[Elles ont fait le nucléaire] Lise Meitner, la mère de la fission - Sfen

[Elles ont fait le nucléaire] Lise Meitner, la mère de la fission

Publié le 15 août 2025 - Mis à jour le 18 août 2025

Elles s’appelaient Chien-Shiung Wu, Ida Noddack ou Leona Woods… Physiciennes, ingénieures, chimistes, elles ont joué des rôles majeurs dans l’histoire de la science nucléaire, souvent moins reconnues que leurs homologues masculins. Cet été, la RGN met en lumière ces femmes essentielles de l’atome. Aujourd’hui, découvrons Lise Meitner, celle qui a compris et décrit le phénomène de fission nucléaire.

Née à Vienne en 1878, Lise Meitner grandit dans une famille qui, fait rare à l’époque, encourage ses filles à poursuivre des études supérieures. Si l’université autrichienne s’ouvre aux femmes en 1897 (rappelons qu’en France, elles peuvent s’inscrire à la Faculté des sciences dès 1867), les lycées leur restent interdits. Meitner prépare donc son baccalauréat en candidat libre, puis réussit l’examen d’entrée à l’université en 1901.

Dès sa deuxième année, elle se consacre à la physique et suit les cours du célèbre Ludwig Boltzmann. En 1906, elle obtient son doctorat — avec la mention la plus élevée — sur la conduction thermique dans les corps non homogènes. Elle devient la deuxième femme à décrocher un doctorat en physique à l’université de Vienne.

Sans perspective de carrière académique dans son pays, elle part pour Berlin en 1907, avec le soutien de son père, afin de suivre les cours de Max Planck. L’université allemande n’est pas encore ouverte aux femmes, mais elle obtient malgré tout l’autorisation de suivre les enseignements, Planck ayant fini par céder à sa ténacité. Elle débute alors des recherches dans des conditions précaires, sans statut ni rémunération. C’est à cette époque qu’elle entame une collaboration appelée à durer plus de trente ans avec le chimiste Otto Hahn, autour des phénomènes radioactifs et nucléaires.

En 1913, elle obtient enfin un poste officiel à l’Institut Kaiser Wilhelm de chimie (KWI-C). En 1917, un département de physique y est créé : Meitner en prend la tête, tandis qu’Otto Hahn dirige celui de chimie. Tous deux sont crédités en 1918 de la découverte du protactinium (Pa), l’élément précédant l’uranium dans le tableau périodique. Leur travail leur vaut plusieurs nominations au prix Nobel dans les années 1920.

Première à comprendre et expliquer la fission nucléaire

La découverte du neutron par James Chadwick en 1932 ouvre un nouveau champ de recherches. En Europe, plusieurs équipes explorent l’idée que des neutrons pourraient provoquer des transmutations en frappant les noyaux d’éléments lourds. Trois groupes se distinguent : l’équipe d’Enrico Fermi à Rome, celle d’Irene Joliot-Curie et Frédéric Joliot-Curie à Paris, et celle de Lise Meitner et Otto Hahn à Berlin.

À Rome, Fermi et son groupe bombardent de l’uranium avec des neutrons et observent des produits difficiles à identifier. Il suppose qu’il a produit de nouveaux éléments transuraniens, avec 93 et 94 protons (l’uranium en ayant 92), et publie ses résultats en 1934, tout en restant prudent : « Il semble prématuré à l’heure actuelle de formuler une hypothèse définitive sur la chaîne de désintégrations en cause. » Il recevra en 1938 le prix Nobel pour l’ensemble de ses travaux.

Mais tout le monde ne partage ses conclusions. La chimiste allemande Ida Noddack avance dès 1934 une hypothèse audacieuse : et si, plutôt que de créer un nouvel élément, le noyau de l’uranium s’était scindé en plusieurs fragments plus légers ? Faute de formation en physique théorique, elle ne peut prouver que ce scénario est possible — mais l’idée est lancée.

Lise Meitner et Otto Hahn reprennent alors les expériences pour les approfondir. La montée du nazisme complique la situation : une loi de 1933 exclut les Juifs de la fonction publique. Meitner, d’origine juive mais autrichienne, conserve son poste quelque temps, mais doit finalement fuir en Suède en 1938. Elle se retrouve isolée scientifiquement, avec peu de moyens. Elle peut néanmoins correspondre avec Otto Hahn et suit ainsi les travaux effectués au laboratoire à Berlin. Elle travaille aussi en relation avec Niels Bohr à Copenhague. C’est là qu’elle rencontre Otto Hahn en novembre 1938 et qu’ils planifient ensemble un nouveau plan d’expériences à réaliser.

Otto Hahn et Fritz Strassmann poursuivent les expérimentations à Berlin. Ils découvrent qu’un bombardement de l’uranium par des neutrons produit du baryum (numéro atomique 56), soit un élément bien plus léger que l’uranium. Ils publient leurs résultats en décembre 1938 dans la revue Naturwissenschaften, sans proposer d’explication physique convaincante. Meitner, exclue de l’article en raison de sa judéité, avait pourtant joué un rôle clé dans la conduite de ces recherches. Otto Hahn lui envoie une lettre, lui confiant les résultats et ajoutant : « Peut-être peux-tu proposer quelque explication formidable ? Nous savons bien qu’en principe il (l’uranium) ne peut éclater en baryum. »

En vacances en Suède avec son neveu Otto Frisch, lui-même collaborateur de Niels Bohr, Meitner réfléchit à ces résultats. Elle mobilise le modèle de la goutte liquide de Bohr pour représenter le noyau atomique. Ensemble, Meitner et Frisch proposent que l’absorption d’un neutron peut déstabiliser le noyau, jusqu’à ce que les forces de répulsion électrique (coulombiennes) l’emportent sur la cohésion nucléaire : le noyau se divise alors en deux fragments (par exemple, un baryum et un krypton), éjectant au passage des neutrons et libérant une quantité considérable d’énergie.

Ils publient cette interprétation début 1939 dans un article où, pour la première fois, apparaît le terme de fission, inspiré de la division cellulaire.

Une reconnaissance tardive

C’est pourtant Otto Hahn, seul, qui reçoit en 1945 le prix Nobel de chimie pour la découverte de la fission. Niels Bohr plaidera auprès de l’Académie Nobel pour que Lise Meitner soit reconnue, mais en vain. Beaucoup considèrent que l’effacement de son nom est dû au contexte politique : sa judéité l’a empêchée de signer l’article fondamental publié à Berlin.

Lise Meitner recevra tout de même, au fil des années, de nombreuses distinctions scientifiques. En 1949, elle partage avec Hahn la médaille Max Planck de la Société allemande de physique, et se voit décerner en 1968 le prix Enrico Fermi du Département américain de l’énergie. Ironie de l’histoire, elle reçoit aussi en 1959 le prix… Otto Hahn, décerné par la société Max Planck. Albert Einstein, admiratif, dira d’elle qu’elle était « la Marie Curie allemande ».

Retrouvez tous les épisodes de notre série [Elles ont fait le nucléaire].

Par Valérie Faudon, Déléguée générale de la Sfen

Image : Lise Meitner

Sources : Wikipedia ; Reflet de la Physique  50 – J. Treiner « Qui a découvert la fission nucléaire ? » ; Reflet de la Physique 51  – P. Radvani  « Remarques sur l’article ‘précédent »

 

Le saviez-vous : l’un des plus célèbre exemple de l’effet Matilda 

Le terme « effet Matilda » a été inventé en 1993 par l’historienne des sciences Margaret Rossiter pour décrire le phénomène d’attribution des découvertes scientifiques des femmes à leurs homologues masculins. Il fait référence à la suffragette et abolitionniste Matilda Joslyn Gage  qui décrit le phénomène dans son essai  « Woman as Inventor » publié en 1870.  Meitner, qui n’a pas reçu de prix Nobel pour sa découverte de la fission, est une des victimes les plus souvent citées de l’effet Matilda, avec Rosalind Franklin pour la découverte de l’ADN (prix Nobel 1965 attribué à  Watson et Crick).