Pourquoi l’énergie nucléaire doit-elle être incluse dans la Taxonomie européenne ?
L’Union européenne (UE) qui a l’ambition d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050 dans tous les secteurs de l’économie, a lancé un projet de « taxonomie européenne » visant à orienter les investissements des marchés financiers vers des activités dites « durables ». C’était en juin 2019. Depuis, le projet fait l’objet de nombreux débats, dont celui de l’énergie nucléaire.
Alors que le deuxième projet d’acte délégué de la taxonomie de l’UE exclut le nucléaire, devait être publié le rapport d’évaluation du Centre de recherche de la Commission européenne (CCR ou JRC en anglais) qui confirme que le nucléaire peut être considéré comme durable en accord avec les critères de la taxonomie. Ce rapport, de 387 pages a récemment été publié sur le site de l’UE. Que retenir du résumé ? « Les analyses n’ont révélé aucune preuve scientifique que l’énergie nucléaire nuit plus à la santé humaine ou à l’environnement que les autres technologies de production d’électricité déjà incluses dans la taxonomie en tant qu’activités soutenant l’atténuation du changement climatique ».
Le point avec Yves Desbazeille, directeur général de Foratom, basé à Bruxelles.
Dans le 2ème projet d’acte délégué sur la classification des investissements verts que vient de publier la Commission européenne (CE), des incohérences persistent dans le domaine de l’énergie. La CE exclut toujours le nucléaire des investissements durables, allant à l’encontre de ses propres scénarios de neutralité climatique qui prévoient une part importante de nucléaire dans le mix énergétique européen de 2050. Sont-elles mises en cause ? Pourquoi une telle incohérence ?
Yves Desbazeille : S’agissant de l’énergie nucléaire, le défi auquel nous sommes actuellement confrontés est que le rapport du CCR[1] doit encore être évalué par deux groupes d’experts, et ce travail n’est pas prévu, en théorie, avant juin 2021[2]. Cela donne à la Commission une excuse pour laisser le nucléaire en dehors du premier acte délégué et il n’y a pas encore de clarté quant à son inclusion dans le second acte délégué prévu pour l’automne. Néanmoins, nous regrettons le fait que la Commission ne stipule pas clairement dans ce nouveau projet ce qu’elle fera du nucléaire une fois l’évaluation terminée, le texte continuant à faire simplement référence au fait que le travail est en cours.
En ce qui concerne la manière dont les autres technologies ont été évaluées dans le cadre de cet acte délégué révisé, nous constatons que la proposition continue de discriminer les différentes technologies de production d’électricité. Par exemple, le seuil d’émission sur le cycle de vie ne s’applique qu’à certaines technologies comme l’hydroélectricité. Et les critères environnementaux sont plus rigoureux pour certaines technologies que pour d’autres. FORATOM continue d’insister sur la nécessité de créer des conditions de concurrence équitables entre les technologies. Ceci n’est possible que si les critères sont d’abord développés et ensuite appliqués de la même manière à chaque technologie d’un même secteur.
A priori, quelques pays de l’UE s’évertuent à exclure le nucléaire de la taxonomie quand une majorité souhaite l’inclure. Comment peut-on imaginer que l’UE n’intègre pas dans sa réflexion cette majorité ?
Si l’UE veut vraiment encourager les investissements dans les sources d’énergie durables et à faible émission de carbone, elle doit écouter la science. C’est pourquoi nous espérons que, lorsque le travail du CCR sera terminé, la Commission le prendra au sérieux et intégrera les conclusions dans la taxonomie. Il est positif de voir que les chefs d’État de sept États membres de l’UE ont écrit à la Commission avant la réunion du Conseil du 25 mars pour exprimer leurs préoccupations sur la façon dont le nucléaire est traité dans les débats sur le climat et la politique énergétique. Mais le problème reste que la Commission refuse de clarifier ce qu’elle fera du nucléaire une fois l’évaluation du CCR terminée, puisque la formulation utilisée jusqu’à présent est qu’elle « pourrait » envisager d’inclure le nucléaire dans cette taxonomie – ce qui signifie qu’elle n’est pas obligée de le faire…
7 chefs d’états (dont @EmmanuelMacron ) écrivent à la Commission Européenne sur le rôle du nucléaire dans l’atteinte de la neutralité carbone: « Toutes les technologies à zéro et à faibles émissions doivent être traitées de manière égale » #taxonomie https://t.co/zU1XNRgNhO pic.twitter.com/Cb035rxF3h
— Sfen (@SFENorg) March 24, 2021
Un rapport d’experts sur le nucléaire est prévu d’ici juin 2021, mais qui vient d’être dévoilé par Contexte. En quoi ce rapport peut-il influencer la définition de la taxonomie européenne ? Quelles sont les autres actions possibles pour celles et ceux qui souhaitent intervenir dans ce projet ?
Au sein du CCR, ce sont les experts nucléaires qui ont rédigé le rapport. Il sera soumis ensuite à deux autres groupes d’experts pour avis. Ces deux groupes sont :
– le groupe de l’article 31 du traité Euratom qui est un groupe existant d’experts indépendants en radioprotection et en santé publique,
– un sous-groupe du Comité scientifique de la santé, de l’environnement et des risques émergents (SCHEER).
FORATOM estime que, compte tenu de l’expertise du CCR et des membres de ces deux groupes, ils sont les mieux placés pour entreprendre cette tâche.
Encore une fois, nous ne savons pas ce que la Commission fera de ce travail, puisqu’elle n’a aucune obligation légale de l’inclure dans la taxonomie – bien que nous imaginions qu’elle sera soumise à une pression politique importante pour le faire. En fin de compte, la Commission est actuellement libre de suivre plusieurs voies. Par exemple, la Commission pourrait :
– lancer une large consultation publique sur le rapport (ce qui entraînerait un retard encore plus important),
– l’envoyer à la plate-forme sur le financement durable pour examen et recommandations,
– l’inclure dans le deuxième acte délégué prévu pour l’automne 2021,
– décider de le laisser jusqu’à la prochaine révision du premier acte délégué (qui pourrait avoir lieu cette année, en 2022 ou même dans cinq ans ou plus).
Le problème est qu’aujourd’hui nous n’avons aucune clarté sur les prochaines étapes.
A quelles conséquences peut-on s’attendre pour la filière nucléaire française et européenne si l’énergie nucléaire n’est pas incluse dans la taxonomie ?
Dans un premier temps, il s’agit d’accéder à des investissements privés alignés sur la taxonomie. Ces fonds devraient être assortis d’un taux d’intérêt plus faible, ce qui peut être important pour les industries, telles que le nucléaire, qui ont des coûts initiaux élevés, car cela réduira le coût du financement.
Deuxièmement, plusieurs initiatives de financement de l’UE seront alignées sur la taxonomie. Par exemple, les critères de prêt pour l’énergie de la Banque européenne d’investissement et les plans nationaux de relance et de résilience, qui réservent un certain pourcentage des fonds aux « activités liées au climat ». Exclure le nucléaire de la taxonomie signifierait qu’il ne serait pas pris en compte dans le financement « aligné sur le climat », ce qui découragerait les États membres d’inclure le nucléaire dans leurs plans. On s’attend également à ce qu’un nombre croissant de projets de financement de l’UE soient limités aux secteurs alignés sur la taxonomie, ce qui exclut de facto le nucléaire de ces fonds.
Le label écologique de l’UE pour les produits financiers est un exemple de la façon dont ce retard dans l’évaluation du nucléaire a déjà un impact négatif, car la proposition qui doit maintenant être approuvée au niveau de l’UE exclut spécifiquement le nucléaire. La justification donnée est que l’évaluation du CCR est toujours en cours. Le document reconnaît donc qu’il n’y a aucune justification technique à l’exclusion du nucléaire et que la décision est purement politique. Cela signifie que toute entreprise dont plus de 5 % du chiffre d’affaires provient d’activités nucléaires ne sera pas autorisée à utiliser l’écolabel. Cette décision n’affecterait pas seulement certaines des entreprises ayant l’empreinte carbone parmi les plus basses d’Europe, mais aussi la chaîne d’approvisionnement au sens large, par exemple les fabricants de câbles.
Troisièmement, les secteurs manufacturiers qui utilisent l’énergie nucléaire (par exemple l’industrie du papier en Finlande) pourraient potentiellement être pénalisés, ce qui les découragerait d’utiliser le nucléaire et les pousserait vers les énergies renouvelables, par exemple. D’autre part le financement durable de l’UE pourrait être utilisé pour des projets en dehors de l’UE, ce qui signifie que les entreprises de l’UE ne seront pas sur un pied d’égalité avec d’autres régions qui incluent le nucléaire dans leur taxonomie, comme par exemple la Russie et la Chine qui envisagent d’inclure le nucléaire dans leur taxonomie (et vice versa si les entreprises étrangères ont accès aux financements durables qui peuvent soutenir leur fourniture à des projets de l’UE).
Enfin, il y a l’environnement politique plus large. De plus en plus de politiques européennes devraient faire référence à la taxonomie à l’avenir. Il a même été suggéré qu’à l’avenir, les aides d’État pourraient également être limitées aux technologies alignées sur la taxonomie. Bien que cela n’ait pas été confirmé à ce stade, cela représenterait un risque important pour les projets nucléaires dans certains États membres.
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A noter en parallèle, une lettre de 46 ONG environnementales a été adressée à Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne le 26 mars 2021. Ces #ONG demandent que le nucléaire soit mieux pris en compte dans la #taxonomie européenne, au nom du climat. « Alors que les discussions sur la taxonomie des investissements durables se poursuivent, nous, citoyens européens, soucieux du bien-être des personnes et de la nature, nous tournons vers vous car ce bien-être est menacé par la dépendance de l’Union européenne aux combustibles fossiles ».
Lire la lettre : lettre-ouverte-nucleaire-taxonomie.pdf
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Le Centre commun de recherche (CCR) est le service de la Commission européenne chargé de la science et de la connaissance. Il emploie des scientifiques pour mener des recherches afin de fournir des conseils et un soutien scientifiques indépendants aux politiques de l’UE.