Intervenir à toute vitesse en cas d’accident nucléaire : une histoire de la voiture-rail du SCPRI
En cas d’accident survenant sur une installation nucléaire, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) peut déployer des moyens mobiles d’intervention pour mesurer rapidement la contamination des populations ou la radioactivité présente dans l’environnement. Revenons sur l’histoire d’un des plus singuliers de ces moyens mobiles, la voiture-rail du Service central de protection contre les radiations ionisantes (SCPRI).
Les moyens mobiles d’intervention du SCPRI depuis les années 1950
À partir de 1956, le SCPRI, rattaché à l’Institut national d’hygiène sous tutelle du ministère de la Santé, est chargé de la protection sanitaire contre les rayonnements ionisants, qu’ils proviennent d’usages civils ou militaires de l’énergie nucléaire. Dirigé par le professeur Pierre Pellerin2, il remplit trois missions principales : recherche, contrôle et assistance. Le SCPRI établit les normes de radioprotection, contrôle les rejets radioactifs des installations et inspecte les sites nucléaires, y compris de manière inopinée3.
En cas d’incident ou d’accident, le SCPRI évalue les doses reçues par la population grâce à des moyens mobiles d’intervention. Il joue également un rôle central dans le plan ORSEC-RAD, élaboré à partir de 1963 par le Service national de la protection civile, qui prévoit une réponse coordonnée à tout événement impliquant la dissémination de substances radioactives. Le SCPRI dispose pour cela d’un réseau de balises fixes et de dispositifs mobiles répartis sur le territoire. Parmi les techniques de mesure employées par le SCPRI figure l’anthropogammamétrie4, qui permet de détecter les rayons gamma émis par des éléments radioactifs présents dans le corps humain. Utilisée en médecine nucléaire ainsi que pour le suivi de l’exposition des travailleurs du secteur nucléaire, cette méthode nécessite en temps normal des installations fixes, lourdes et peu mobiles, peu adaptées en cas d’urgence. Dès les années 1950, le SCPRI développe donc des laboratoires mobiles : camionnettes et camions sont équipés pour permettre des mesures sur le terrain. L’un d’eux est mobilisé lors du premier essai nucléaire français, Gerboise bleue, en 1960 à Reggane, en Algérie. En 1965, un semi-remorque laboratoire, intégrant un anthropogammamètre, des équipements de radiochimie et de dosimétrie photographique, entre en service. Un second laboratoire mobile, mis en circulation en 1969, est conçu pour réaliser jusqu’à 50 examens par heure grâce à ses quatre postes de mesure. À la fin des années 1960, le parc mobile du SCPRI s’est largement étoffé : il comprend un laboratoire d’anthropogammamétrie de 37 tonnes (avec 4 cellules de comptage), un autre de 30 tonnes combinant anthropogammamétrie, radio-toxicologie et dosimétrie, un camion- laboratoire tout-terrain de 10 tonnes équipé de détecteurs alpha, bêta et d’un spectromètre gamma, ainsi qu’une camionnette-laboratoire plus légère.
L’essor de la voiture-rail
Dans les années 1970, à mesure que le programme nucléaire civil prend de l’ampleur en France, le besoin en moyens mobiles d’intervention s’accroît. C’est dans ce contexte que survient, en mars 1979, l’accident de Three Mile Island, en Pennsylvanie. Bien que ses conséquences radiologiques soient limitées, l’événement provoque une panique importante, d’ampleur locale, régionale, voire nationale aux États-Unis. En France, le SCPRI tire de cette crise une leçon majeure : les moyens mobiles, au-delà de leur utilité sanitaire et environnementale, peuvent jouer un rôle essentiel pour rassurer les populations. Les nouveaux moyens envisagés ne sont désormais plus seulement pensés en fonction des besoins scientifiques, mais calibrés pour répondre à l’exigence nouvelle d’une communication de crise efficace. Comme le rappel Pierre Pellerin dans un article pour la RGN : « Pour faire face à une situation exceptionnelle, dans l’éventualité d’un accident nucléaire, le SCPRI s’est doté de moyens lui permettant d’effectuer des contrôles à très grande échelle sur la population ; en effet, dans un contexte de crise, avec les répercussions psychologiques du risque radioactif, seules des mesures individuelles pourraient pleinement rassurer5 ». C’est alors que naît l’idée d’adapter une voiture ferroviaire pour en faire un laboratoire mobile. Une voiture-restaurant de la SNCF, récemment mise hors service après un incendie, est identifiée dès avril 1978 comme candidate à la transformation. L’objectif : créer un dispositif capable de mesurer la contamination corporelle de 5 000 personnes par jour grâce à 32 fauteuils Gémini6 et de réaliser en parallèle des analyses environnementales. Plusieurs réunions se déroulent en mars et avril 1978 à ce sujet entre la SNCF et le SCPRI7, mais le projet ne se concrétise qu’en 1983 avec l’acquisition d’une voiture Corail construite en 1967 par la Compagnie industrielle de matériel de transport (CIMT). Transformée au technicentre SNCF de Périgueux entre 1984 et 1986, elle devient la voiture spectrométrique d’intervention du SCPRI.
Longue de 24,5 mètres et large de 3 mètres, cette voiture pèse 18 tonnes en charge utile et peut atteindre 200 km/h grâce à ses bogies8 et freins électromagnétiques. Elle est autonome en énergie pendant 36 heures grâce à son groupe électrogène embarqué9. L’équipage, composé de 10 à 15 techniciens et ingénieurs selon les missions, est mobilisable rapidement. Stationnée au camp militaire de Satory (Yvelines), elle peut être déployée partout en France avec l’aide de la SNCF. En parallèle, entre 1985 et 1988, le SCPRI développe les Master Gémini, neuf camionnettes Renault Master conçues pour des interventions rapides. Directement inspirées des études menées pour la voiture-rail, elles sont équipées de quatre fauteuils Gémini chacune, permettant de contrôler jusqu’à 400 personnes par jour et par véhicule10.
La voiture-rail dans le post-Tchernobyl : enjeux de communication et de crédibilité
Le 26 avril 1986, l’accident nucléaire de Tchernobyl provoque la dispersion d’un panache radioactif sur l’Europe. En France, les incertitudes autour de la trajectoire du « nuage de Tchernobyl » et ses potentielles conséquences sanitaires déclenchent une crise politique et médiatique majeure. Le SCPRI du professeur Pierre Pellerin se retrouve en première ligne. Pro-nucléaire convaincu et désireux de rassurer les populations, sa communication maladroite, associée à d’autres événements11, entraîne une forte suspicion du public. Malgré des communiqués réguliers du SCPRI indiquant le passage du nuage au-dessus de la France, une tempête médiatique se déchaîne autour des autorités, et notamment du professeur Pellerin. Dans ce climat tendu, Michèle Barzach, ministre déléguée à la Santé, affiche publiquement son soutien au SCPRI. Deux ans plus tard, le 22 mars 1988, la ministre inaugure, devant les journalistes, la voiture-rail du SCPRI aux côtés de Pierre Pellerin. Le discours de ce dernier est marqué par un profond respect envers la ministre : « Nous n’oublierons jamais le soutien si chaleureux que vous nous avez apporté dans les moments difficiles12 ». Michèle Barzach met en avant la voiture-rail, dispositif « unique au monde », détaille son fonctionnement et précise que ce dispositif est justifié par la volonté de l’État de « ne prendre aucun risque », tout en ajoutant que « nous pouvons espérer bien sûr qu’il n’y aura pas d’accident de centrale nucléaire important en France ». La voiture-rail est ainsi présentée comme un moyen de restaurer la crédibilité des autorités et d’affirmer le sérieux de la France en matière de gestion des risques nucléaires.
Jamais utilisée en situation d’urgence réelle, la voiture-rail est néanmoins mise en avant dans plusieurs événements publics : congrès des sapeurs-pompiers à La Baule, congrès de la Société française de radioprotection (SFRP) à Avignon, etc. Elle reste un élément central de la communication du SCPRI puis de l’OPRI (qui lui succède en 1994)13, et se voit régulièrement mentionnée dans la presse, en France comme à l’étranger14, par exemple, dans l’émission scientifique australienne Beyond 2000 en 1990, qui la qualifie de French nuclear train15.
Lors de la création de l’IRSN en 2002, par fusion de l’OPRI et de l’IPSN, la voiture est intégrée à la nouvelle structure, mais son entretien devient de plus en plus contraignant. Chaque année, elle doit être transférée de son site de stationnement militaire à Satory vers Périgueux pour sa révision technique. En 2004, l’IRSN renonce finalement à l’exploiter. Elle est déséquipée en 2008-2009, puis officiellement mise en réforme le 13 novembre 2017. Si la voiture-rail n’est plus en exploitation aujourd’hui, l’ASNR dispose encore, dans la tradition initiée par le SCPRI, de moyens mobiles sanitaires pour la protection de la population comprenant quatre véhicules légers dits « Boxers Gémini », quatre véhicules lourds dits « Shelters Gémini » et deux laboratoires mobiles d’anthroporadiométrie.
La voiture-rail, dernier maillon d’un dispositif de moyens mobiles d’intervention développé depuis les débuts du SCPRI, incarnait cette volonté constante d’assurer une réponse rapide sur tout le territoire. Conçue bien avant l’affaire du « nuage de Tchernobyl », elle n’a jamais dû être déployée en situation réelle, mais a servi de vitrine technologique et d’outil de communication dans le sillage de cette crise.
Notes
1. Michaël Mangeon est docteur en Sciences de gestion, consultant et chercheur associé au laboratoire Environnement-ville-société (EVS), Mathias Roger, docteur en Sociologie des sciences et des techniques, Raphaël Bô, technicien en Anthroporadiométrie à l’Autorité de sûreté nucléaire et de la radioprotection et Camille Bouchain, archiviste à l’ASNR également.
2. Pierre Pellerin crée en 1956 le SCPRI qu’il dirige jusqu’en 1993, avant que cet organisme ne devienne en 1994 l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI).
3. Saint-Raymond, P., « Une longue marche vers l’indépendance et la transparence. L’histoire de l’Autorité de sûreté nucléaire française », La Documentation française, 2012.
4. Aujourd’hui, on parle d’anthroporadiométrie pour la mesure du rayonnement émis par tout ou partie du corps humain, permettant d’identifier les radionucléides présents et d’évaluer l’activité de chacun d’eux.
5. Pellerin, P. and Gahinet, M.-E., « Organisation du contrôle des rejets radioactifs par la Santé publique », Revue Générale Nucléaire, 1983.
6. Le fauteuil Gémini est un système de mesure par spectrométrie, polyvalent, à deux fonctions principales : réaliser des mesures sur l’homme (anthropogammamétrie) ; réaliser des mesures sur des échantillons (spectrométrie gamma).
7. SCPRI, Compte rendu de réunion « Voiture SNCF ORSEC-RAD », du 13 avril 1978, Archives ASNR/VES 283029.
8. Châssis porteur à deux ou trois essieux supportant l’extrémité d’un véhicule de chemin de fer, relié au châssis principal par une articulation.
9. SCPRI, Fiche no 1, « La voiture-rail spectrométrique d’intervention du SCPRI », Archives IRSN/VES 284710, 1990.
10. SCPRI, Fiche no 2, « Les minicars spectrométriques “Master-Gemini” du SCPRI », Archives ASNR, 1990.
11. Meyer, T., « Tchernobyl et la frontière : qui a menti ? », in Mensonges d’État. Une autre histoire de la Ve République, N.M. Éditions, 2023, p. 290-295.
12. Les discours de Pierre Pellerin et Michel Barzach sont disponibles dans les archives de l’ASNR. Archives ASNR/VES 284928.
13. Blanc, J., « Le rôle de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants », in Revue Générale Nucléaire, 1998.
14. Voir par exemple l’article « The radiation train », The Independant magazine, 19 mai 1990. Disponible dans les Archives ASNR/VES 284928.
15. SCPRI, traduction du film tourné par la TV australienne. Archives ASNR/VES 284928.
Par Michaël Mangeon, Mathias Roger, Raphaël Bô et Camille Bouchain1
Photo I Le premier semi-remorque laboratoire du SCPRI comportant un anthropogammamètre et des installations de radiochimie et de dosimétrie photographique, en opération sur
le site de Chooz dans les Ardennes.
© SCPRI, 1967 / Archives ASNR