus à refroidir les centrales et qu’il faut sans tarder avoir recours soit aux techniques de réfrigération atmosphérique, soit aux implantations en bord de mer8 ». Des sites sur la Loire, la Garonne, la Vienne, la Meuse ou encore la Seine ont pu être envisagés moyennant une conception adaptée des centrales pour les faire fonctionner en cycle fermé avec des tours aéroréfrigérantes.

Si le rapport d’Ornano énonce certains critères pour le choix des sites, il ne précise pas comment les pondérer ni les appliquer9. Des responsables d’EDF soulignent d’ailleurs « que l’évaluation reste très subjective et concerne autant le domaine politique que le domaine technique10 ». Un processus de sélection en plusieurs étapes est néanmoins envisagé, parmi lesquelles une phase de concertation (voir figure 2).

Négocier, faire accepter ou bien abandonner les sites

La période du plan Messmer coïncide avec l’apogée du mouvement antinucléaire en France, dans un contexte de développement des mouvements écologistes. Alors que le rapport d’Ornano estime que les sites littoraux et situés sur les grands fleuves « ne paraissent pas soulever d’objections insurmontables », les retours des élus et populations, notamment sur le littoral breton ou méditerranéen, s’avèrent négatifs. À Port-la-Nouvelle (Aude) le maire, initialement favorable au projet, fait face à une opposition croissante au sein du conseil municipal et des communes voisines. Sous pression, il organise un référendum en avril 1975, qui se solde par un rejet massif du projet11. À Martigues, malgré un territoire déjà très industrialisé, le conseil municipal adopte une délibération contre le projet de centrale. En Bretagne, le conseil municipal d’Erdeven (Morbihan) se prononce contre la construction de la centrale nucléaire dès décembre 1974. Le projet se « balade » sur différents sites, occasionnant de nombreuses manifestations tout au long de l’année 1975. Petit à petit, Plogoff devient le seul survivant des sites bretons. Après de très fortes contestations, il est lui aussi abandonné avec l’élection de François Mitterrand.

Les sites en bord de Manche rencontrent également des oppositions, mais celles-ci sont moins virulentes. Les opposants se font entendre lors de manifestations à Flamanville (Manche), mais la population de la commune vote en faveur de l’implantation de la centrale en 1975. Sur le Rhône, déjà très « nucléarisé », les oppositions sont plus limitées, exception faite de Creys-Malville. À Chinon, la construction de nouveaux réacteurs à côté des anciens fait consensus, à tel point que les médias évoquent « la bonne centrale12 ». Ce n’est pas le cas à Chooz (Ardennes), malgré la présence du nucléaire depuis le milieu des années 1960. Le caractère transfrontalier du projet et l’alliance de circonstance entre antinucléaire et ouvriers de l’industrie sidérurgique en déclin exacerbent les tensions.

Enfin, si la question des risques nucléaires apparaît secondaire dans le choix des sites, les projets du Pellerin et de Cattenom (Moselle) posent question aux organismes responsables de la sûreté nucléaire. Et pour cause, ces deux sites se trouvent à proximité de foyers de population importants (respectivement Nantes et Thionville). Le site du Pellerin, contesté localement, est abandonné en partie pour ces raisons.

Les oppositions rencontrées sont diverses et souvent spécifiques aux contextes locaux. Elles émanent de citoyens, d’élus, d’agriculteurs, de pêcheurs, de scientifiques ou encore d’associations écologiques, à la fois locales et nationales. Cette hétérogénéité désarçonne EDF et les autorités. Peu à peu la communication s’adapte : le Service central des relations publiques (SCRP), créé à EDF en 1972, et le Groupe d’information nucléaire (GIN), créé en 1975 au sein de la direction de l’Équipement, analysent les ressorts de l’opposition et tentent de trouver des moyens de la contrecarrer ou de la contrôler13. Des brochures sont éditées, des vulgarisateurs scientifiques mobilisés, on répond aux courriers et on passe par les enseignants pour qu’ils diffusent des jeux éducatifs sur le nucléaire. EDF dispense également des formations « d’entraînement au débat public » et « d’informateur nucléaire » à ses agents14. Sur les potentiels sites d’implantation, un soin tout particulier est accordé aux « premiers contacts » avec les notables et élus locaux en mettant en avant les bénéfices attendus (emplois, taxes, etc.). Des visites de centrales en exploitation sont organisées et médiatisées.

Dans la pratique, on observe que la mobilisation est forte au moment du choix d’un site, mais s’atténue après la pose du « premier béton ». Une solution est alors de lancer le chantier au plus vite, ce qui est facilité par les procédures en vigueur15.

Le choix des grandes centrales

Finalement, le parc électronucléaire compte « seulement » vingt sites (en comptant Creys-Malville), dont près de la moitié étaient déjà choisis en 1974. La plupart des sites envisagés dans le rapport d’Ornano sont abandonnés dès 1975. Face aux résistances, EDF privilégie la construction de grandes centrales (quatre ou six réacteurs par site, accompagnés d’une augmentation de la puissance des réacteurs) sur un nombre limité de sites.

Avec le passage de la construction à l’exploitation, la contestation locale faiblit encore. Les territoires accueillant une centrale nucléaire, souvent ruraux, marqués par la dépopulation et l’absence d’industries (l’ethnologue Françoise Lafaye parle par exemple de « pays perdu » pour le site de la centrale nucléaire du Blayais16), développent une forme de dépendance économique et sociale au nucléaire, favorisée par un investissement important d’EDF dans la vie des territoires (aménagements publics, financement des associations, développement de services, etc)17.

Aujourd’hui, la question de l’implantation des futurs EPR 2 se pose différemment. La méthode envisagée est de s’appuyer sur des sites déjà nucléarisés et de faire reposer l’attribution des réacteurs sur des « témoignages d’acceptabilité » mettant en concurrence les territoires pour l’accueil de nouveaux réacteurs18. Ainsi, le maillage électronucléaire actuel, tout comme celui à venir, reste profondément marqué par une histoire où se mêlent compromis techniques, politiques et sociaux-économiques, façonnés par les particularités des territoires d’implantation


Notes

1. Bussac, J., Leduc, C., Zaleski, C.-P. (1956). Rapport CEA no 670 « A » Réacteur G1 – Présentation du premier réacteur à graphite français et des expériences effectuées en 1956. Archive AIEA (en ligne).
2. Perrin, F. (1961). « Éditorial », Énergie Nucléaire, vol. 3, no 1, janvier-février 1961, p. 1-2 cité par (Foasso, p. 231, voir réference 4).
3. Pestre, D. (1990). « Louis Néel et le magnétisme à Grenoble. Récit de la création d’un empire physicien dans la province française 1940-1965 », Cahiers pour l’histoire du CNRS, avril 1990.
4. Foasso, C. (2003). Histoire de la sûreté de l’énergie nucléaire civile en France (1945-2000) : technique d’ingénieur, processus d’expertise, question de société, Université de Lyon.
5. www.lemonde.fr/archives/article/1962/01/23/pourquoi-l-e-df-a-t-elle-choisi-le-sitede-chinon_2353713_1819218.html ?random=662747028, page internet consultée le 02/12/2024.
6. Roger, M., Mangeon, M., Martinais, E. (2022). « Dans le rétro : les principales approches de sûreté », RGN, 6, 2022, p. 56-58.
7. Marrec, A. (2023). « La centrale nucléaire du Carnet. Un projet contesté des années Mitterrand (1981-1997), 20 & 21 ». Revue d’histoire, no 159(3), p. 61-77.
8. Sénéchaud, M-P. (1973). « L’énergie nucléaire et la politique d’équipement des sites », Congrès de Vittel, 11-15 septembre.
9. Il s’agit, d’une part, des effets de la centrale sur son environnement, incluant le milieu physique, vivant et socio-économique. D’autre part, entrent en jeu les critères dits « techniques » comme la possibilité de refroidissement, les critères liés au terrain, la sûreté et à la radioprotection ou encore l’aménagement du territoire.
10. Bigeard, C., et Bellin, A. (1975). « Programme de mise en place des centrales nucléaires », Congrès national de la Société des électriciens et radioélectriciens. Biarritz, 30 septembre-4 octobre.
11. Sur la carte de novembre 1974, le site de Port-la-Nouvelle est considéré comme en procédure sans que nous sachions si une procédure de déclaration d’utilité publique était alors en cours ou non.
12. « Chinon : la bonne centrale ». L’événement, Télévision française 1, –14 février 1980 – Archives de l’INA. Page internet consultée le 02/12/2024.
13. Topçu, S. (2013). La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Éditions du Seuil.
14. Dänzer-Kantof, B., et Torres., F. (2013). L’Énergie de la France : De Zoé aux EPR, l’histoire du programme nucléaire, Éditions François Bourin.
15. Notamment l’absence d’étude d’impact environnemental jusqu’en 1978. De plus, les travaux préparatoires et premières constructions (non-nucléaires) sont parfois largement entamés lorsque le décret d’autorisation de création est obtenu.
16. Lafaye, F. (1994). « Une centrale pas très… nucléaire. Revendications territoriales et processus identitaires lors de l’implantation de la centrale nucléaire du Blayais à Braud-et-Saint- Louis. Anthropologie sociale et ethnologie », université de Nanterre – Paris X.
17. Meyer, T. (2014). « Du “pays perdu” du Blayais à l’“émirat de Saint-Vulbas” : les territoires de dépendance au nucléaire en France », Hérodote, no 155, La Découverte, 4e trimestre 2014, p. 153-169.
18. Meyer, T. (2024). « Les systèmes géopolitiques locaux du nouveau programme nucléaire français », Hérodote, no 194, La Découverte, 3e trimestre 2024, p. 61-76.

Par Michaël Mangeon, docteur en sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement, ville, société (EVS) et Mathias Roger, docteur en Sociologie de science et des techniques

Photo I Construction d’un réacteur nucléaire par le CEA sur le site de Marcoule en 1956.

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