Fessenheim : genèse d’un laboratoire industriel pour le parc nucléaire français
La centrale de Fessenheim est emblématique du programme nucléaire français des années 1970-1980, qu’on associe souvent au « plan Messmer » lancé après la crise pétrolière de 1973. Mais l’histoire de cette centrale débute dès 1963 autour d’un projet franco-allemand de réacteur. Retour sur la genèse de ce qui fut le laboratoire industriel du parc nucléaire français.
L’histoire de la centrale nucléaire de Fessenheim débute en novembre 1963 lorsque le CEA, comme concepteur, et EDF, comme exploitant, envisagent la construction de la première centrale nucléaire de production d’électricité rentable du programme français. Il s’agit alors de franchir le pas de la phase industrielle du programme nucléaire civil français. Pour cela, les ingénieurs des deux organismes partent d’un réacteur Uranium-naturel-graphite-gaz (UNGG) de référence – celui de Saint-Laurent-des-Eaux A1 – qu’ils entendent optimiser pour en accroître la rentabilité. S’ils réussissent, le modèle développé pourrait être répliqué quatre à cinq fois dans les sept années suivantes.
Pour supporter le coût important du projet, le CEA noue un partenariat avec l’industrie allemande qui prévoit le partage de l’investissement en échange d’un droit de tirage sur l’électricité produite par la centrale. Le site frontalier de Fessenheim est choisi1. La France s’occupe de la conception et de la fabrication de la partie nucléaire de l’installation tandis que l’Allemagne s’occupe de la partie conventionnelle. En 1964, EDF et son homologue d’outre-Rhin RWE demandent à Siemens et au Groupement atomique Alsacienne-Atlantique (GAAA) de constituer un consortium en vue de la construction de la centrale tout en gardant la maîtrise d’ouvrage. Le « projet franco-allemand de Fessenheim » est en route… mais va rapidement être abandonné ! Les Allemands se retirent en effet du projet dès 1965 jugeant le seuil de rentabilité de la technologie de réacteur français trop élevé par rapport à ceux du fioul et des filières eau légère (Réacteur à eau pressurisée [REP] et à eau bouillante [REB]) alors également en développement en Allemagne.
Fessenheim, un projet au coeur de la guerre des filières
Suite au départ des Allemands, le projet est repris par EDF sous le nom de « projet Fessenheim graphite-gaz ». Le début de la construction, d’abord prévu fin 1965 est alors reporté à 1967. L’objectif est toujours d’améliorer la rentabilité du réacteur en optimisant sa conception et, cette fois-ci, en augmentant également la puissance de la centrale. Le bureau d’études de la région d’équipement de Clamart multiplie les actions visant à améliorer les procédés de conception ainsi que le rendement du combustible. Le projet passe d’un réacteur de 500 MWe à deux réacteurs de 650 MWe chacun ce qui augmente le rendement de l’’installation, mais pose aussi de nouvelles questions de sûreté.
Pour les accompagner dans leur tâche, de nombreux ingénieurs du CEA sont détachés directement aux différents échelons d’EDF. Malgré les efforts conjoints et pour cause de manque de compétitivité par rapport au fioul, dont le prix est en baisse constante depuis 1960, la construction est une nouvelle fois repoussée à 1968 et conditionnée, une fois encore, à une réduction des coûts. Pour ces raisons budgétaires, le projet est reporté d’une année supplémentaire. Ces atermoiements s’expliquent également par la « guerre des filières2 » qui fait rage entre les partisans des filières « eau légère » américaines à ceux des UNGG. En effet, entre 1965 et 1969, différents rapports d’EDF et du CEA, ainsi que des avis de la commission PÉON (Production d’électricité d’origine nucléaire), émettent de sérieux doutes sur la filière UNGG. Par rapport aux filières concurrentes, la technologie française s’exporte peu, rencontre certaines limites techniques (problème d’instabilité au-dessus de 700 MWe notamment) et apparaît finalement moins compétitive. Tant et si bien que le 16 octobre 1969, alors que le chantier de Fessenheim UNGG se prépare, l’abandon de la filière est annoncé lors de l’inauguration de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux.
Concevoir des REP à Fessenheim : entre référence américaine et francisation
Alors que les travaux de terrassement débutent en 1970, on ne sait pas encore si Fessenheim accueillera des réacteurs à eau pressurisée (REP) ou à eau bouillante (REB). Finalement, une proposition de la Société des Forges et Ateliers du Creusot (SFAC) – Framatome est retenue pour la construction d’une chaudière nucléaire de type REP sous licence Westinghouse, tandis que le groupe turboalternateur est fourni par Alstom. Si la France dispose déjà d’un petit REP à Chooz dans les Ardennes (démarré en 1967), il reste beaucoup à apprendre pour les ingénieurs et techniciens EDF. L’idée est alors de copier fidèlement « une centrale de référence américaine » (Beaver Valley) via de nombreux échanges et rencontres entre les industriels français et américains.
Néanmoins, la licence achetée à Westinghouse ne couvre que la partie nucléaire de l’installation. La partie conventionnelle ainsi que tout le génie civil sont hors licence. Ce sont alors les pratiques héritées de la période UNGG du projet (par exemple les méthodes de prise en compte du risque sismique3) qui sont employées et qui permettent le démarrage rapide des travaux de gros oeuvre. D’autre part, des évolutions réglementaires aux États-Unis comme en France déstabilisent les chantiers de Beaver Valley et Fessenheim. En parallèle de la conception et de la construction de Fessenheim, de nouveaux organismes d’expertise et de contrôle entreprennent la constitution d’une réglementation technique française de la sûreté nucléaire qui soumet les installations à de nouvelles exigences techniques4.
Un chantier pour comprendre et apprendre
Le chantier de Fessenheim est donc expérimental à plus d’un titre. Pour prendre en main la nouvelle filière, une poignée de cadres, futurs exploitants de Fessenheim, sont formés dès 1973 à « L’école eau légère » à la centrale de Chooz.
De plus, les services d’ingénierie d’EDF transmettent, progressivement et morceau par morceau, les éléments de la centrale de Fessenheim aux équipes chargées de l’exploitation. Comme l’explique Gabriel Amiot, chef de quart de la première équipe, ancien exploitant de l’UNGG de Saint-Laurent A1, « cette période de construction fut très riche et formatrice pour nous qui avions besoin de voir et de savoir comment était faite la centrale. On filait sur les installations, repérait les capteurs à l’intérieur des grosses tuyauteries notamment primaires, de la cuve du réacteur, des générateurs de vapeur… tous les équipements que l’on ne reverrait plus jamais après le démarrage5 ».
Sur le chantier, de nouveaux moyens de contrôle des matériels et des soudures mettent en lumière des défauts de fabrication et obligent à certaines reprises. Ce fut notamment le cas pour les soudures des coudes des tuyauteries auxiliaires qui durent être entièrement refaites, occasionnant un retard de plusieurs mois6.
Le chantier est marqué par les évolutions réglementaires des deux côtés de l’Atlantique. En particulier, la décision de Westinghouse de changer la structure de combustible de Beaver Valley pour accroître la sûreté de la centrale (passage d’assemblage de combustible du type 15 x 15 à 17 x 17 pour une puissance unitaire équivalente) a été suivie en France. De même, le service des Mines est à l’initiative d’un arrêté en matière de sûreté des chaudières à pression nucléaire publié le 26 février 1974, soit trois ans après le début du chantier Fessenheim.
De manière générale, les organismes de sûretés et les bureaux d’études d’EDF effectuent un laborieux travail de rédaction du rapport de sûreté de Fessenheim à partir du modèle américain, mais aussi des pratiques héritées de la période UNGG qui modifient les exigences de sûreté de la centrale. Ainsi, la conception de la centrale a été amendée à plusieurs reprises pendant le chantier et il fallut réaliser des modifications ou des études pour répondre aux nouvelles exigences réglementaires en temps réel.
Mouvement antinucléaire
C’est également pendant le chantier de Fessenheim que s’organise la contestation antinucléaire avec la première manifestation d’ampleur contre le nucléaire civil en avril 19717. C’est toujours à Fessenheim qu’un attentat à la bombe est commis, le 3 mai 1975, endommageant le couvercle de la cuve et un moteur de pompe primaire. Un attentat qui va perturber le chantier et obliger EDF à revoir toute la sécurité d’accès au site. Les deux réacteurs de Fessenheim sont finalement raccordés au réseau en 1977, puis mis en service l’année suivante, avec 16 mois de retard sur le planning initial. La centrale de Fessenheim a ensuite servi au développement du palier standardisé de réacteur de 900 MWe. Même si les paliers suivants se sont progressivement émancipés de l’héritage alsacien, chaque réacteur aujourd’hui en fonctionnement en France à quelque chose en lui de Fessenheim…
1. Georges Lamiral, Chronique de trente années d’équipement nucléaire à Électricité de France, Association pour l’histoire de l’électricité en France (AHEF), 1988.
2. Gabrielle Hecht, The Radiance of France : Nuclear Power and National Identity after World War II, MIT Press, 2009.
3. Mathias Roger, Le Séisme, la centrale et la règle : instaurer et maintenir la robustesse des installations nucléaires en France. Université de Paris Cité, 2020.
4. Michaël Mangeon, Conception et évolution du régime français de régulation de la sûreté nucléaire (1945-2017) à la lumière de ses instruments : une approche par le travail de régulation, Mines ParisTech / Paris Sciences et Lettres, 2018.
5. Entretien réalisé le 25 août 2022.
6. Dominique Larroque, Histoire du service de la production thermique d’électricité de France. Le temps du nucléaire, Association pour l’histoire de l’électricité en France (AHEF), 1999.
7. Sezin Topçu, La France nucléaire. L’art de gouverner une technologie contestée, Paris, Édition du Seuil,
2013.
Par Michaël Mangeon, docteur en sciences de gestion, chercheur associé au laboratoire Environnement ville société (EVS), et Mathias Roger, docteur en sociologie des sciences et des techniques, chercheur au Laboratoire d’économie et de management de Nantes-Atlantique (LEMNA).
Photo I Légende : Construction de la centrale de Fessenheim en 1973.
© AFP